Le mouvement étudiant et la situation politique actuelle

Le mouvement étudiant et la situation politique actuelle

Lénine

3 (16) octobre 1908

   Les étudiants de l’Université de Pétersbourg sont en grève, ainsi que dans plusieurs autres établissements d’enseignement supérieur. Le mouvement a déjà gagné Moscou et Kharkov. A en juger par les informations des journaux russes et étrangers, et par les lettres que nous recevons de Russie, il s’agit d’un mouvement académique assez large.

   Retour au passé, à la Russie pré-révolutionnaire : telle est la signification primordiale de ces événements.

   Comme autrefois, la réaction gouvernementale est en train de mettre au pas l’Université. La lutte contre les organisations étudiantes est une constante de la Russie autocratique : aujourd’hui, cette lutte a pris la forme d’une campagne du ministre Cent-Noirs Schwartz — agissant en plein accord avec le premier ministre Stolypine — contre l’autonomie qui avait été promise aux étudiants à l’automne 1905 (quelles promesses l’autocratie n’avait-elle faites alors sous la pression de la classe ouvrière révolutionnaire !). Cette autonomie, les étudiants en ont bénéficié tant que l’autocratie a eu d’autres « chats à fouetter ». Mais, puisqu’elle restait égale à elle-même, l’autocratie ne pouvait pas ne pas commencer à la leur retirer.

   Comme par le passé, la presse libérale s’afflige et se lamente. A son chœur se mêlent cette fois-ci les voix de quelques octobristes. Messieurs les professeurs font de même et implorent le gouvernement de ne pas s’engager dans la voie de la réaction et de ne pas laisser passer la magnifique occasion qui lui est offerte d’« assurer grâce à des réformes l’ordre et la paix » dans ce « pays recru de désordres » ; ils adjurent également les étudiants de ne pas recourir aux modes d’actions illégaux qui ne peuvent que favoriser la réaction, etc., etc. Quelles rengaines mille fois ressassées que tout cela, et qui nous replongent dans l’atmosphère d’il y a vingt ans, dans les années 80 du siècle dernier. La ressemblance entre cette époque et le moment présent sera particulièrement frappante, si on prend les événements actuels séparément, si on les détache des trois années de révolution que nous venons de traverser. A première vue, en effet, la Douma traduit d’une manière à peine modifiée un rapport de forces identique à celui qui existait avant la révolution : suprématie des hobereaux sauvages qui préfèrent à toutes les représentations leurs relations à la cour et leurs accointances dans l’administration ; soutien de cette même administration par les marchands (les octobristes), qui n’osent pas se séparer de leurs bienfaiteurs et patrons ; « opposition » des intellectuels bourgeois, dont le principal souci est de prouver leur loyalisme et qui identifient l’activité politique du libéralisme aux exhortations qu’ils adressent aux détenteurs du pouvoir. Pour ce qui est des députés ouvriers à la Douma, ils rappellent bien trop faiblement le rôle qu’a joué récemment le prolétariat par sa lutte de masse au grand jour. Dans ces conditions, pouvons-nous accorder de l’importance aux anciennes formes de la lutte étudiante, académiques et primitives ? Telle est la question qui se pose. Si les libéraux sont retombés au niveau de la « politique » des années 80 (il va de soi que si l’on parle de politique à leur sujet, ce ne peut être que sur le mode ironique), la social-démocratie ne va-t-elle pas rabaisser ses objectifs en considérant qu’il est nécessaire de soutenir, d’une façon ou d’une autre, la lutte universitaire ?

