Le problème de l’unification des internationalistes

Le problème de l’unification des internationalistes

Lénine

« Le Social‑Démocrate » n° 41, 1° mai 1915.

   La guerre a provoqué une crise aiguë de tout le socialisme international. Celle‑ci, comme toute crise, a révélé plus profondément et plus clairement les contradictions internes du socialisme ; elle a arraché nombre de voiles hypocrites et conventionnels et montré de la façon la plus nette et la plus brutale ce qui est pourri et révolu dans le socialisme et où se trouve le gage de son développement et de sa marche à la victoire.

   Presque tous les social‑démocrates de Russie sentent que les anciens groupements et subdivisions sont ‑ nous ne dirions pas périmés ‑ mais en train de se modifier. Ce qui apparaît au premier plan, c’est le regroupement en fonction de la question fondamentale posée par la guerre, à savoir, la division en « internationalistes » et « social‑patriotes ». Nous empruntons ces termes à l’éditorial du n° 42 de Naché Slovo, sans nous demander pour le moment s’il ne conviendrait pas de les compléter en opposant les social-démocrates révolutionnaires aux politiciens ouvriers national‑libéraux.

   Bien entendu, ce n’est pas la dénomination qui est en cause. Naché Slovo a défini très exactement le sens du principal regroupement contemporain. Les internationalistes, écrit-il, « sont solidaires dans leur attitude négative à l’égard du social‑patriotisme, représenté par Plékhanov »… Et la rédaction convie « les groupes aujourd’hui morcelés » à « s’entendre et à s’unir ne serait‑ce que pour une seule chose : pour exprimer l’attitude de la social‑démocratie de Russie envers la guerre actuelle et le social‑patriotisme russe ».

   La rédaction de Naché Slovo ne s’est pas contentée de cette intervention dans la presse ; elle nous a adressé une lettre ainsi qu’au Comité d’organisation, proposant une réunion ce sujet, avec sa participation. Nous avons répondu en indiquant qu’il était nécessaire « d’éclaircir certaines questions préalables, pour savoir si nous sommes solidaires sur le fond ». Nous avons surtout insisté sur les deux questions préalables suivantes : 1) Aucune déclaration ne permettra de démasquer les « social‑patriotes » (la rédaction a énuméré Plékhanov, Alexinski et le fameux groupe des écrivains liquidateurs de Pétersbourg, partisans de la revue X.Y.Z. « qui falsifient la volonté du prolétariat d’avant-garde de la Russie » (l’expression est de la rédaction du Naché Slovo). Une longue lutte est nécessaire à cet effet. 2) Qu’est‑ce qui autorise à compter le Comité d’organisation parmi les « internationalistes » ?

   Par ailleurs, le secrétariat à l’étranger du Comité d’organisation nous a transmis un double de sa réponse au Naché Slovo. Cette réponse revient à ceci que toute sélection « préalable » de certains groupes et « l’exclusion d’autres groupes » sont inadmissibles et « qu’à la conférence doivent être invités les représentants à l’étranger de tous les centres et groupes du parti qui ont assisté… à la conférence près le Bureau socialiste international tenue à Bruxelles avant la guerre » (lettre du 25 mars 1915).

   Ainsi, le Comité d’organisation se refuse en principe participer à une conférence d’internationalistes ; il désire conférer aussi avec les social‑patriotes (on sait que les tendances de Plékhanov et d’Alexinski étaient représentées à Bruxelles). C’est exactement dans le même esprit que s’est prononcée la résolution des social‑démocrates de Nervi (n° 53 du Naché Slovo), adoptée sur le rapport de Ionov (et exprimant manifestement les opinions de ce porte‑parole des éléments les plus à gauche ou internationalistes du Bund).

   Cette résolution est, dans l’ensemble, tout à fait caractéristique et extrêmement précieuse pour quiconque veut se faire une idée de ce « juste milieu » recherché par nombre de gens à l’étranger. Elle exprime sa sympathie envers les « principes » du Naché Slovo, tout en se déclarant en désaccord avec la position de, ce dernier, « qui consiste à créer des organisations distinctes, à grouper exclusivement les socialistes‑internationalistes et à prôner la nécessité de scissions dans les partis socialistes, prolétariens, formés au cours de l’histoire ». L’assemblée estime que l’« interprétation » « unilatérale », paraît‑il (de ces questions), « par le journal Naché Slovo », « nuit grandement à une claire compréhension des tâches relatives à la reconstitution de l’Internationale ».

   Nous avons déjà signalé que les opinions d’Axelrod, représentant officiel du Comité d’organisation, étaient social‑chauvines. Le Naché Slovo n’a rien répondu à cela, ni dans la presse, ni dans sa correspondance avec nous. Nous avons signalé que la position du Bund était identique, avec une légère prédominance de chauvinisme germanophile. La résolution de Nervi a donné une confirmation de fait très importante, quoique indirecte : l’unification des seuls internationalistes est proclamée pernicieuse et scissionniste ; la question est posée avec une clarté qui mérite à tous égards d’être relevée.

