Les élections à l’Assemblée Constituante et la dictature du prolétariat

Les élections à l’Assemblée Constituante et la dictature du prolétariat

Lénine

16 décembre 1919

   Paru dans les numéro 23/24 du Bulletin communiste (première année), 12 août 1920. L’article avait d’abord paru en russe dans le numéro 7-8 de la revue l’Internationale Communiste, décembre 1919

   Le recueil publié par les socialistes-révolutionnaires sous le titre : L’Année de la révolution russe. 1917-1918 (Moscou, 1918, édition Zemlia y Volia), contient un article remarquablemenit intéressant signé N. V. Sviatitsky. Il est intitulé : Le résultat des élections à l’Assemblée Constituante. L’auteur cite des chiffres pour 54 districts électoraux sur un nombre total de 79 districts.

   Presque tous les gouvernements de la Russie d’Europe et de la Sibérie ont été étudiés par l’auteur excepté les suivants : Olonetz, Estonie, Kalouga, Bessarabie, Podolie, Orenbourg, Yakoutsk et Don.

   Nous citerons d’abord les totaux les plus importants publiés par N. V. Sviatitsky et nous en déduirons ensuite les conséquences politiques.

I

   36 262 560 électeurs en tout ont voté au mois de novembre 1917. L’auteur donne le chiffre de 36 257 960 qui se répartit sur sept régions (plus l’armée et la flotte), mais le total des chiffres qu’il indique séparément donne exactement le nombre que je viens d’énoncer.

   La répartition des voix entre les partis est la suivante : les socialistes-révolutionnaires russes ont obtenu 16,5 millions de voix et, si l’on y ajoute les socialistes-révolutionnaires des autres nations (Ukrainiens, Musulmans, etc.), 20,9 millions de voix, soit 58 % du total.

   Les mencheviks ont obtenu 668 064 voix et si on leur ajoute les groupes analogues, socialistes-populistes (312 000), Edinstvo (l’Unité, 25 000), coo-pérateurs (51 000), social-démocrates ukrainiens (95 000), socialistes ukrainiens (507 000), socialistes allemands (14 000) et finlandais (14 000), nous obtenons un total de 1,7 million. Les bolcheviks ont obtenu 9 023 963 voix.

   Les cadets en ont obtenu 1 856 639. En leur ajoutant l’Union des propriétaires terriens et des agriculteurs (215 000), des droitiers (2 92 000), les vieux croyants (73 000), les nationalistes : juifs (550 000), musulmans (576 000), bashkirs (195 000), lettons (67 000), polonais (155 000), cosaques (79 000), allemands (130 000), biélorusses (12 000), et les « listes de divers groupes et de diverses organisations » (418 000), on obtient pour le total des voix accordées aux partis bourgeois, le chiffre de 4,6 millions.

   On sait que mencheviks et socialistes-révolutionnaires firent bloc de février à octobre 1917. D’ailleurs, le cours des événements, à cette époque et depuis, a démontré que ces deux partis représentent la démocratie petite-bourgeoise qui se qualifie à tort socialiste — comme tous les partis de la seconde Internationale.

   En réunissant les trois groupements fondamentaux des partis, nous obtenons, pour les élections à l’Assemblée Constituante, les totaux suivants :

Parti prolétarien (bolchevik)

9,02 millions = 25%

Partis de la démocratie petite-bourgeoisie (menchevik, s.-r., etc.)

22,62 millions = 62%

Partis des propriétaires et de la bourgeoisie ( Cadets etc.)

4,62 millions = 13%

En tout

36,26 millions =100%

   Reproduisons à présent les chiffres fournis par N. V. Sviatitsky pour chaque région  :

 

NOMBRE DE VOIX (EN MILLE)

Régions((L’auteur n’a pas exactement suivi l’habituelle division de la Russie en secteurs du Nord : Arkhangel, Vologda, Petrograd, Novgorod, Pskov, Livonie ; — des Centres Industriels  : Vladimir, Kostroma, Moscou, Nijni-Novgorod, Riazan, Toula, Tver, Yaroslav ; — du Volga et des Terres noires : Astrakhan, Voronej, Koursk, Orel, Penza, Samara, Saratov, Tambov ; — Occidental : Vitebsk, Minsk, Moguilev, Smolensk ; — Oriental, Oural : Viatka, Kazan, Perm, Oufa ; — Sibérien : Tobolsk, Tomsk, Altaï, Ienisseï, Irkoutsk, Trans-baïkalie, Amour ; — d’Ukraine : Volhynie, Ekatérinoslav, Kiev, Poltava, Tauride, Kharkov, Kherson, Tchernigov. (Note de Lénine) (Note du traducteur : il s’agit partout ici non des villes mais des gouvernements.))) (l’armée séparément) S-R (russes)

%

Bolcheviks % Cadets % En tout
Du Nord 1 140,0 38 1 177,2 40 393,0 13 2 975,1
Des Centres Industriels 1 987,9 38 2 305,6 44 550,2 10 5 242,5
Du Volga, Terres noires 4 733,9 70 1 115,6 16 267,0 4 6 764,3
Occidentale 1 242,1 43 1282,2 44 48,1 2 2 961,0
Orientale, Oural 1 547,7 43 (62 %)((Le chiffre entre parenthèses (62 %) est obtenu par Sviatitsky en ajoutant les voix dess.-r. Musulmans et tchouvaches. (Note de Lénine))) 443,9 12 181,3 5 5 583,5
Sibérienne 2 094,8 75 273,9 10 87,5 3 2 786,7
Ukraine 1 878,1 25 (77 %)((Le chiffre entre parenthèses (77 %) est trouvé par moi en ajoutant les s.-r. ukrainiens. (Note de Lénine))) 754,0 10 277,5 4 7 581,3
Armée et flotte 1 885,1 43 1 671,3 38 51,9 1 4 363,6

 

   On voit d’après ces données régionales que les bolcheviks formaient pendant les élections à l’Assemblée Constituante le parti du prolétariat, tandis que les socialistes-révolutionnaires formaient celui des paysans. Dans les régions purement agricoles de la Grande Russie (Volga et Terres-Noires, Sibérie, Orient-Oural) et en Ukraine les s.-r. réunissaient 62 % à 77 % des voix. Dans les centres industriels, les bolcheviks avaient sur eux la prédominance. Cette prédominance est amoindrie dans les chiffres régionaux cités par N. V. Sviatitsky, parce que les districts les plus industriels sont groupés chez lui avec des districts peu ou pas industriels. Les chiffres fournis par Sviatitsky par gouvernements pour les partis s.-r., bolcheviks et cadets et pour « les autres groupes nationaux » démontrent, par exempte, que :

   Dans la région du Nord la prédominance des bolchéviks paraît insignifiante : 40 % contre 38 %. Mais dans cette région se trouvent des districts non-industriels (gouvernements d’Arkhangel, de Vologda, de Novgorod, de Pskov) où les s.-r prédominaient, et des districts industriels : Petrograd-ville — 45 % (du nombre des voix) bolchevik, 16 % s.-r. ; Petrograd-gouvernement 50 % bolchevik, — 26 % s.-r. ; Livonie 72 % bolchevik, — 0 s.-r.