   Il semble que cette question est posée par un certain nombre d’étudiants social-démocrates. La rédaction de notre journal a du moins reçu une lettre d’un groupe d’étudiants social-démocrates dans laquelle on peut lire entre autres choses :

   « Le 13 septembre, un meeting des étudiants de l’Université de Pétersbourg a décidé d’appeler les étudiants à une grève nationale motivée par la tactique agressive de Schwartz. La plate-forme de la grève est académique. Le meeting est allé jusqu’à féliciter le conseil des professeurs de Moscou et de Pétersbourg pour les « premiers pas » qu’ils ont faits en faveur de l’autonomie. Nous ne savons pas quelle attitude prendre à l’égard de cette plate-forme académique adoptée par le meeting de Pétersbourg ; nous pensons en effet qu’elle est inadmissible dans les conditions actuelles et qu’elle ne peut rassembler les étudiants dans une lutte active et large. Nous estimons qu’un mouvement étudiant n’est concevable que s’il est coordonné à une action politique d’ensemble, et qu’il ne peut en aucun cas être isolé. Nous ne voyons actuellement aucun élément susceptible d’unir les étudiants. C’est pourquoi nous nous opposons à cette action académique. »

   L’erreur des auteurs de cette lettre a une importance politique beaucoup plus grande qu’on pourrait le penser à première vue, car leur argumentation aborde une série de problèmes incomparablement plus vastes et plus importants que la question de savoir s’il faut ou non participer à une grève.

   « Nous estimons qu’un mouvement étudiant n’est concevable que s’il est coordonné à une action politique d’ensemble. C’est pourquoi nous nous opposons à cette action académique. »

   Cette façon de raisonner est fondamentalement erronée. Avec cette argumentation, en effet, le mot d’ordre révolutionnaire selon lequel il faut s’efforcer de coordonner l’action politique des étudiants avec celle du prolétariat, etc., cesse d’être un guide vivant pour une agitation de plus en plus large, de plus en plus générale, de plus en plus combative, et se transforme en dogme mort appliqué mécaniquement aux différentes étapes des différentes formes du mouvement. Il ne suffit pas de proclamer qu’une action politique coordonnée est nécessaire et de répéter le « dernier mot » des leçons de la révolution. Il faut savoir faire de la propagande en faveur de l’action politique et utiliser pour cela toutes les possibilités, toutes les conditions, et, en premier lieu, plus que tout, tous les conflits de masse qui opposent tels ou tels éléments d’avant-garde à l’autocratie. Il n’est pas question, bien entendu, de diviser à l’avance chaque mouvement étudiant en différents « stades » par où il devrait obligatoirement passer, de veiller à ce que chacun de ces stades ait bien été parcouru de bout en bout et de craindre les passages « prématurés » à l’action politique, etc. Une telle façon de voir relèverait du pédantisme le plus nuisible et ne pourrait mener qu’à une politique opportuniste. Mais l’erreur inverse qui consiste à refuser de prendre en considération la situation et les conditions réelles d’un mouvement de masse précis à cause d’un mot d’ordre mal compris et figé, est tout aussi nuisible : elle débouche inévitablement dans la phraséologie révolutionnaire.

Il se peut que, dans certaines conditions, un mouvement académique provoque une baisse du niveau du mouvement politique, le morcelle ou empiète sur lui. Dans ce cas, les groupes d’étudiants social-démocrates doivent naturellement diriger toute leur propagande contre un tel mouvement. Mais, à l’heure actuelle, tout le monde peut voir que les conditions politiques sont différentes : aujourd’hui, le mouvement académique marque le début du mouvement d’une nouvelle « génération » d’étudiants qui s’est déjà plus ou moins habituée à une certaine autonomie, si étroite fût-elle ; d’autre part, ce mouvement a lieu à un moment où il n’existe aucune autre forme de lutte de masse, dans une période d’accalmie, alors que les larges masses continuent toujours à assimiler l’expérience des trois années de la révolution, en silence, lentement et en profondeur.