   La réponse du Comité d’organisation est encore plus claire. Elle exprime sans détours une position catégorique et formelle : il faut conférer non pas sans les social‑patriotes, mais avec eux.

   Nous devons remercier le Comité d’organisation d’avoir confirmé devant le Naché Slovo l’exactitude de notre opinion sur son compte.

   Est‑ce à dire que l’idée d’un regroupement des internationalistes lancée par le Naché Slovo ait entièrement échoué ? Non. Aucun échec d’aucune conférence n’empêchera les internationalistes de s’unir, pour autant qu’ils sont, idéologiquement solidaires et animés du désir sincère de lutter contre le social‑patriotisme. La rédaction du Naché Slovo dispose d’une grande arme : un quotidien. Elle peut s’acquitter d’une œuvre incomparablement plus sérieuse et plus efficace que des conférences et des déclarations : inviter tous les groupes, et commencer dès maintenant, elle‑même 1°) à mettre au point des réponses complètes, précises, sans ambiguïté, et parfaitement claires, aux questions touchant la nature de l’internationalisme (car Vandervelde, Kautsky, Plékhanov, Lensch, Haenisch se qualifient eux aussi d’internationalistes !), l’opportunisme, la faillite de la II° Internationale, les objectifs et les moyens de lutte contre le social‑patriotisme, etc. ; 2°) à rassembler les forces en vue d’une lutte sérieuse pour des principes bien définis, et cela non seulement à l’étranger, mais surtout en Russie.

   En effet, qui oserait contester qu’il n’y a pas et qu’il. ne peut y avoir d’autre voie menant à la victoire de l’internationalisme sur le social‑patriotisme ? L’histoire d’un demi‑siècle d’émigration russe (dont les 30 années d’émigration social‑démocrate)n’a‑t‑elle pas montré que toutes les déclarations, conférences, etc., à l’étranger, sont impuissantes, vaines et fictives si elles ne sont pas appuyées par un mouvement de longue durée d’une couche sociale déterminée en Russie ? Et la guerre actuelle ne nous enseigne‑t‑elle pas que tout ce qui n’est pas mûr ou tout ce qui est pourri, tout ce qui est conventionnel ou diplomatique, tombera en poussière à la première poussée ?

   Au cours de ces huit mois de guerre, tous les centres, groupes, tendances et nuances social‑démocrates ont déjà leu toutes sortes de conférences, selon leurs moyens et leurs désirs ; ils ont déjà fait des « déclarations », c’est‑à‑dire proclamé leur opinion à tous les échos. Aujourd’hui, la tâche est différente, plus proche des actes. Il nous faut montrer plus de défiance envers les déclarations et conférences pour la galerie, apporter plus d’énergie à l’élaboration de réponses et de conseils assez précis, à l’intention des journalistes, des propagandistes, des agitateurs et de tous les ouvriers conscients, pour que ces conseils ne puissent pas ne pas être compris. Il faut plus de clarté et de précision dans la mobilisation des forces en vue du long travail nécessité par la mise en pratique de ces conseils.

   Nous répétons que la rédaction du Naché Slovo est privilégiée ‑ elle dispose d’un quotidien ! ‑ qu’on en attend beaucoup et qu’elle devra rendre compte de ses actes si elle ne réalise pas même ce « programme minimum ».

   Encore une remarque : il y a juste 5 ans de cela, en mai 1910, nous avons signalé dans la presse paraissant à l’étranger un fait politique de première grandeur, bien plus « important » que les conférences et les déclarations de nombre de centres social‑démocrates très « importants », à savoir le rassemblement en Russie d’un groupe de journalistes‑légalistes de cette même revue X.Y.Z. Qu’ont donc montré les faits au cours de ces 5 années singulièrement riches en événements dans l’histoire du mouvement ouvrier de la Russie et du monde entier ? N’ont­-ils pas montré que nous sommes en présence d’un certain noyau social susceptible d’agglomérer autour de lui en Russie les éléments d’un parti ouvrier national‑libéral (de type « européen » !) ? Si nous voyons qu’aujourd’hui en Russie, à l’exception des Voprossy Strakhovania, cette tendance, celle de Naché Diélo, du Strakhovanié Rabotchikh, du Séverny Goloss de Maslov et de Plékhanov, est seule à prendre position publiquement, quelles conclusions tous les social‑démocrates devront‑ils en tirer ?

   Encore une fois : accueillons avec moins de confiance les gestes destinés à la galerie, et ayons plus de courage pour regarder en face les réalités politiques bien concrètes.

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