Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne

Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne

Lénine

   Thèses sur la guerre, écrites par Lénine au plus tard le 24 août (6 septembre) 1914, lorsqu’il arriva à Berne (Suisse), venant de Poronin (Galicie). Ces thèses furent discutées à la conférence du groupe bolchevik de Berne entre le 24 et le 26 août (le 6 et le 8 septembre) ; elles furent adoptées et expédiées, en tant que résolution du groupe, aux autres sections bolcheviques à l’étranger. Pour des raisons de sécurité, la copie faite par N. Kroupskaïa porte cette mention : « Copie d’un appel édité au Danemark. »

   Les thèses furent envoyées clandestinement en Russie pour être discutées par les membres du Comité central du Parti résidant en Russie, les organisations du Parti et la fraction bolchevique de la Douma.

   Par l’intermédiaire des social-démocrates suisses, les thèses furent également transmises à la conférence socialiste italo-suisse qui se tint le 27 septembre 1914 à Lugano (Suisse) et qui s’en inspira largement dans sa résolution.

   Ayant appris que les thèses avaient été approuvées en Russie, Lénine les remania pour en faire un manifeste du Comité central du P.O.S.D.R. : La guerre et la social-démocratie russe (voir le présent tome, pp. 19-28).

   L’introduction aux thèses, intitulée : La social-démocratie russe et la guerre européenne et rédigée par Lénine sur une feuille séparée, a été retrouvée ultérieurement et est publiée pour la première fois dans les Œuvres.


La social-démocratie russe et la guerre européenne

   Nous avons appris de source digne de foi que des dirigeants du Parti ouvrier social-démocrate de Russie ont tenu dernièrement une conférence sur le problème de la guerre européenne. Cette conférence n’avait pas un caractère absolument officiel, car le Comité central du P.O.S.D.R. n’avait pu encore se réunir en raison des multiples arrestations et de la répression sans précédent dont il est l’objet de la part du gouvernement tsariste. Mais nous savons fort bien que cette conférence a réellement exprimé l’opinion des milieux les plus influents du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.

   La conférence a adopté la résolution ci-après, que nous reproduisons dans son texte intégral, à titre de document :

Résolution d’un groupe de social-démocrates

   1. La guerre européenne et mondiale présente tous les caractères d’une guerre bourgeoise, impérialiste, dynastique. La lutte pour les marchés et pour le pillage des autres Etats, la volonté d’enrayer le mouvement révolutionnaire du prolétariat et de la démocratie à l’intérieur des pays belligérants, la tentative de duper, de diviser et de décimer les prolétaires de tous les pays en jetant les esclaves salariés d’une nation contre ceux d’une autre au profit de la bourgeoisie, tel est le seul contenu réel de la guerre, telle est sa signification.

   2. L’attitude des chefs du parti social-démocrate allemand, — le plus fort et le plus influent des partis de la II° Internationale (1889-1914), — qui ont voté le budget de guerre et qui reprennent la phraséologie bourgeoise et chauvine des hobereaux prussiens et de la bourgeoisie, est une trahison pure et simple du socialisme. Cette attitude ne peut se justifier en aucune façon, pas même en supposant que le parti social-démocrate allemand soit extrêmement faible et provisoirement obligé de se plier à la volonté de la majorité bourgeoise de la nation. En fait, dans la situation présente, ce parti a pratiqué une politique national-libérale.

   3. L’attitude des chefs des partis social-démocrates belge et français, qui ont trahi le socialisme en entrant dans les ministères bourgeois((. Vandervelde en Belgique, J. Guesde, M. Sembat et A. Thomas en France étaient entrés dans des ministères bourgeois.)), mérite d’être condamnée au même titre.

   4. La trahison du socialisme par la majorité des chefs de la II° Internationale (1889-1914) signifie la faillite idéologique et politique de cette dernière. Cette faillite a pour cause fondamentale la prédominance au sein de l’Internationale de l’opportunisme petit-bourgeois, dont le caractère bourgeois et le danger qu’il constituait étaient depuis longtemps déjà signalés par les meilleurs représentants du prolétariat révolutionnaire de tous les pays. Les opportunistes avaient préparé de longue date la faillite de la IIe Internationale, en répudiant la révolution socialiste pour lui substituer le réformisme bourgeois ; en répudiant la lutte des classes et la nécessité de la transformer, le cas échéant, en guerre civile, et en se faisant les apôtres de la collaboration des classes ; en prêchant le chauvinisme bourgeois sous couleur de patriotisme et de défense de la patrie et en méconnaissant ou en niant cette vérité fondamentale du socialisme, déjà exposée dans le Manifeste du Parti communiste, que les ouvriers n’ont pas de patrie ; en se bornant, dans la lutte contre le militarisme, à un point de vue sentimental petit-bourgeois, au lieu d’admettre la nécessité de la guerre révolutionnaire des prolétaires de tous les pays contre la bourgeoisie de tous les pays ; en faisant un fétiche de la légalité et du parlementarisme bourgeois qui doivent nécessairement être mis à profit, en oubliant qu’aux époques de crise, les formes illégales d’organisation et d’agitation deviennent indispensables. L’un des organes internationaux de l’opportunisme, la revue allemande Sozialistische Monatshefte((Sozialistische Monatshefte [Cahiers socialistes mensuels], revue, principal organe des opportunistes de la social-démocratie allemande, un des organes de l’opportunisme international. )), qui a depuis longtemps adopté une attitude national-libérale célèbre aujourd’hui, à très juste titre, sa victoire sur le socialisme européen. Le « centre » du parti social-démocrate allemand et des autres partis social-démocrates a, en fait lâchement capitulé devant les opportunistes. La future Internationale doit débarrasser définitivement et résolument le socialisme de ce courant bourgeois.

