La situation dans l’internationale socialiste

Les tâches du prolétariat dans notre révolution

Lénine

La situation dans l’internationale socialiste

   16. Les obligations internationales de la classe ouvrière de Russie, aujourd’hui surtout, s’inscrivent avec force au premier plan.

   On ne jure plus à notre époque que par l’internationalisme. Jusqu’aux chauvins-défensistes, jusqu’à MM. Plékhanov et Potressov, jusqu’à Kérenski qui se disent internationalistes.

   D’autant plus impérieux est le devoir qu’a le parti du prolétariat d’opposer, avec une clarté, une précision, une netteté parfaites, l’internationalisme en fait à l’internationalisme en paroles.

   Appels platoniques aux ouvriers de tous les pays ; vaines assurances d’attachement à l’internationalisme, tentatives directes ou indirectes d’établir un « tour » pour l’action du prolétariat révolutionnaire dans les divers pays belligérants ; recherche laborieuse d’une « entente » entre les socialistes des pays belligérants à propos de la lutte révolutionnaire, organisation tapageuse de congrès socialistes en vue d’une campagne pour la paix, etc., etc. : tout cela n’est, par sa valeur objective, si sincères que soient les protagonistes de ces idées, de ces tentatives, ou de ces plans, tout cela n’est que verbiage ou, dans le meilleur des cas, souhaits innocents et bien intentionnés, propres uniquement à voiler la duperie des masses par les chauvins. Les social-chauvins français, qui sont les plus habiles, les plus rompus aux filouteries parlementaires, ont depuis longtemps battu le record dans l’art de prononcer des phrases pacifistes et internationalistes infiniment grandiloquentes et sonores, tout en trahissant avec un cynisme inouï le socialisme et l’Internationale, tout en faisant partie des ministères qui mènent la guerre impérialiste, tout en votant les crédits ou les emprunts (comme Tchkhéidzé, Skobélev, Tsérétéli, Stéklov l’ont fait récemment en Russie), tout en s’opposant à la lutte révolutionnaire dans leur propre pays, etc., etc.

   Les bonnes gens oublient souvent la cruauté et la férocité de la guerre impérialiste mondiale. Cette situation ne souffre pas la phrase, elle se moque des souhaits innocents et sucrés.

   Il n’est qu’un seul et unique internationalisme de fait : travailler avec abnégation au développement du mouvement révolutionnaire et de la lutte révolutionnaire dans son pays, soutenir (par la propagande, par la sympathie, par une aide matérielle) cette même lutte, cette même ligne et elle seule, dans tous les pays sans exception.

   Le reste n’est que mensonge et manilovisme((Manilovisme, placidité, fantaisie oiseuse, sentimentalisme doucereux. Manilov, personnage des Ames mortes de Gogol.)).

   Trois tendances se sont dessinées dans le mouvement ouvrier et socialiste international, depuis plus de deux ans de guerre, dans tous les pays. Quiconque s’écarte du terrain de la réalité, se refuse à constater ces trois tendances, à les analyser, à lutter de façon conséquente pour la tendance qui défend l’internationalisme en fait, se condamne à l’inertie, à l’impuissance et à l’erreur.

   Ces trois tendances sont les suivantes :

   1) Les social-chauvins, c’est-à-dire socialistes en paroles, chauvins en fait, gens qui admettent la « défense de la patrie » dans la guerre impérialiste (et, avant tout, dans la guerre impérialiste actuelle).

   Ce sont nos adversaires de classe. Ils sont passés à la bourgeoisie.

   Tels sont la plupart des chefs officiels de l’officielle social-démocratie dans tous les pays. MM. Plékhanov et consorts en Russie, les Scheidemann en Allemagne ; Renaudel, Guesde, Sembat en France ; Bissolati et consorts en Italie ; Hyndman, les fabiens et les « labouristes » (chefs du « parti travailliste ») en Angleterre ; Branting et consorts en Suède ; Troelstra et son parti en Hollande ; Stauning et son parti au Danemark ; Victor Berger et autres « défenseurs de la patrie » aux Etats-Unis, etc.