Dans ces conditions, la social-démocratie commettrait une grave erreur si elle s’« opposait au mouvement académique ». Les groupes d’étudiants appartenant à notre parti doivent au contraire faire tout ce qui est en leur pouvoir pour soutenir, utiliser et élargir ce mouvement. Leur soutien, comme tous ceux que la social-démocratie apporte à des mouvements de forme primitive doit consister à influencer, sur le plan de l’idéologie et de l’organisation, les plus larges couches éveillées par le conflit en question, qui constitue souvent leur première expérience des conflits politiques. Les jeunes qui sont entrés à l’université au cours des deux dernières années ont en effet vécus presque totalement isolés de la politique et ont été éduqués dans un esprit d’autonomisme académique étroit, non seulement par les professeurs à la solde de l’Etat et la presse du gouvernement, mais également par les professeurs libéraux et tout le parti cadet. Pour ces jeunes, une grande grève (s’ils sont en mesure d’organiser une grande grève, nous devons tout faire pour les y aider, mais il va de soi que ce n’est pas à nous, socialistes, à nous porter garants du succès d’un mouvement bourgeois), une grande grève donc marque le début du conflit politique, qu’ils en aient conscience ou non. Notre tâche est d’expliquer à la masse des protestataires « académiques » la signification objective de ce conflit, d’essayer de transformer leur mouvement en mouvement politique conscient, de décupler la propagande des groupes d’étudiants social-démocrates. Toute cette propagande doit avoir pour but de faire assimiler les conclusions qui découlent des trois années de la révolution, de faire comprendre qu’une nouvelle lutte révolutionnaire est inévitable, de faire en sorte que nos anciens mots d’ordre (le renversement de l’autocratie et la convocation d’une assemblée constituante), qui n’ont rien perdu de leur actualité, redeviennent un objet de discussion et la pierre de touche de la concentration politique des nouvelles générations de démocrates.

   Quelles que soient les conditions, les étudiants social-démocrates n’ont pas le droit de refuser de faire ce travail. Et, quelles que soient les difficultés rencontrées en ce moment, quels que soient les échecs essuyés par tel ou tel propagandiste dans telle ou telle université, telle ou telle association d’étudiants, tel ou tel meeting, etc., nous continuerons à répéter : frappez, et l’on vous ouvrira ! Le travail d’agitation politique n’est jamais vain. Remporter un succès n’équivaut pas obligatoirement à obtenir immédiatement, d’emblée la majorité ou à faire accepter une action politique coordonnés. Il se peut que pour l’instant nous n’atteignions pas ces objectifs. Mais si nous sommes un parti prolétarien organisé, cela veut dire que, bien loin de nous laisser décourager par des échecs provisoires, nous devons continuer à effectuer avec constance, persévérance et opiniâtreté notre travail, même dans les conditions les plus difficiles. Nous publions ci-dessous l’appel du conseil unifié des étudiants de Saint-Pétersbourg. Cet appel montre que même les éléments étudiants les plus actifs demeurent sur des positions purement académiques et continuent à chanter la ritournelle cadette-octobriste. Ceci au moment où on peut voir toute la presse cadette-octobriste adopter l’attitude la plus honteuse vis-à-vis de la grève et tenter de prouver, au plus fort de la lutte, que cette grève est néfaste, criminelle, etc. Dans ces conditions, le comité de Pétersbourg de notre parti a jugé qu’il était nécessaire de riposter au conseil unifié et nous ne pouvons que l’en féliciter (voir la rubrique « La vie du parti »)((Il s’agit de la décision prise par le Comité de Petersbourg du P.O.S.D.R. et publiée dans la rubrique « La vie du parti », du journal Proletari n° 36 du 3 (16) octobre 1908. Le comité de Petersbourg appela les groupes étudiants social-démocrates à se désolidariser publiquement de l’appel du Conseil étudiant de coalition et de subordonner le mouvement étudiant à la réalisation des tâches que se fixait la social-démocratie et à la lutte d’ensemble contre le tsarisme.))

   Il semble bien que les foudres de Schwartz ne suffiront pas à faire passer les étudiants d’aujourd’hui du terrain « académique » au terrain « politique ». Pour que de nouveaux cadres révolutionnaires soient complètement formés, il faudra qu’ils subissent encore maintes fois l’aiguillon de maint adjudant Cent-Noirs. Quant à nous, social-démocrates, qui comprenons clairement que l’autocratie étroitement unie à la Douma Cent-Noirs et octobriste aura à affronter de nouveaux conflits démocratiques bourgeois à l’échelle nationale, nous devons accorder une attention constante à ces cadres formés par toute la politique stolypinienne et par chacune des entreprises de la contre-révolution.

