Le marxisme et l’insurrection

Le marxisme et l’insurrection

Lénine

Lettre au Comité Central du P.OS.D.R. (b)

13-14 (26-27) Septembre 1917

   Paru pour la première fois en 1921 dans la revue « Prolétarskaïa Révolutsia » n°2

   Cette lettre, ainsi que Les bolchéviks doivent prendre le pouvoir fut discutées à la séance du 15 (28) septembre 1917 du Comité central, qui décida de convoquer le plus tôt possible une réunion du C.C. pour y débattre des questions de tactique. La proposition de ne conserver qu’un seul exemplaire des lettres de Lénine fut mise aux voix. Par 6 votes contre 4 et 6 abstentions la réunion adopta cette proposition. Kaménev, qui s’opposait à ce que le parti se fixe comme but de préparer l’insurrection, soumit à la séance un projet de résolution dirigé contre les propositions présentées par Lénine. Le C.C. repoussa la résolution de Kaménév.

   Parmi les déformations du marxisme, l’une des plus malveillantes et peut-être des plus répandues par les partis «socialistes » régnants est le mensonge opportuniste qui prétend que la préparation à l’insurrection et, d’une manière générale, la façon de considérer l’insurrection comme un art, c’est du « blanquisme ».

   Le grand maître de l’opportunisme, Bernstein, s’est déjà acquis une triste célébrité en portant contre le marxisme l’accusation de blanquisme, et, en fait, les opportunistes d’aujourd’hui ne renouvellent ni n’« enrichissent » d’un iota les pauvres « idées » de Bernstein, quand ils crient au blanquisme.

   Accuser les marxistes de blanquisme, parce qu’ils considèrent l’insurrection comme un art ! Peut-il y avoir plus criante déformation de la vérité alors que nul marxiste ne niera que c’est justement Marx qui s’est exprimé sur ce point de la façon la plus précise, la plus nette et la plus péremptoire, en déclarant précisément que l’insurrection est un art, en disant qu’il faut la traiter comme un art, qu’il faut conquérir les premiers succès et avancer de succès en succès, sans interrompre l’offensive contre l’ennemi, en profitant de son désarroi, etc., etc.

   Pour réussir, l’insurrection doit s’appuyer non pas sur un complot, non pas sur un parti, mais sur la classe d’avantgarde. Voilà un premier point. L’insurrection doit s’appuyer sur l’élan révolutionnaire du peuple. Voilà le second point. L’insurrection doit surgir à un tournant de l’histoire de la révolution ascendante où l’activité de l’avantgarde du peuple est la plus forte, où les hésitations sont les plus fortes dans les rangs de l’ennemi et dans ceux des amis de la révolution faibles, indécis, pleins de contradictions ; voilà le troisième point. Telles sont les trois conditions qui font que, dans la façon de poser la question de l’insurrection, le marxisme se distingue du blanquisme.

   Mais, dès lors que ces conditions se trouvent remplies, refuser de considérer l’insurrection comme un art, c’est trahir le marxisme, c’est trahir la révolution.

   Pour prouver qu’en ce moment précisément le parti doit de toute nécessité reconnaître que l’insurrection est mise à l’ordre du jour par le cours objectif des événements, qu’il doit traiter l’insurrection comme un art, pour prouver cela, le mieux sera peut-être d’employer la méthode de comparaison et de mettre en parallèle les journées des 3 et 4 juillet et les journées de septembre.

   Les 3 et 4 juillet, on pouvait sans pécher contre la vérité poser ainsi le problème : il serait préférable de prendre le pouvoir sinon nos ennemis nous accuseront de toute façon de sédition et nous traiteront comme des factieux. Mais on ne pouvait en conclure à l’utilité de prendre alors le pouvoir, car les conditions objectives pour la victoire de l’insurrection n’étaient pas réalisées.

   1. Nous n’avions pas encore derrière nous la classe qui est l’avant-garde de la révolution.

   Nous n’avions pas encore la majorité parmi les ouvriers et les soldats des deux capitales. Aujourd’hui, nous l’avons dans les deux Soviets. Elle a été créée uniquement par les événements des mois de juillet et d’août, par l’expérience des « répressions » contre les bolcheviks et par l’expérience de la rébellion de Kornilov.

   2. L’enthousiasme révolutionnaire n’avait pas encore gagné la grande masse du peuple. Il l’a gagnée aujourd’hui, après la rébellion de Kornilov. C’est ce que prouvent les événements en province et la prise du pouvoir par les Soviets en maints endroits.