   Des gouvernements de la région industrielle centrale, celui de Moscou a donné 56 % aux bolchéviks, 25 % aux s.-r. ; le rayon de la ville de Moscou 50 % bolcheviks et 8 % s.-r. ; le gouvernement de Tver 54 % bolcheviks, — 39 % s.-r. ; celui de Vladimir 56 % bolcheviks, — 32 % s.-r. .

   Notons en passant combien sont ridicules en présence de tels faits les reproches adressés aux bolcheviks de n’être soutenus que par une « minorité » prolétarienne. Or, ces allégations les mencheviks (668 mille voix et avec celles de Transcaucasie 700 ou 800 mille voix contre 9 millions aux bolcheviks) et les social-traîtres de la 2e Internationale ont coutume de les répéter.

II

   Comment donc ce miracle, la victoire des bolcheviks — n’ayant obtenu que le quart du nombre total des voix — sur les démocrates petits-bourgeois alliés à la bourgeoisie et disposant avec elle des 3/4 des voix, a-t-il pu s’accomplir ?

   Car il serait tout à fait ridicule de contester encore cette victoire après que la toute puissante Entente a, pendant deux années entières, fourni son aide à tous les ennemis du bolchévisme.

   Mais le fait est, précisément, que la furieuse haine politique des vaincus — et tous les adhérents de la 2e Internationale sont de ce nombre — ne leur a pas même permis de poser avec sérieux la question politique et historique du plus puissant intérêt, des causes de la victoire bolchevik. Le fait est, précisément, qu’il n’y a « miracle » que du point de vue de la vulgaire démocratie petite-bourgeoise dont la profonde ignorance et les préjugés se révèlent dans cette question et dans la réponse que l’on y fait.

   Du point de vue de la lutte des classes et du socialisme, — de ce point de vue auquel la IIe Internationale a cessé de se placer — la question est incontestablement tranchée.

   Les bolcheviks ont vaincu d’abord parce qu’ils avaient avec eux l’immense majorité du prolétariat et parmi le prolétariat l’élite la plus consciente, la plus énergique, la plus révolutionnaire, l’avant-garde véritable de la classe avancée.

   Prenons les deux capitales, Pétrograd et Moscou. Au total 1 765,1 mille voix y ont été données à l’Assemblée Constituante. De ce nombre

   les s.-r. en ont obtenu 218,0 mille

   les bolcheviks en ont obtenu. 837,0 »

   les cadets en ont obtenu 515,4 »

   Les démocrates petits-bourgeois qui s’intitulent socialistes et social-démocrates (Tchernov, Martov, Kautsky, Longuet, MacDonald, et Cie) auront beau se frapper le front devant les idoles de l’ « égalité », du « suffrage universel », de la « démocratie », de la « démocratie pure » ou de la « démocratie conséquente », le fait économique et politique de l’inégalité de la ville et de la campagne ne disparaîtra pas pour cela.

   Ce fait est inévitable sous le régime capitaliste en général et pendant la période de transition du capitalisme au communisme en particulier.

   La ville ne peut pas être l’égale de la campagne. La campagne ne peut pas être l’égale de la ville dans les conditions historiques de notre époque. La ville entraîne inévitablement après elle la campagne. La campagne suit inévitablement la ville. Toute la question est de savoir quelle classe, parmi celles « de la ville » saura entraîner après elle la campagne, et quelles formes revêtira cette direction de la ville.

   En novembre 1917 les bolcheviks avaient avec eux l’immense majorité du prolétariat. Le parti qui rivalisait avec eux, celui des mencheviks était à ce moment complètement défait (9 millions de voix contre 1,4 en additionnant les 668 mille de Russie et les 700 à 800 mille voix mencheviks de Transcaucasie).

   D’ailleurs, ce parti avait été vaincu pendant une lutte de quinze ans (1903-1917), qui ont aguerri, organisée, éclairé l’avant-garde du prolétariat s’était, et l’ont forgée en une véritable avant-garde révolutionnaire. En outre, la première révolution, celle de 1905, avait préparé les développements ultérieurs et, pratiquement, les rapports mutuels des deux partis, faisant, par rapport aux événements de 1917-1919, une sorte de répétition générale.

   Les démocrates petits-bourgeois qui s’intitulent » socialistes » dans la 2e Internationale éludent volontiers la plus sérieuse des questions historiques en n’y répondant que par quelques douces phrases sur l’ « unité » du prolétariat. Cette douce phraséologie leur fait oublier le fait historique de l’accumulation de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier de 1871 à 1914 ; elle leur fait oublier (ou ne pas vouloir y penser) les causes du krach de l’opportunisme en août 1914 et les causes de la scission du socialisme international en 1914-1917.

   Sans une préparation sérieuse, variée et complète de la partie révolutionnaire du prolétariat à l’expulsion et à l’écrasement de l’opportunisme, il est absurde de penser à la dictature du prolétariat. Cette leçon de la révolution russe, il faudrait l’imprimer au visage des chefs de la social-démocratie « indépendante » d’Allemagne, du socialisme français, etc., qui voudraient maintenant se tirer d’affaire par une reconnaissance purement verbale de la dictature du prolétariat.

   Voyons plus loin. Les bolcheviks n’avaient pas seulement avec eux la majorité du prolétariat, et l’avant-garde prolétarienne révolutionnaire, trempée dans une lutte longue et opiniâtre contre l’opportunisme. Ils avaient, si l’on peut employer ici un terme militaire, dans les capitales, de magnifiques « troupes d’assaut ».