   2) La deuxième tendance est ce qu’on appelle le « centre » qui hésite entre les social-chauvins et les internationalistes en fait.

   Ceux du « centre » jurent leurs grands dieux qu’ils sont marxistes, internationalistes, qu’ils sont pour la paix, pour toutes « pressions » et « revendications » tendant à obliger les gouvernements à « exprimer la volonté de paix du peuple », pour toutes les campagnes possibles en faveur de la paix, pour la paix sans annexions, etc., etc., et pour la paix avec les social-chauvins. Le « centre » est pour l’ « unité », le centre est adversaire de la scission.

   Le « centre », c’est le règne de la phrase petite-bourgeoise débonnaire, de l’internationalisme en paroles, d’un opportunisme pusillanime et de la complaisance pour Ses social-chauvins en fait.

   Le fond de la question, c’est que le « centre » n’est pas convaincu de la nécessité d’une révolution contre son propre gouvernement ; il ne la préconise pas ; au lieu de mener une lutte révolutionnaire décidée, il invente, pour s’y soustraire, les faux-fuyants les plus plats, bien qu’à résonance archi-« marxiste ».

   Les social-chauvins sont nos adversaires de classe, ce sont des bourgeois installés dans le mouvement ouvrier. Ils y représentent une couche, des groupes, des milieux ouvriers objectivement achetés par la bourgeoisie (meilleurs salaires, postes honorifiques, etc.), qui aident leur bourgeoisie à piller et à étrangler les peuples petits et faibles, à faire la guerre pour le partage du butin capitaliste.

   Le « centre », ce sont des hommes de routine, rongés par une légalité pourrie, corrompus par l’atmosphère du parlementarisme, etc., des fonctionnaires habitués aux sinécures et au travail « de tout repos ». Historiquement et économiquement parlant, ils ne représentent pas une couche sociale distincte, ils représentent simplement la transition entre une phase révolue du mouvement ouvrier, celle de 1871-1914, féconde à bien des égards, surtout dans l’art nécessaire au prolétariat de l’organisation lente, soutenue, méthodique à une grande et très grande échelle, — et la phase nouvelle, devenue objectivement nécessaire depuis la première guerre impérialiste mondiale, qui a inauguré l’ère de la révolution sociale.

   Le principal leader et représentant du « centre » est Karl Kautsky : il jouissait dans la IIe Internationale (1889-1914) de la plus haute autorité. Depuis août 1914 il offre un exemple de reniement complet du marxisme, de veulerie inouïe, d’hésitations et de trahisons lamentables. La tendance du « centre », c’est Kautsky, Haase, Ledebour, ce qu’on appelle la « ligue ouvrière » «ou la « ligue du travail » au Reichstag ; en France, Longuet, Pressemane et les « minoritaires » (les menchéviks) en général ; en Angleterre, Philip Snowden, Ramsay MacDonald et nombre d’autres leaders de l’« Independent Labour Party » et, partiellement, du Parti socialiste de Grande-Bretagne ; Morris Hilquitt et nombre d’autres aux Etats-Unis ; Turati, Trêves, Modigliani, etc., en Italie ; Robert Grimm, etc. en Suisse ; Victor Adler et Cie en Autriche ; le parti du Comité d’organisation, Axelrod, Martov, Tchkhéidzé, Tsérétéli et les autres, en Russie, etc.

   Sans doute, certains individus passent parfois, sans s’en rendre compte, de la position du social-chauvinisme à celle du « centre » et vice versa. Cela se conçoit. Tout marxiste sait que les classes demeurent distinctes, bien que des individus passent aisément d’une classe à l’autre. De même les tendances dans la vie politique se distinguent entre elles, bien que des individus passent aisément d’une tendance à l’autre, malgré les tentatives et les efforts prodigués pour amener la fusion de ces tendances.