   5. Parmi les sophismes bourgeois et chauvins dont usent le plus souvent, pour duper les masses, les partis et les gouvernements bourgeois des deux principales nations rivales du continent : la France et l’Allemagne, et que les opportunistes socialistes avérés ou camouflés qui se traînent servilement à la remorque de la bourgeoisie répètent après eux, il faut tout particulièrement noter et stigmatiser les suivants: lorsque les bourgeois allemands prétendent qu’ils défendent la patrie, qu’ils luttent contre le tsarisme, qu’ils protègent le libre développement culturel et national, ils mentent, car les hobereaux prussiens, Guillaume en tête, et la grande bourgeoisie allemande ont toujours eu pour politique de défendre la monarchie tsariste, et ils ne manqueront pas quelle que soit l’issue de la guerre, de faire tous leurs efforts pour la soutenir ; ils mentent car, en réalité, la bourgeoisie autrichienne a entrepris contre la Serbie une guerre de rapine, car la bourgeoisie allemande opprime des Danois, des Polonais et des Français en Alsace-Lorraine, et mène contre la Belgique et la France une guerre d’agression visant a dépouiller des peuples plus riches et plus libres, en les attaquant au moment qui lui semblait le plus propice pour utiliser les derniers perfectionnements de son matériel de guerre, et à la veille de l’application d’un « vaste programme militaire » en Russie.
Lorsque les bourgeois français se réclament, exactement de la même façon, de la défense de la patrie, etc., ils mentent eux aussi car, en réalité, ils défendent des pays moins avancés du point de vue de la technique capitaliste et se développant plus lentement, en se servant de leurs milliards pour soudoyer les bandes de Cent-Noirs du tsarisme russe et leur faire mener une guerre d’agression, dont le but est le pillage des terres allemandes et autrichiennes. Les deux groupes de nations belligérantes ne le cèdent en rien l’un à l’autre sur le chapitre de la cruauté et de la barbarie dans la conduite de la guerre.

   6. La social-démocratie de Russie a pour tâche essentielle et primordiale de mener un combat impitoyable contre le chauvinisme grand-russe et monarcho-tsariste, et contre les sophismes qu’invoquent pour le défendre les libéraux, les cadets, une partie des populistes et les autres partis bourgeois. Du point de vue de la classe ouvrière et des masses laborieuses des peuples de Russie, le moindre mal serait la défaite de la monarchie tsariste et de ses armées qui oppriment la Pologne, l’Ukraine et nombre d’autres peuples de Russie, et qui attisent la haine nationale afin de renforcer le joug des Grands-Russes sur les autres nationalités et de consolider le pouvoir réactionnaire et barbare de la monarchie tsariste.

   7. Les mots d’ordre de la social-démocratie doivent être actuellement ; premièrement, vaste propagande, dans l’armée comme sur le théâtre des opérations, en faveur de la révolution socialiste et de la nécessité de tourner les armes non pas contre ses frères, les esclaves salariés des autres pays, mais contre les gouvernements et les partis réactionnaires et bourgeois de tous les pays. Nécessité absolue d’organiser des cellules et des groupes illégaux dans les armées de toutes les nations afin d’y mener cette propagande dans toutes les langues. Lutte impitoyable contre le chauvinisme et le « patriotisme » des petits bourgeois et des bourgeois de tous les pays, sans exception. En appeler absolument, contre les leaders de l’Internationale actuelle qui ont trahi le socialisme, à la conscience révolutionnaire des masses ouvrières sur lesquelles retombe tout le poids de la guerre et qui, dans la plupart des cas, sont hostiles au chauvinisme et à l’opportunisme ; deuxièmement, propagande en faveur d’une république allemande, d’une république polonaise, d’une république russe et d’autres encore, et de la transformation de tous les Etats européens en Etats-Unis républicains d’Europe; tel doit être l’un des mots d’ordre les plus immédiats ; troisièmement, lutte axée particulièrement contre la monarchie tsariste et le chauvinisme grand-russe, panslaviste ; propagande en faveur de la révolution en Russie, ainsi que de l’affranchissement des peuples opprimés par la Russie, et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, en posant les mots d’ordre immédiats : république démocratique, confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et journée de travail de 8 heures.

   Un groupe de social-démocrates, membres du P.O.S.D.R.

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