   Avoir au moment décisif et au lieu où l’action se décide une écrasante suprématie des forces, — cette loi régissant les succès militaires régit aussi les succès politiques, surtout pendant l’âpre guerre des classes qu’on appelle la révolution.

   Les capitales ou, plus généralement, les grands centres du commerce et de l’industrie (en Russie, les capitales sont aussi des grands centres industriels et commerciaux, ce qui n’est pas nécessaire) décident dans une assez large mesure les destinées politiques du peuple, à condition, naturellement, de recevoir un appui suffisant des forces locales de la campagne, — appui qui peut n’être pas immédiat.

   Dans les deux capitales, dans les deux centres industriels et commerciaux les plus importants de la Russie, les bolcheviks avaient une supériorité numérique écrasante. Nous avions ici presque quatre fois plus de voix que les s.-r. Nous étions ici plus forts que les s.-r. et les cadets ensemble. Nos adversaires, en outre, étaient divisés car la coalition des cadets, des s.-r. et des mencheviks (à Petrograd et à Moscou les mencheviks n’obtinrent que 3 % des voix) était extrêmement compromise devant les masses. A ce moment, il ne pouvait être question d’aucune union véritable des s.-r. et des mencheviks avec les cadets, contre nous. Comme on sait, en novembre 1917, les leaders mêmes des s.-r. et des mencheviks, cent fois plus familiers avec l’idée du bloc cadet- s.-r.-menchevik que les ouvriers et les paysans de leur parti, pensaient à s’allier avec nous sans les cadets (et nous marchandaient même leur appui).

   C’est avec certitude que nous conquîmes en octobre et novembre 1917, les capitales, où nous avions une écrasante supériorité de forces et la meilleure préparation politique, tant au sens du recrutement, de la concentration, de l’instruction, de l’épreuve et de la trempe des « troupes » bolcheviks qu’au sens de la désagrégation, de la débilité, de la désunion, de la démoralisation de celle de l’ennemi.

   Ayant ainsi la possibilité de nous emparer par une action décisive, à coup sûr, des deux capitales, des deux centres (sous les rapports économique et politique) de tout l’appareil de l’État capitaliste, nous pouvions malgré la résistance exaspérée de la bureaucratie et des « intellectuels », malgré leur sabotage, etc., prouver en fait au moyen de l’appareil gouvernemental central, aux masses laborieuses que le prolétariat est leur seul allié sûr, leur seul guide et ami.

III

   Mais avant de passer à cette question de la plus haute importance — celle de l’attitude du prolétariat à l’égard des masses laborieuses non-prolétariennes — il convient de nous arrêter sur l’armée.

   Pendant toute la durée de la guerre impérialiste, l’armée a concentré en elle toute la fleur des forces populaires et si les chefs opportunistes de la 2e Internationale (non seulement les social-chauvins, c’est-à-dire les Scheidemann-Renaudel passés complètement à la « défense nationale », mais aussi les « centristes ») confirmaient par leurs actes et leurs paroles la soumission de l’année aux bandits impérialistes des groupes allemands et anglo-français, les vrais révolutionnaires prolétariens n’oubliaient pas ces paroles de Marx, prononcées en 1871 : « La bourgeoisie enseignera au prolétariat le maniement des armes ! »((Voir Lettre à Kugelmann, 13 décembre 1870.)) Les renégats austro-allemands et anglo-franco-russes du socialisme pouvaient seuls parler de défense nationale ! Quant aux révolutionnaires prolétariens, ils consacraient toute leur attention à faire de l’armée une force révolutionnaire, a la retourner contre les bandits de la bourgeoisie impérialiste, à transformer l’inique guerre de rapine entre deux groupes de rapaces impérialistes en une lutte juste et légitime des prolétaires et des travailleurs opprimés de chaque pays contre « leur » bourgeoisie « nationale ».

   Les social-traîtres ne préparèrent pas de 1914 à 1917 l’emploi de l’armée contre les gouvernements impérialistes de chaque nation.

   Les bolcheviks le préparaient, eux, par toute leur propagande, leur agitation, leur travail clandestin d’organisation depuis août 1914. Certes, les social-traîtres, les Scheidemann et les Kautsky de toutes les nationalités ont pu prononcer à ce sujet bien des phrases sur la désagrégation de l’armée par suite de la propagande bolchevik ; mais nous demeurons fiers d’avoir accompli notre devoir en désagrégeant le plus puissant ennemi de notre classe, en lui arrachant de haute lutte les masses ouvrières et paysannes armées pour tes diriger vers la lutte contre les exploiteurs.

   Les résultats de notre travail se sont fait sentir, entre autres, aux élections à l’Assemblée Constituante, en novembre 1917, pendant lesquelles l’armée participa au scrutin.

   Voici les principaux résultats de ce scrutin, tels que les cite N. V. Sviatitsky :

Nombre de voix (en mille) lors des élections à l’assemblée constituante en novembre 1917

Subdivisions de l’armée et de la flotte

S.-R.

Bolcheviks

Cadets

Groupes

nationaux

et autres

Total

Front nord

240,0

480,0

?

60,0((Les renseignements sur le parti qui obtint 19,5 voix de la flotte de la mer Noire font défaut. Les autres chiffres de cette colonne semblent se rapporter presque en entier aux socialistes ukrainiens, 10 d’entre eux ayant été élus en compagnie d’un menchevik. (Note de Lénine)))

780,0

Front occidental

180,6

653,4

16,7

125,2

976,0

Front sud-ouest

402,9

300,1

13,7

290,6

1 007,4

Front roumain

679,4

167,0

21,4

260,7

1 128,6

Front du Caucase

360,0

60,0

7

420,0

Flotte de la mer Baltique

(120,0)((Chiffre approximatif : 2 bolcheviks sont élus.— N. V. Sviatitsky adopte la moyenne de 60 000 voix par député, ce qui me fait indiquer ce nombre : 120 000. (Note de Lénine)))

(120,0)((idem))

Flotte de la mer Noire 22,2 10,8 19,5 52,5

Total

1 885,1 1 671,3 51,8 756,0 4 364,5
+ (120,0)((idem))

+ ?

+(120,0)((idem))

1 791,3

+ ?

   Le total donne aux s.-r. 1 885 mille voix ; aux bolcheviks 1 671,3 mille Si l’on ajoute à ce dernier chiffre les 120 000 voix (environ) de la flotte de la mer Noire, on obtient 1 791,3 mille voix.

