L’amputation des mots d’ordre marxistes par les liquidateurs

Les questions en litige

Lénine

Le parti légal et les marxistes

VI. L’amputation des mots d’ordre marxistes par les liquidateurs

   Nous avons à examiner l’amputation des mots d’ordre marxistes par les liquidateurs. Pour cela, le mieux serait de prendre les décisions de leur conférence d’août ; mais pour des raisons que l’on comprend, l’examen de ces décisions n’est possible que dans notre presse de l’étranger. Or ici, force nous est de prendre le Loutch qui, dans l’article de L. S. (n° 108 [194]), a fait un exposé remarquablement exact de toute l’essence, de tout l’esprit de liquidation.

   Monsieur L. S. écrit :

   … Le député Mouranov ne reconnaît pour l’instant que trois revendications partielles, ces trois piliers sur lesquels, comme on le sait, a été fondée la plate-forme électorale des léninistes : démocratisation complète du régime politique, journée de huit heures et remise de la terre aux paysans. La Pravda, elle aussi, continue de s’en tenir à ce point de vue. Or, nous autres, de même que toute la social démocratie européenne (lisez : « nous, comme aussi Milioukov, qui nous assure que nous avons, Dieu merci, une constitution »), nous voyons dans la formulation de revendications partielles un moyen d’agitation qui ne peut avoir de succès que lorsqu’il tient compte de la lutte quotidienne des masses ouvrières Nous ne jugeons possible de formuler, précisément comme une revendication partielle devant attirer actuellement l’attention de la social-démocratie, que ce qui, d’une part, a une importance de principe pour le développement du mouvement ouvrier, et, d’autre part, peut devenir actuel pour la masse. Des trois revendications formulées par la Pravda, une seule — la journée de huit heures — joue et peut jouer un rôle dans la lutte quotidienne des ouvriers Les deux autres revendications peuvent, actuellement, être l’objet d’une propagande, mais non l’objet d’une agitation. A propos de la différence qu’il y a entre propagande et agitation, voyez les brillantes pages de la brochure la Lutte contre la famine de G. V. Plékhanov (L. S. tombe à côté : il lui est « douloureux » d’évoquer la polémique de Plékhanov en 1899 1902 avec les « économistes », que lui, L. S., recopie !) Outre la journée de huit heures, une revendication partielle imposée tant par les nécessités du mouvement ouvrier que par tout le cours de la vie russe, est la revendication de la liberté de coalition, de la liberté de toute l’organisation, avec la liberté de réunion, de parole orale et écrite, qui s’y rattache.

   Telle est la tactique des liquidateurs. Ni ce que L. S. dit être la « démocratisation complète, etc. », ni ce qu’il appelle « remise de la terre aux paysans » n’est, voyez-vous, « actuel pour la masse », n’est imposé par les « nécessités du mouvement ouvrier », non plus que « par tout le cours de la vie russe » ! Combien vieux sont ces raisonnements et comme ils sont bien connus de ceux qui se rappellent (‘histoire de la pratique marxiste russe, ses longues années de lutte contre les « économistes » qui abdiquaient les tâches de la démocratie ! Avec quel talent le Loutch recopie les vues de Prokopovitch et de Kouskova, qui tentèrent alors d’entraîner les ouvriers dans la voie libérale !

   Mais examinons de plus près le raisonnement du Loutch. Du point de vue du bon sens, ce raisonnement touche simplement à la folie. Peut-on en effet, sans avoir perdu la raison, affirmer que ladite revendication « paysanne » (c’est-à-dire dirigée au profit des paysans) ne soit pas « actuelle pour la masse » ? ne soit pas « imposée par les nécessités du mouvement ouvrier et par tout le cours de la vie russe » ? Cela n’est pas seulement une contrevérité, c’est une criante absurdité. Toute l’histoire du XIXe siècle en Russie, tout le « cours de la vie russe » ont mis en avant cette question, l’ont rendue actuelle, — actuelle au plus haut point, et toute la législation russe s’en est ressentie. Comment le Loutch a-t-il pu arriver à cette monstrueuse contre-vérité ?

   Il devait y arriver, parce que subjugué par la politique libérale ; or les libéraux restent fidèles à eux-mêmes lorsqu’ils rejettent (ou bien refoulent, à l’exemple du Loutch) la revendication paysanne. La bourgeoisie libérale le fait parce que sa situation de classe l’oblige à s’accommoder aux propriétaires fonciers et à s’affirmer contre le mouvement populaire.

   Le Loutch apporte aux ouvriers les idées des propriétaires fonciers libéraux et commet une trahison à l’égard de la paysannerie démocratique.