   3. Il n’y avait pas alors d’hésitations d’une amplitude politique sérieuse parmi nos ennemis et parmi la petite bourgeoisie incertaine. Aujourd’hui, ces hésitations ont une grande ampleur : notre principal ennemi, l’impérialisme allié, l’impérialisme mondial — car les « Alliés » sont à la tête de l’impérialisme mondial — a balancé entre la guerre jusqu’à la victoire et la paix séparée contre la Russie. Nos démocrates petits-bourgeois, qui ont manifestement perdu la majorité dans le peuple, ont eu de profondes hésitations, quand ils ont refusé de faire bloc, c’est-à-dire de se coaliser, avec les cadets.

   4. C’est pourquoi, les 3 et 4 juillet, l’insurrection aurait été une faute : nous n’aurions pu conserver le pouvoir ni physiquement ni politiquement. Physiquement, bien que Pétrograd fût par instants entre nos mains, car nos ouvriers et nos soldats n’auraient pas alors accepté de se battre, de mourir pour la possession de Pétrograd : il n’y avait pas alors cette « exaspération », cette haine implacable à la fois contre les Kérenski et contre les Tsérétéli et les Tchernov ; nos gens n’avaient pas encore été trempés par l’expérience des persécutions contre les bolcheviks avec la participation des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks.

   Politiquement nous n’aurions pas gardé le pouvoir les 3 et 4 juillet, car avant l’aventure Kornilov, l’armée et la province auraient pu marcher et auraient marché contre Pétrograd.

   Aujourd’hui la situation est tout autre.

   Nous avons avec nous la majorité de la classe qui est l’avant-garde de la révolution, l’avant-garde du peuple, capable d’entraîner les masses.

   Nous avons avec nous la majorité du peuple, car le départ de Tchernov, s’il est loin d’être le seul signe, est pourtant le signe le plus visible et le plus concret que la paysannerie ne recevra pas la terre du bloc socialiste-révolutionnaire (ni des socialistes-révolutionnaires eux-mêmes). C’est là le point essentiel, celui qui donne à la révolution son caractère national.

   Nous avons pour nous l’avantage d’une situation où le parti connaît sûrement son chemin, en face des hésitations inouïes de tout l’impérialisme et de tout le bloc des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires.

   Nous avons pour nous une victoire assurée, car le peuple est désormais au bord du désespoir, et nous donnons à tout le peuple une perspective claire en lui montrant l’importance de notre direction « pendant les journées de Kornilov », puis en proposant un compromis aux « hommes du bloc » et en recevant d’eux un refus qui est loin d’avoir mis un terme aux hésitations de leur part.

   La plus grave erreur serait de croire que notre offre de compromis n’a pas encore été repoussée, que la Conférence démocratique peut encore l’accepter. Le compromis a été proposé par un parti à des partis : il ne pouvait en être autrement. Les partis l’ont repoussé. La Conférence démocratique n’est qu’une conférence, rien de plus. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’elle ne représente pas la majorité du peuple révolutionnaire, la paysannerie appauvrie et exaspérée. C’est une conférence de la minorité du peuple — il ne faut pas oublier cette vérité évidente. La plus grande erreur de notre part, le pire crétinisme parlementaire, serait de traiter la Conférence démocratique comme un parlement, car même si elle se proclamait parlement et parlement souverain et permanent de la révolution, elle ne déciderait malgré tout de rien ; la décision ne lui appartient pas — , elle dépend des quartiers ouvriers de Pétrograd et de Moscou.

   Toutes les conditions objectives d’une insurrection couronnée de succès sont réunies. Nous avons l’avantage exceptionnel d’une situation où seule notre victoire dans l’insurrection mettra fin aux hésitations qui ont exaspéré le peuple et qui constituent un véritable supplice ; où seule notre victoire dans l’insurrection donnera immédiatement la terre à la paysannerie ; où seule notre victoire dans l’insurrection fera échouer les manœuvres de paix séparée contre la révolution, les fera échouer par la proposition ouverte d’une paix plus complète, plus juste et plus proche, d’une paix favorable à la révolution.

   Seul enfin notre parti, après avoir remporté la victoire dans l’insurrection, peut sauver Pétrograd, car, si notre offre de paix est repoussée et si nous n’obtenons pas même un armistice, alors c’est nous qui serons les partisans d’aller « jusqu’au bout », c’est nous qui serons à la tête des partis de la guerre, c’est nous qui serons le parti « de la guerre » par excellence et nous mènerons la guerre d’une façon vraiment révolutionnaire. Nous enlèverons aux capitalistes tout leur pain et toutes leurs bottes. Nous leur laisserons les croûtes, nous les chausserons de lapti. Nous donnerons au front tout le pain et toutes les chaussures.

   Alors nous défendrons victorieusement Pétrograd.

   Pour une guerre véritablement révolutionnaire, les ressources tant matérielles que morales sont encore immenses en Russie ; il y a 99 chances sur 100 pour que les Allemands nous accordent au moins un armistice. Et obtenir un armistice aujourd’hui, c’est vaincre le monde entier.