   Les bolcheviks ont donc obtenu un nombre de voix un peu moindre que les s.-r.

   L’armée était donc en octobre-novembre 1917, presque à moitié acquise aux bolcheviks.

   Sans quoi nous n’eussions pas vaincu.

   Mais, ayant presque la moitié des voix dans l’armée en général, nous avions une supériorité décisive sur les fronts rapprochés des capitales ou pas trop distants. Si l’on déduit du total les chiffres du front du Caucase, les bolcheviks obtiennent plus de voix que tes s.-r. Et si l’on considère le front du Nord et le front Occidental, les bolcheviks ont plus d’un million de voix contre 420 mille aux s.-r.

   Les bolcheviks avaient donc vers novembre 1917, dans l’armée aussi, une « colonne d’assaut » politique qui leur assurait, au point décisif, à l’instant décisif une supériorité écrasante. Il ne pouvait être question d’aucune résistance de l’armée à la révolution prolétarienne d’octobre, à la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, puisqu’au front nord et au front occidental nous avions une énorme majorité, et sur tous les autres fronts, éloignés des centres, le temps et la possibilité de conquérir sur les s.-r. la masse paysanne — ce dont nous parlerons plus loin.

IV

   Nous avons étudié, en nous basant sur les données fournies par les élections à l’Assemblée Constituante trois conditions de victoire du bolchévisme : 1) l’écrasante majorité bolchevik au sein du prolétariat ; 2) la moitié environ de l’armée acquise au bolchevisme ; 3) la certitude d’avoir au point décisif, à l’instant décisif — c’est-à-dire dans les capitales et aux fronts rapprochés des centres — une supériorité écrasante.

   Mais ces conditions n’eussent pu nous donner qu’une victoire précaire et momentanée, si les bolcheviks n’avaient pas su mettre de leur côté la majorité des masses laborieuses non prolétariennes, s’ils n’avaient pas su les conquérir sur les s.-r. et sur les autres partis petits-bourgeois.

   C’est là l’essentiel.

   Et la raison principale de l’incapacité des « socialistes » (lisez : des démocrates petits-bourgeois) de la 2e Internationale de comprendre la dictature prolétarienne, c’est précisément qu’ils ne comprennent pas que le pouvoir politique peut et doit devenir entre les mains d’une classe — du prolétariat — le moyen d’attirer de son côté les masses laborieuses non-prolétariennes, le moyen de conquérir ces masses sur la bourgeoisie et sur les partis petits-bourgeois.

   Bourrés de préjugés petits-bourgeois, ayant oublié l’essentiel de l’enseignement de Marx sur l’État, MM. les « socialistes » de la 2e Internationale considèrent le pouvoir gouvernemental comme un objet tabou — l’idole du suffrage formel — équivalent à l’absolu « de la démocratie conséquente » (comme on appelle ces sortes de balivernes). Ils ne voient pas que le pouvoir n’est qu’une arme dont différentes classes peuvent et doivent se servir (et savoir se servir) selon leurs objectifs de classe.

   La bourgeoisie s’est servie du pouvoir gouvernemental comme d’une arme de la classe capitaliste dirigée contre tous les travailleurs. Il en fut ainsi dans les républiques bourgeoises les plus démocratiques. Les renégats du marxisme l’ont seuls oublié.

   Le prolétariat doit (ayant organisé pour cela suffisamment de « troupes d’assaut » politiques et militaires) renverser la bourgeoisie et lui arracher le pouvoir politique pour mettre cette arme au service de ses buts de classe.

   Et quels sont les buts de classe du prolétariat ?

   Écraser la résistance de la bourgeoisie.

   « Neutraliser » la classe paysanne, et, dans la mesure du possible, l’attirer à soi (et en tout cas, attirer à soi sa majorité laborieuse).

   Organiser la grande industrie dans les fabriques expropriées à la bourgeoisie, et, d’une façon générale, en se servant de tous les moyens de production.

   Organiser le socialisme sur les ruines du capitalisme.

* * *

   MM les opportunistes — et avec eux les gens de l’acabit de Kautsky — « enseignent » au peuple, tout au contraire de l’enseignement de Marx, que le prolétariat doit d’abord conquérir — au moyen du suffrage universel — la majorité, recevoir ensuite, en se fondant sur les votes de la majorité, le pouvoir politique, et établir alors sur cette base de démocratie conséquente (d’aucuns disent « pure ») le socialisme.

   Quant à nous, nous disons en nous basant sur l’enseignement de Marx et sur l’expérience de la révolution russe :

   Le prolétariat doit d’abord renverser la bourgeoisie et conquérir pour lui le pouvoir politique ; ce pouvoir politique, c’est-à-dire la dictature prolétarienne, il doit ensuite s’en servir comme d’un moyen pour s’attirer la sympathie de la majorité des travailleurs.

* * *

   De quelle façon le pouvoir gouvernemental peut-il devenir entre les mains du prolétariat un moyen d’affermir — par la lutte des classes — son influence sur les masses laborieuses, afin de les attirer à soi, afin de les arracher à la bourgeoisie ?

   Le prolétariat atteint son but non en mettant en action l’ancien mécanisme gouvernemental, mais en le brisant, en n’en laissant pas pierre sur pierre (quelles que soient les jérémiades des petits-bourgeois épouvantés et les menaces des saboteurs) et en créant un nouvel appareil. Ce nouvel appareil gouvernemental est adapté à la dictature du prolétariat et à la lutte qu’il doit soutenir contre la bourgeoisie pour gagner les masses laborieuses non-prolétariennes. Ce nouvel appareil n’a pas été imaginé par qui que ce soit : il est produit par la lutte des classes, par son élargissement et son approfondissement. Ce nouveau mécanisme de gouvernement, ce nouveau type de pouvoir politique((Note du traducteur. Nous avons quelquefois employé l’expression consacrée en terminologie marxiste française de pouvoir politique là où il eût été plus littéral de traduire pouvoir gouvernemental. C’est ici le cas.)), c’est le pouvoir des Soviets.

   Le prolétariat russe, ayant conquis le pouvoir politique, proclama aussitôt — après quelques heures — la dissolution de tout l’ancien appareil de l’État (adapté par les siècles, comme l’a démontré Marx, à servir, même dans les républiques les plus démocratiques, les intérêts de la bourgeoisie) et transmit tout le pouvoir aux Soviets. Et dans les soviets ne sont autorisés que les travailleurs et les exploités, à l’exclusion des exploiteurs de toutes sortes.