   Poursuivons. Est-ce que, vraiment, la liberté d’association est seule « actuelle » ? Et l’inviolabilité de la personne ? Et la suppression du bon plaisir et de l’arbitraire ? Et le suffrage universel, etc. ? Et la Chambre unique ? Et tout le reste ? Tout ouvrier un peu instruit et qui se rappelle le passé récent, sait parfaitement que tout cela est actuel. Dans des milliers d’articles et de discours, tous les libéraux reconnaissent que tout cela est actuel. Pourquoi donc le Loutch déclare-t-il actuelle une seule liberté, fût-elle importante entre toutes, tandis que les conditions fondamentales de la liberté politique, de la démocratie et du régime constitutionnel, il les a rayées, refoulées, reléguées aux archives de la « propagande », il les a retranchées de l’agitation ?

   Pour la raison, mais pour la raison seule, que le Loutch n accepte pas ce qui est inacceptable pour les libéraux.

   Au point de vue de ce qui est actuel pour les masses, des nécessités du mouvement ouvrier, et du cours de la vie russe, il n’existe pas de différence entre les trois revendications de Mouranov et de la Pravda (disons pour être bref : les revendications des marxistes conséquents). Les revendications ouvrières, paysannes et de politique générale sont pareillement actuelles pour les masses ; elles ont été pareillement imposées tout à la fois par les nécessités du mouvement ouvrier et par « tout le cours de la vie russe». Au point de vue du caractère «partiel», cher à notre adorateur de la modération et de la ponctualité, toutes les trois revendications sont aussi pareilles : elles sont « partielles » par rapport au but final, mais elles sont très élevées, par exemple, par rapport à l’« Europe » en général.

   Comment se fait-il donc que le Loutch accepte la journée de huit heures et repousse le reste ? Pourquoi a-t-il décidé, aux lieu et place des ouvriers, que la journée de huit heures « joue un rôle » dans leur lutte quotidienne, tandis que les revendications de politique générale et les revendications paysannes ne jouent pas ce rôle ? Les faits nous disent, d’une part, que les ouvriers, dans leur lutte de tous les jours, formulent des revendications de politique générale aussi bien que des revendications paysannes, et que, d’autre part, ils luttent souvent pour des réductions plus modestes de la journée de travail.

   Quelle en est donc la raison ?

   La raison en est dans le réformisme du Loutch, qui rejette comme d’habitude sur les « masses », sûr le « cours de l’histoire », etc., toute cette étroitesse libérale qui est bien la sienne.

   D’une façon générale, le réformisme consiste en ceci : les gens se contentent de faire de l’agitation pour des changements qui ne réclament pas la suppression des bases essentielles de la vieille classe dominante, pour des changements compatibles avec le maintien de ces bases. La journée de huit heures est compatible avec le maintien du pouvoir du capital. Les libéraux russes, pour attirer les ouvriers, sont prêts eux-mêmes à souscrire (« dans la mesure du possible ») à cette revendication. Quant aux revendications pour lesquelles le Loutch ne veut pas « faire de l’agitation », elles sont incompatibles avec le maintien des bases du régime féodal, précapitaliste.

   Le Loutch bannit de son agitation justement ce qui est inacceptable pour les libéraux, qui ne veulent pas supprimer le pouvoir des propriétaires fonciers, qui ne veulent que partager le pouvoir et les privilèges. Le Loutch bannit justement ce qui est incompatible du point de vue du réformisme.

   Là gît le lièvre.

   Ni Mouranov, ni la Pravda, ni tous les marxistes ne repoussent les revendications partielles. Sottises que tout cela. Exemple : les assurances. Ce que nous repoussons, c’est la mystification du peuple par des bavardages sur les revendications partielles, par le réformisme. Dans la Russie d’aujourd’hui, nous repoussons le réformisme libéral comme utopique, égoïste et mensonger, comme reposant sur des illusions constitutionnelles, comme étant tout imprégné de l’esprit de servilité devant les propriétaires fonciers. Voilà le fin fond du problème que le Loutch embrouille et dissimule sous des phrasés sur les « revendications partielles » en général, bien qu’il reconnaisse lui-même que ni Mouranov ni la Pravda ne repoussent certaines « revendications partielles ».

   Le Loutch tronque les mots d’ordre marxistes, les adapte à l’étroite mesure réformiste libérale, faisant ainsi passer les idées bourgeoises dans le milieu ouvrier.

   La lutte des marxistes contre les liquidateurs n’est pas autre chose que l’expression de la lutte des ouvriers avancés contre les bourgeois libéraux, pour l’influence sur les masses populaires, pour leur instruction et leur éducation politiques.

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