   Ayant pris conscience que l’insurrection des ouvriers de Pétrograd et de Moscou est absolument nécessaire pour sauver la révolution et pour sauver la Russie du partage « séparé » que veulent les impérialistes des deux coalitions, nous devons, tout d’abord, adapter aux conditions de l’insurrection ascendante notre tactique politique à la Conférence ; nous devons ensuite prouver que ce n’est pas seulement en paroles que nous acceptons la pensée de Marx sur la nécessité de considérer l’insurrection comme un art.

   Nous devons sans retard donner une cohésion nouvelle à la fraction des bolcheviks qui siègent à la Conférence sans nous laisser impressionner par le nombre, sans craindre de laisser les hésitants dans le camp des hésitants : ils seront plus utiles à la cause de la révolution là-bas que dans le camp des combattants résolus et dévoués.

   Nous devons rédiger une courte déclaration des bolcheviks soulignant de la façon la plus catégorique l’inopportunité des longs discours, l’inopportunité des « discours » en général, la nécessité d’une action immédiate pour le salut de la révolution, la nécessité absolue d’une rupture complète avec la bourgeoisie, de la destitution de tous les membres du gouvernement actuel, d’une rupture complète avec les impérialistes anglofrançais qui préparent un partage « séparé » de la Russie, la nécessité de faire passer immédiatement tout le pouvoir aux mains de la démocratie révolutionnaire guidée par le prolétariat révolutionnaire.

   Notre déclaration doit formuler de la façon la plus brève et la plus nette cette conclusion en liaison avec notre projet de programme : la paix aux peuples, la terre aux paysans, la confiscation des profits scandaleux et la répression contre le sabotage éhonté de la production par les capitalistes.

   Plus notre déclaration sera brève, plus elle sera tranchante, meilleure elle sera. Il faut seulement y souligner encore deux points très importants : le peuple est exaspéré par les hésitations, le peuple est déchiré par l’indécision des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks ; nous rompons définitivement avec ces partis, car ils ont trahi la révolution.

   Autre chose encore : en proposant tout de suite une paix sans annexions, en rompant tout de suite avec les impérialistes alliés et avec tous les impérialistes, nous obtiendrons immédiatement soit un armistice, soit le ralliement de tout le prolétariat révolutionnaire à la défense, et la poursuite par la démocratie révolutionnaire, sous la direction de ce dernier, d’une guerre véritablement juste, véritablement révolutionnaire.

   Après avoir lu cette déclaration, après avoir réclamé des décisions et non des paroles, des actes et non des résolutions écrites, nous devons lancer toute notre fraction dans les usines et dans les casernes : c’est là qu’est sa place, c’est là qu’est le nerf vital, c’est de là que viendra le salut de la révolution, c’est là qu’est le moteur de la Conférence démocratique. C’est là que nous devons dans des discours ardents, passionnés, expliquer notre programme et poser ainsi la question : ou bien l’acceptation complète de ce programme par la Conférence, ou bien l’insurrection. Il n’y a pas de milieu. Impossible d’attendre. La révolution périt.

   La question ainsi posée, toute notre fraction étant concentrée dans les usines et dans les casernes, nous serons à même de juger du moment où il faut déclencher l’insurrection.

   Et pour considérer l’insurrection en marxistes, c’est-à-dire comme un art, nous devrons en même temps, sans perdre une minute, organiser l’état-major des détachements insurrectionnels, répartir nos forces, lancer les régiments sûrs aux points les plus importants, cerner le théâtre Alexandra, occuper Pétropavlovka((« Alexandrinka », théâtre Alexandra à Pétrograd, où siégea la Conférence démocratique.« Pétropavlovka », forteresse Pierre-et-Paul qui, sous le tsarisme, servait de lieu de détention pour les révolutionnaires.)), arrêter l’étatmajor général et le gouvernement, envoyer contre les élèves-officiers et la division sauvage((« Division sauvage », division formée de montagnards du Caucase que Kornilov tenta d’utiliser contre Pétrograd révolutionnaire.)) des détachements prêts à mourir plutôt que de laisser l’ennemi pénétrer dans les centres vitaux de la ville ; nous devrons mobiliser les ouvriers armés, les appeler à une lutte ultime et acharnée, occuper simultanément le télégraphe et le téléphone, installer notre état-major de l’insurrection au Central téléphonique, le relier par téléphone à toutes les usines, à tous les régiments, à tous les centres de la lutte armée, etc.

   Tout cela n’est qu’approximatif, certes, et seulement destiné à illustrer le fait que, au moment que nous vivons, on ne peut rester fidèle au marxisme, rester fidèle à la révolution, si on ne considère pas l’insurrection comme un art.

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