   De cette façon, d’un seul coup, immédiatement après la conquête du pouvoir d’Etat par le prolétariat, le prolétariat arrache à la bourgeoisie une énorme masse de ses partisans aux partis petit-bourgeois et «socialistes», car cette masse — laborieuse et exploitée, qie la bourgeoisie (y compris ses laquais, Tchernov, Kautsky, Martov et Cie) a trompée et qui, en recevant le pouvoir soviétique, reçoivent la première arme de lutte de masse pour défendre leurs intérêts contre la bourgeoisie.

   En second lieu, le prolétariat peut et doit tout de suite conquérir sur la bourgeoisie et sur la petite-bourgeoisie démocrate « leurs » masses, c’est-à-dire les masses qui les suivent — les conquérir en satisfaisant révolutionnairement leurs besoins économiques essentiels au prix de l’expropriation des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie.

   Cela, quelle que soit la puissance du pouvoir gouvernemental dont elle dispose, la bourgeoisie ne peut le faire.

   Le prolétariat, dès le lendemain de la prise du pouvoir, peut le faire, possédant l’appareil nécessaire (les soviets) et les moyens économiques (l’expropriation de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers).

   C’est précisément de cette façon que le prolétariat russe a conquis la classe paysanne, et l’a conquise littéralement en quelques heures, après s’être emparé du pouvoir politique. Car, quelques heures après sa victoire sur la bourgeoisie, le prolétariat vainqueur, à Petrograd, publia le « décret sur la terre », décret qui satisfaisait immédiatement, en bloc, avec une rapidité, une énergie, une résolution toute révolutionnaire, tous les besoins essentiels de la majorité des paysans, en expropriant totalement et sans indemnité les propriétaires fonciers.

   Pour prouver aux paysans que les prolétaires, loin de les vouloir gouverner veulent les aider en amis, les bolcheviks victorieux n’introduisirent dans le décret sur la terre pas un mot qui leur fût propre, se bordant à le copier mot à mot des cahiers de revendications des paysans (les plus révolutionnaires, bien sûr) publiés par les socialistes-révolutionnaires dans leur journal.((En parlant des revendications paysannes publié dans le journal S.-R., Lénine a en tête l’article « Modèle de mandat. Compilé à partir des 242 mandats donnés sur place aux députés pour le premier congrès panrusse des députés paysans à Petrograd en 1917 », paru dans les Izvestia du soviet panrusse des députés paysans N°88 et 89 du 19 et 20 août (1er et 2 septembre) 1917. Cet article a également été utilisé par Lénine dans son article « Pages du journal d’un publiciste – Paysans et ouvriers » (Note de la 5ème édition russe des Œuvres).))

   Les s.-r. en furent indignés, dépités, exaspérés ; ils crièrent que les bolcheviks leur avaient « dérobé leur programme » — mais ils ne faisaient que prêter à rire : il est beau le parti qu’il faut vaincre et chasser du gouvernement pour réaliser tout ce qu’il y a de révolutionnaire, tout ce qu’il y a d’utile pour les travailleurs dans son programme !

   Cette dialectique, les représentante de la 2e Internationale n’ont jamais pu la comprendre : le prolétariat ne peut pas vaincre sans avoir conquis la majorité de la population. Mais limiter ou conditionner cette conquête à l’acquisition électorale, sous la domination bourgeoise, témoigne ou d’une inguérissable indigence intellectuelle ou tout bonnement, du désir de tromper les travailleurs. Pour mettre de son côté la majorité de la population le prolétariat doit, tout d’abord, renverser la bourgeoisie et s’emparer du pouvoir gouvernemental, introduire ensuite le système des Soviets, après avoir brisé l’ancien appareil de l’État, — ce qui anéantit instantanément la domination, l’autorité de la bourgeoisie et des petits-bourgeois conciliateurs sur les masses laborieuses non-prolétariennes. Il doit enfin, en troisième lieu, achever de détruire l’influence de la bourgeoisie et des conciliateurs petits-bourgeois sur la majorité des masses laborieuses non prolétariennes en réalisant révolutionnairement leurs desiderata économiques, aux dépens des exploiteurs.

   La possibilité de ces faits est naturellement conditionnée par un certain degré d’évolution capitaliste. Sans cette condition fondamentale il ne peut y avoir ni formation du prolétariat en une classe distincte, ni succès de sa longue préparation, de son éducation, de son aguerrissement par des années de grèves, de manifestations, de lutte contre les opportunistes chassés et déshonorés. Sans cette condition fondamentale on ne peut concevoir le rôle économique et politique des centres, dont la conquête équivaut pour le prolétariat à celle de tout le pouvoir politique, ou plus exactement de son nœud vital, de son nerf essentiel. Sans cette condition fondamentale, cette proximité, cette parenté de situation du prolétariat et des classes laborieuses non prolétariennes qui est indispensable à l’influence du prolétariat sur ces masses, un succès de son action à leur égard ne peut exister.

   Voyons plus loin.

   Le prolétariat peut conquérir le pouvoir politique, réaliser l’organisation sociale des Soviets, satisfaire, en économie, l’ensemble des travailleurs au détriment des exploiteurs.

   Est-ce suffisant pour que sa victoire soit complète et définitive ?

   Non.

   Seules les illusions des petits bourgeois démocrates, des « socialistes » et des « social-démocrates » de même que de leurs leaders actuels les plus marquants, peuvent faire croire qu’en régime capitaliste les masses laborieuses peuvent atteindre un degré de conscience assez élevé, une fermeté de caractère, une perspicacité, une largeur de vues politiques suffisante pour avoir la possibilité de décider à l’avance par le seul vote, ou, d’une façon générale, pour décider de quelque manière que ce soit, sans une longue expérience de lutte, de suivre telle classe, tel parti défini.

   Illusion. Fable douce et plaisante des pédants et des socialistes mielleux du genre des Kautsky, des Longuet, des MacDonald.

   Le capitalisme ne serait pas le capitalisme s’il ne condamnait d’une part les masses à un état d’abrutissement, d’intimidation, d’éparpillement (voyez la campagne !), d’ignorance, — et si d’autre part, il ne mettait à la disposition de la bourgeoisie un gigantesque appareil de mensonge et de duperie, pour tromper et abrutir les masses ouvrières et paysannes.