   3) La troisième tendance est celle des internationalistes en fait, représentés le plus fidèlement par la « Gauche de Zimmerwald »((La « Gauche de Zimmerwald », groupe de gauche constitué par Lénine à la première Conférence mondiale des internationalistes, tenue en septembre 1915 à Zimmerwald, et unissant les éléments révolutionnaires du mouvement socialiste international.)) (nous reproduisons en annexe son manifeste de septembre 1915, afin que le lecteur puisse prendre connaissance, dans un document authentique, de la façon dont cette tendance est née). Caractère distinctif essentiel : rupture complète et avec les social-chauvins, et avec le « centre ». Lutte révolutionnaire à outrance contre son gouvernement impérialiste et sa bourgeoisie impérialiste. Principe : « l’ennemi principal est dans notre propre pays ». Guerre sans merci à la phrase sucrée des social-pacifistes (le social-pacifiste est un socialiste en paroles, un pacifiste bourgeois en fait ; les pacifistes bourgeois rêvent d’une paix éternelle sans renversement du joug et de la domination du capital) et aux faux-fuyants de toutes sortes tendant à nier la possibilité, la nécessité ou l’opportunité de la lutte révolutionnaire du prolétariat et de la révolution prolétarienne socialiste, en liaison avec la guerre actuelle.

   Les représentants les plus marquants de cette tendance sont : en Allemagne, le « groupe Spartacus » ou « groupe de l’Internationale », auquel appartient Karl Liebknecht. Karl Liebknecht est le représentant le plus notoire de cette tendance et de la nouvelle, de la véritable Internationale prolétarienne.

   Karl Liebknecht a appelé les ouvriers et les soldats d’Allemagne à tourner leurs armes contre leur gouvernement. Il l’a fait ouvertement, du haut de la tribune du Parlement (Reichstag). Puis, muni de proclamations clandestinement imprimées, il s’est rendu sur la place de Potsdam, l’une des plus vastes de Berlin, à une manifestation, en lançant l’appel : « A bas le gouvernement ! » Arrêté, il a été condamné aux travaux forcés. Il est maintenant enfermé dans un bagne, ainsi que des centaines sinon des milliers de vrais socialistes d’Allemagne emprisonnés pour avoir lutté contre la guerre.

   Karl Liebknecht a mené une lutte implacable dans ses discours et dans ses lettres, non seulement contre les Plékhanov et les Potressov de chez lui (les Scheidemann, les Legien, les David et Cie), mais aussi contre les hommes du centre, contre les Tchkhéidzé, les Tsérétéli de chez lui (Kautsky, Haase, Ledebour et Cie).

   Karl Liebknecht et son ami Otto Ruhle ont, seuls sur cent dix députés, rompu la discipline, brisé l’« unité » avec le « centre » et les chauvins, ils ont marché contre tous. Liebknecht seul représente le socialisme, la cause prolétarienne, la révolution prolétarienne. Tout le reste de la social-démocratie allemande n’est, selon la juste expression de Rosa Luxembourg (elle aussi membre et l’un des chefs du « groupe Spartacus »), qu’un cadavre puant.

   Un autre groupe d’internationalistes en fait, en Allemagne, est celui du journal Arbeiterpolitik de Brème.