   Nous disons bien à l’échelle nationale, car, en ramenant la Russie en arrière, la contre-révolution Cent-Noirs est non seulement en train d’aguerrir de nouveaux combattants dans les rangs du prolétariat révolutionnaire, mais elle donnera inévitablement naissance à un nouveau mouvement non prolétarien, c’est-à-dire démocrate-bourgeois (nous entendons, naturellement par là non pas que toute l’opposition participera à la lutte, mais qu’il y aura une large participation des éléments réellement démocratiques, c’est-à-dire aptes à la lutte, de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie). Le fait qu’une lutte étudiante de masse ait commencé dans la Russie de 1908 est un symptôme politique, le symptôme de toute la situation actuelle créée par la contre-révolution. La jeunesse étudiante est rattachée par de multiples liens à la moyenne et à la petite bourgeoisie, aux petits fonctionnaires, à certains groupes de la paysannerie, du clergé, etc. Si, au printemps 1908, on a pu assister à des tentatives pour ressusciter l’« Union pour la libération »((« Osvobojdénié », bi-mensuel, parut à l’étranger du 18 juin (1er juillet) 1902 au 5 (18) octobre 1905, son rédacteur fut P. Strouvé. La revue était l’organe de la bourgeoisie libérale russe et propageait les idées du libéralisme monarchique modéré. En 1903, autour de la revue se forme « L’Union de l’Osvobojdénié » (constituée officiellement en janvier 1904) ; elle exista jusqu’à octobre 1905. Ses membres constituèrent le noyau du Parti constitutionnel-démocrate (cadet), qui se forma en octobre 1905. Le parti cadet fut le principal parti bourgeois de Russie.)) et pour faire en sorte qu’elle soit plus à gauche que l’ancienne union cadette à moitié contaminée par les gros propriétaires fonciers et que représente P. Strouvé ; si à l’automne de la même année, la masse des jeunes qui sont les plus proches de la démocratie bourgeoise commence à s’agiter ; si les folliculaires à gages recommencent à tonner contre la révolution dans les écoles, avec une rage décuplée ; si les infâmes professeurs libéraux et dirigeants cadets se répandent en lamentations et déplorent ces grèves prématurées, dangereuses, désastreuses qui déplaisent à leurs chers octobristes et qui sont susceptibles de les « rebuter », eux qui détiennent le pouvoir, cela signifie que la poudre s’accumule dans la poudrière, que la réaction contre… la réaction a commencé, et pas seulement parmi les étudiants.

   Si faible et si embryonnaire que soit ce début de réaction, le parti de la classe ouvrière doit l’utiliser et l’utilise. Nous avons su travailler pendant des dizaines d’années avant la révolution ; nos mots d’ordre révolutionnaires, nous les avons développées d’abord dans de petits cercles, puis parmi les masses ouvrières, puis dans la rue, puis sur les barricades. Maintenant encore, nous devons parvenir avant tout à accomplir la tâche de l’heure, faute de quoi tout ce que nous pourrons dire sur l’action politique coordonnée ne sera que phrases vides. Cette tâche, c’est de construire une solide organisation prolétarienne qui mène en tous lieux et à tout moment l’agitation politique parmi les masses au nom de ses mots d’ordre révolutionnaires. C’est à ce travail d’organisation dans leur milieu étudiant, c’est à ce travail de propagande basé sur le mouvement actuel que doivent s’atteler nos groupes universitaires.

   Le prolétariat ne se fera pas attendre longtemps. Il lui arrive souvent de céder le pas aux démocrates bourgeois quand il s’agit de prendre la parole dans les banquets, dans les organisations légales, dans les universités, à la tribune des institutions parlementaires. Il ne le cède et ne le cédera jamais quand il y a une grande lutte de masse sérieuse. Les conditions de cette lutte mûrissent peut-être plus lentement et plus difficilement que tel ou tel d’entre nous l’aurait souhaité : le fait est qu’elles mûrissent inexorablement. Ce petit début de petits conflits académiques est en réalité un grand début, car il aura des prolongements importants, sinon aujourd’hui, du moins demain, sinon demain, du moins après-demain.

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