   C’est pourquoi le prolétariat seul peut conduire les travailleurs du capitalisme au communisme. Que les masses laborieuses petites-bourgeoises ou à demi petites-bourgeoises puissent résoudre à l’avance le plus grave des problèmes historiques : « être avec la classe ouvrière ou avec la bourgeoisie » – il n’y faut pas penser. Les hésitations des masses laborieuses non prolétariennes sont inévitables ; il est inévitable aussi qu’elles aient besoin de leur propre expérience pratique afin de comparer le gouvernement de la bourgeoisie et celui du prolétariat.

   Les adorateurs de la « démocratie conséquente » qui s’imaginent que les questions politiques les plus importantes peuvent être tranchées par des votes perdent constamment cette circonstance de vue. En fait, ces questions, si la lutte les rend très aiguës et tarés âpres, sont tranchées par la guerre civile et dans cette guerre civile, l’expérience des masses laborieuses non prolétariennes (celle des paysans en premier lieu) joue un rôle énorme : elles ont à comparer le pouvoir du prolétariat et celui de la bourgeoisie.

   En Russie les élections à l’Assemblée Constituante en novembre 1917 sont, comparées à cet égard avec une guerre civile de deux ans, tout à fait édifiantes.

   Voyez plutôt dans quels régions les bolcheviks ont eu le moins de succès. D’abord dans l’Orient-Oural et en Sibérie : ils y obtiennent 12 et 10 % des voix. En second lieu en Ukraine où ils n’en obtiennent que 10 %. Des autres rayons, le moindre pourcentage nous est fourni par la grande Russie paysanne, région du Volga et des Terres-Noires, mais le pourcentage des voix bolcheviks s’y élève à 16 %.

   Or c’est précisément dans les régions où le pourcentage des voix bolcheviks avait été le moindre en 1917 que nous observons les succès les plus marquants des mouvements contre-révolutionnaires, des insurrections, de l’organisation des forces de la réaction. C’est précisément dans ces régions que le pouvoir de Koltchak et de Denikine s’est maintenu pendant de longs mois.

   Les hésitations de la petite bourgeoisie dans les endroits où l’influence du prolétariat est la plus faible s’y sont révélées d’une façon particulièrement remarquable.

   D’abord on fut avec les bolcheviks parce qu’ils donnaient la terre, parce qu’ils démobilisaient les soldats, parce qu’ils annonçaient la paix. Ensuite on fut contre eux quand dans les intérêts de la révolution internationale, pour lui conserver un foyer en Russie, ils consentirent à la paix de Brest-Litovsk, blessant ainsi les sentiments les plus profonds de la petite bourgeoisie, ses sentiments patriotiques. La dictature du prolétariat déplut surtout aux paysans, là où il y a abondance de pain, quand les bolcheviks eurent montré qu’ils exigeraient fermement et sévèrement la remise de l’excédent de céréales à l’État, aux prix légaux. La classe paysanne de l’Oural, de la Sibérie, de l’Ukraine se tourna alors vers Koltchak et Denikine.

   Par la suite l’expérience de la « démocratie » de Koltchak et Denikine dont le moindre gazetier des deux royaumes parlait abondamment dans chaque numéro des journaux blancs, montra aux paysans que ces phrases sur la démocratie et sur la Constituante ne servaient en réalité qu’à dissimuler la dictature du propriétaire foncier et du capitaliste.

   Un retour vers le bolchévisme commence : les révoltes paysannes se multiplient à l’arrière chez Koltchak et Denikine. Les armées rouges sont reçues par les paysans comme des libératrices.

   En somme, ce sont précisément ces hésitations de la classe paysanne, c’est-à-dire du représentant le plus important, de la masse des travailleurs petits-bourgeois, qui ont décidé du sort du gouvernement des Soviets et de celui de Koltchak et Denikine. Mais avant d’en arriver à cette fin de compte une période assez longue de luttes pénibles et de douloureuses épreuves — qui n’est pas encore terminée — a duré en Russie pendant deux ans et se prolonge encore justement en Sibérie et en Ukraine. Et l’on ne peut affirmer que cette période se clora définitivement dans un an, voire plus tard.

   Les partisans de la démocratie « conséquente » n’ont pas réfléchi à la signification de ce fait historique. Ils se sont imaginés, et ils s’imaginent un conte enfantin : que le prolétariat peut sous le capitalisme convaincre la majorité des travailleurs et les attirer solidement de son côté au moyen des votes. La réalité démontre que seule l’expérience d’une lutte longue et cruelle amène la petite bourgeoisie hésitante à conclure de la comparaison entre la dictature du prolétariat et celle des capitalistes que la première est préférable à la seconde.

   En théorie, tous les socialistes qui ont étudié le marxisme et se soucient de tenir compte de l’expérience de l’histoire politique des pays avancés au cours du XIXe siècle, reconnaissant l’inéluctabilité des hésitations de la petite bourgeoisie entre le prolétariat et la classe capitaliste. Les racines économiques de ces hésitations sont montrées avec évidence par la science économique dont les socialistes de la seconde Internationale ont répété des millions de fois dans leurs journaux, leurs manifestes et leurs brochures les vérités élémentaires.

   Mais les gens ne savent pas appliquer ces vérités à la période si spéciale de la dictature prolétarienne. Les illusions et les préjugés démocratiques petits-bourgeois (sur l’ « égalité » des classes, sur la démocratie « conséquente » ou « pure », sur la décision des grandes questions historiques par le vote, etc.) ils les mettent en lieu et place de la lutte des classes. Ils ne veulent pas comprendre que le prolétariat ayant conquis le pouvoir politique, ne termine pas ainsi sa lutte des classes, mais la continue sous une autre forme et par d’autres moyens. La dictature du prolétariat c’est la lutte des classes menée par le prolétariat au moyen d’une arme qui est le pouvoir gouvernemental, c’est la lutte des classes dont l’une des tâches est de démontrer par une longue expérience, par une longue série d’exemples pratiques aux masses laborieuses non prolétariennes qu’il leur est plus avantageux de se prononcer pour la dictature prolétarienne que pour la dictature bourgeoise et qu’il n’y a pas de moyens termes.