   En France, Loriot et ses amis (Bourderon et Merxheim sont tombés au social-pacifisme) se rapprochent le plus des internationalistes en fait, ainsi que le Français Henri Guilbeaux qui publie à Genève la revue Demain. En Angleterre, le journal The Trade-Unionist et certains membres du Parti socialiste britannique et de l’Independent Labour Party (William Russell, par exemple, qui a appelé ouvertement à rompre avec les chefs traîtres au socialisme), le socialiste écossais MacLean, instituteur condamné aux travaux forcés par le gouvernement bourgeois anglais pour sa lutte révolutionnaire contre la guerre. Des centaines de socialistes anglais sont en prison pour ces mêmes crimes. Eux, et eux seuls, sont des internationalistes en fait. Aux Etats-Unis, ie « Parti Ouvrier Socialiste » et ceux des éléments du « Parti Socialiste » opportuniste qui publient depuis janvier 1917 le journal The Internationalist ; en Hollande, le parti des « tribunistes » qui édite le journal De Tribune (Pannekoek, Hermann Gorter, Wijnkoop, Henriette Roland-Holst), qui représenta le centre à Zimmerwald et qui maintenant est venu à nous ; en Suède, le parti des jeunes ou des gauches avec des leaders comme Lindhagen, Ture Nermann, Carlsson, Stroem, Z. Hooglund, qui prit part personnellement, à Zimmerwald, à la fondation de la « gauche zimmerwaldienne » et est actuellement condamné à la prison pour sa lutte révolutionnaire contre la guerre. Au Danemark, Trier et ses amis, qui ont quitté le parti « social-démocrate » danois, devenu entièrement bourgeois, avec le ministre Stauning à sa tête ; en Bulgarie, les « tesniaki » ; en Italie, les plus proches sont le secrétaire du parti Constantin Lazzari et Serrati, rédacteur en chef de l’organe central Avanti! En Pologne, Radek, Hanecki et les autres leaders de la social-démocratie groupée autour du Kraïévoé Pravlénié ; Rosa Luxembourg, Tyszka et les autres leaders de la social démocratie groupée autour du Glavnoé Pravlénié ; en Suisse, ceux de la gauche qui ont rédigé les considérants du « référendum » (de janvier 1917) pour la lutte contre les socialchauvins et le « centre » de leur pays et qui ont présenté au congrès socialiste du canton de Zurich, tenu le 11 février 1917 à Toess, une motion inspirée de principes révolutionnaires et dirigée contre la guerre ; en Autriche, les jeunes amis de gauche de Frédéric Adler, dont plusieurs ont milité au club Karl Marx de Vienne, aujourd’hui fermé par le gouvernement ultraréactionnaire d’Autriche, qui toiture Frédéric Adler pour le coup de revolver héroïque, quoique peu réfléchi, qu’il a tiré sur un ministre, etc., etc.

   Peu importent les nuances qui existent aussi entre ces gauches. L’essentiel est dans la tendance générale. La vérité c’est qu’il n’est pas facile d’être internationaliste en fait, en cette époque d’horrible guerre impérialiste. Ces hommes ne sont pas nombreux, mais tout l’avenir du socialisme est en eux seuls ; eux seuls sont les chefs des masses, et non leurs corrupteurs.

   Les distinctions entre réformistes et révolutionnaires, parmi les social-démocrates, parmi les socialistes en général, devaient nécessairement se modifier dans les conditions de la guerre impérialiste. Quiconque se contente de présenter des « revendications » aux gouvernements bourgeois pour qu’ils signent la paix ou « expriment la volonté de paix des peuples », etc., glisse en fait vers le réformisme. Car, objectivement, le problème de la guerre ne se pose que sur le plan révolutionnaire.

   On ne saurait se tirer de la guerre pour établir une paix démocratique non imposée par la violence, pour affranchir les peuples de la servitude des milliards d’intérêts à payer à messieurs les capitalistes qui se sont enrichis « grâce à la guerre», on ne saurait en sortir autrement que par la révolution du prolétariat.

   On peut et l’on doit réclamer des gouvernements bourgeois les réformes les plus diverses ; mais on ne peut, sans verser dans le manilovisme et le réformisme, exiger de ces hommes et de ces classes enserrés par mille liens au capital impérialiste, qu’ils rompent ces liens. Or, sans cette rupture, tous les propos sur la guerre à la guerre ne sont que phrases vides et trompeuses.

   Les « kautskistes », les « centristes » sont des révolutionnaires en paroles, des réformistes en fait ; des internationalistes en paroles, des auxiliaires du social-chauvinisme en fait.

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