   Les données des élections à l’Assemblée Constituante en novembre 1917 constituent le fond du tableau que nous a montré pendant deux ans le développement de la guerre civile. Les forces principales de cette guerre sont déjà nettement perceptibles pendant les élections ; on voit le rôle des « troupes d’offensives » de l’armée prolétarienne, on voit celui de la classe paysanne hésitante, on voit celui de la bourgeoisie. N. V. Sviatitsky écrit clans son article : « Les cadets avaient le plus de succès dans les mêmes régions que les bolcheviks : au Nord et dans les centres industriels » (p. 116). Il est naturel que dans les centres capitalistes les plus développés les éléments intermédiaires entre le prolétariat et la bourgeoisie soient les plus faibles. Il est naturel que dans ces centres la lutte des classes atteigne sa plus grande âpreté. C’est précisément là que se trouvaient les forces principales de la bourgeoisie, C’est précisément là et rien que là que le prolétariat pouvait la vaincre. Et seul le prolétariat pouvait lui infliger une défaite complète. Et ce n’est que l’ayant complètement défaite que le prolétariat pouvait conquérir, en se servant d’une arme telle que le pouvoir politique, la sympathie et l’appui des couches petites-bourgeoises de la population.

   Ces données sur les élections à l’Assemblée Constituante, si l’on sait en tirer parti, si l’on sait les lire, nous montrent une fois de plus les vérités essentielles de l’enseignement marxiste sur la lutte des classes.

   Ces données nous montrent entre autres le rôle et la signification de la question nationale. Voyez l’Ukraine, L’auteur de ces lignes s’est vu au cours des dernière conférences consacrées à la question ukrainienne accusé par plusieurs camarades de noircir exagérément la question nationale dans ce pays. Les données concernant les élections à l’Assemblée Constituante montrent que dès novembre 1917 les socialistes-révolutionnaires ukrainiens eurent dans le pays la majorité (3,4 mil-ilions de voix + 0,5 = 3,9 millions contre 1,9 aux s.-r. russes, pour un total de 7,6 millions de voix dans toute l’Ukraine). Au front du sud-ouest et au front roumain, les socialistes ukrainiens obtinrent 30 et 34 % du total des voix (40 et 59 % étant accordés aux s.-r. russes).

   Ignorer en présence d’une telle situation l’importance de la question nationale en Ukraine, et tel est souvent le péché des grands-russiens (et, peut-être un peu moins souvent, celui des juifs) c’est commettre une faute profonde et grave. La division entre les s.-r. russes et ukrainiens en Ukraine dès 1917 ne peut pas être l’effet du hasard. En qualité d’internationalistes, nous avons pour devoir de combattre avec la plus grande énergie les restes (parfois inconscients) de l’impérialisme et du chauvinisme grand-russien chez les communistes « russes » : en second lieu, nous avons pour devoir, précisément dans la question nationale, relativement peu importante à nos yeux (au point de vue internationaliste la question dos frontières d’un État est toujours secondaire sinon du dixième ordre), de faire des concessions. D’autres questions nous importent : les intérêts essentiels de la dictature prolétarienne nous importent, ceux de l’unité et de la discipline de l’année rouge en lutte avec Denikine nous importent : le rôle dirigeant du prolétariat envers la classe paysanne nous importe ; la question de savoir si l’Ukraine constituera ou non un Etat indépendant est beaucoup moins importante. Nous ne devons même pas nous étonner, ni nous effrayer de la perspective de voir les ouvriers et paysans d’Ukraine essayer successivement de divers systèmes et, pendant quelques années, s’unir tantôt à la République Socialiste Fédérative des Soviets russes, tantôt s’en séparer, pour former la République Socialiste des Soviets de l’Ukraine, ou encore expérimenter telles ou telles formes d’union plus on moins étroites, etc., etc.

   Vouloir trancher à l’avance « fermement » et définitivement cette question, ce serait ou faire preuve d’étroitesse d’esprit ou manquer de compréhension, car les hésitations des masses laborieuses non prolétariennes en cette matière sont tout à fait naturelles, inévitables même et le prolétariat n’a rien à en redouter. Le représentant du prolétariat qui sait réellement être un internationaliste doit se montrer à l’égard de ces hésitations des plus circonspects et des plus patient ; il doit laisser aux masses laborieuses non prolétariennes elles-mêmes la faculté d’épuiser ces hésitations par leur propre expérience. C’est en d’autres questions plus importantes, dont quelques-unes ont été indiquées plus haut, que nous devons nous montrer impatients et impitoyables, irréductibles et inflexibles.

VI

   La comparaison des élections à l’Assemblée Constituante en novembre 1917 et du développement de la révolution en Russie d’octobre 1917 à décembre 1919 nous permet de tirer des conclusions sur le parlementarisme bourgeois et la révolution prolétarienne dans tout État capitaliste. Essayons de les énoncer brièvement.

   1. Le suffrage universel permet de mesurer dans quelle mesure les classes comprennent leurs tâches. Il révèle comment elles tendent à résoudre les problèmes qui se posent devant elles. Mais les solutions elles-mêmes de ces tâches se décident non par le vote, mais par toutes les formes de la lutte des classes, jusques et y compris la guerre civile.

   2. Les socialistes et les social-démocrates de la 2e Internationale se placent au point de vue de la petite bourgeoisie démocrate, partagent ses préjugés et pensent avec elle qu’il est possible de trancher par le vote les questions essentielles de la lutte des classes.

   3. La participation aux luttes parlementaires en régime bourgeois est indispensable aux partis du prolétariat révolutionnaire dans un but de propagande parmi les masses, but que les périodes électorales et les débats parlementaires permettent d’atteindre. Mais limiter la lutte des classes à l’action parlementaire, ou considérer cette dernière comme étant la forme supérieure de la lutte, à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées c’est se ranger en fait du côté de la bourgeoisie contre le prolétariat.

   4. Ce passage du coté de la bourgeoisie est, en réalité, le fait de tous les représentants et les défenseurs de la 2e Internationale et de tous les leaders de la social-démocratie allemande dite « indépendante », quand, reconnaissant en paroles la dictature du prolétariat, ils propagent en fait la croyance en la nécessité d’obtenir en régime capitaliste l’acquiescement formel de la majorité de la population (c’est-à-dire la majorité des voix dans un parlement bourgeois) avant de transmettre le pouvoir politique au prolétariat.
Toutes les jérémiades des leaders de la social-démocratie « indépendante » d’Allemagne et des autres meneurs du socialisme gangrené contre la « dictature de la minorité », etc. ne signifient que leur incompréhension de la dictature bourgeoise régnant en fait dans les républiques les plus démocratiques, et des conditions nécessaires de sa destruction par la lutte des classes du prolétariat.

   5. Cette incompréhension se manifeste surtout par l’oubli du fait que les partis bourgeois règnent, dans la plus large mesure, en trompant les masses, grâce à l’oppression capitaliste. Les masses, en outre, se dupent elles-mêmes quant au capitalisme, — fait surtout remarquable chez les partis petits-bourgeois souhaitant habituellement remplacer la lutte des classes par des formes plus ou moins voilées de la paix des classes.
« Le parti du prolétariat ne peut s’emparer du pouvoir que si, en régime de propriété privée, c’est-à-dire d’oppression capitaliste, la majorité de la population se prononce en sa faveur » — ainsi s’expriment les démocrates petits-bourgeois, larbins véritables de la bourgeoisie, mais qui s’intitulent encore « socialistes ».
« Que le prolétariat révolutionnaire renverse d’abord la bourgeoisie, se libère du joug du capital, détruise le mécanisme gouvernemental de la bourgeoisie et il saura s’attirer le concours et la sympathie des masses laborieuses non prolétariennes, en satisfaisant leurs besoins au détriment des exploiteurs » — ainsi nous exprimons-nous. Le contraire serait dans l’histoire une exception rare (et la bourgeoisie pourrait encore dans ce cas recourir à la guerre civile, comme le prouve l’exemple de la Finlande).

   6. Ou, en d’autres termes :
« Proclamons d’abord l’obligation de reconnaître le principe égalitaire — ou celui de la démocratie conséquente — en conservant la propriété privée et le joug du capital (c’est-à-dire l’égalité officielle et l’inégalité de fait) ; ensuite, efforçons-nous d’obtenir sur ces bases les suffrages de la majorité » — ainsi s’expriment la bourgeoisie et les démocrates petits-bourgeois qui s’intitufent socialistes et social-démocrates.
« La lutte des classes du prolétariat détruit d’abord, par la conquête du pouvoir politique, les bases de l’inégalité de fait ; puis, le prolétariat, ayant vaincu les exploiteurs, conduit les masses laborieuses à
l’abolition des classes, c’est-à-dire à la seule égalité socialiste qui ne soit pas un leurre » — disons-nous.

   7. Dans tous les pays capitalistes, à côté du prolétariat ou de cette portion du prolétariat qui, consciente de ses devoirs révolutionnaires, était capable de combattre pour les accomplir, on observe des masses nombreuses, inconscientes, prolétariennes, à demi prolétariennes, à demi petites-bourgeoises, qui suivent la bourgeoisie et la petite bourgeoisie démocrate (et notamment les « socialistes » de la 2e Internationale) ; trompées par la bourgeoisie, ne croyant pas en leurs propres forces et en celles du prollétariat, elles ne se rendent pas compte de la possibilité d’obtenir, par l’expropriation des exploiteurs, la satisfaction de leurs besoins essentiels.
Ces couches des masses laborieuses fournissent des alliés à l’avant-garde du prolétariat ; mais le prolétariat ne peut conquérir ces alliés que par l’exercice du pouvoir politique, c’est-à-dire après avoir renversé la bourgeoisie et détruit son mécanisme de gouvernement.

   8. Dans tout pays capitaliste les forces du prolétariat sont incomparablement plus grandes que sa puissance numérique par rapport à l’ensemble de la population. Le prolétariat domine économiquement le centre et les nerfs du système économique capitaliste, tout entier. Et il représente en même temps, économiquement et politiquement les intérêts véritables de l’immense majorité des travailleurs.
C’est ainsi que le prolétariat, même quand il ne forme dans la population qu’une minorité (ou quand l’avant-garde consciente et véritablement révolutionnaire du prolétariat ne forme qu’une minorité dans la population) peut renverser la bourgeoisie et attirer ensuite de son côté, du sein des demi-prolétaires et des petits-bourgeois, de nombreux alliés, qui ne se prononceraient jamais, par anticipation, pour la dictature du prolétariat (dont ils ne peuvent comprendre ni les conditions, ni les tâches) s’il ne leur était facile de se convaincre par leur propre expérience de l’inéluctabilité, de la légitimité et de la rectitude de la dictature prolétarienne.

   9. Il y a enfin, dans tout pays capitaliste, de larges couches de petite bourgeoisie, inévitablement ballottées, entre le capital et le travail. Afin de vaincre, il appartient au prolétariat de bien choisir le moment de son agression décisive contre la bourgeoisie en tenant compte notamment des désaccords entre la bourgeoisie et ses alliés petits-bourgeois, – ou de l’instabilité de leur accord, etc. Après sa victoire il appariant au prolétariat de tirer parti des hésitations de la petite bourgeoisie, afin de la neutraliser, afin de l’empêcher de se ranger du côté des exploiteurs, afin de se maintenir pendant quelque temps en dépit de ses hésitations.

   10. Une lutte constante, opiniâtre, impitoyable contre l’opportunisme, le réformisme, le social-chauvinisme et toutes tendances ou influences bourgeoises, inévitable tant que le prolétariat milite dans les cadres de l’ordre capitaliste, est la condition de sa préparation à la victoire totale.
Sans cette lutte et sans avoir préalablement remporté une victoire complète sur les tendances opportunistes du mouvement ouvrier, il ne peut être question de dictature du prolétariat. Le bolchévisme n’eût pas vaincu la bourgeoisie en 1917-1919 s’il n’avait d’abord appris en 1903-1917 à vaincre et à bannir impitoyablement de l’avant-garde prolétarienne, les menchéviks, — c’est-à-dire les opportunistes, les réformistes, les social-chauvins.
Et nous voyons la plus dangereuse duperie de soi-même — ou l’intention de filouter les travailleurs — dans l’attitude des « indépendants » allemands, des longuettistes français, etc., qui admettent en paroles la dictature du prolétariat mais continuent en fait leur habituelle politique de petites et de grandes concessions à l’opportunisme, de conciliation et de servile respect envers les préjugés de la démocratie bourgeoise (démocratie conséquente ou démocratie pure, dit-on) de parlementarisme bourgeois, etc.

N. Lénine

16. XII. 1919

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