Le développement de l’organisation soviétique

Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets

Lénine

VIII. Le développement de l’organisation soviétique

   Le caractère socialiste de la démocratie soviétique, c’est-à-dire prolétarienne, dans son application concrète, déterminée, consiste en ceci : premièrement, les électeurs sont les masses laborieuses et exploitées, la bourgeoisie en est exceptée ; deuxièmement, toutes les formalités et restrictions bureaucratiques en matière d’élections sont supprimées, les masses fixent elles-mêmes le mode et la date des élections et ont toute liberté pour révoquer leurs élus ; troisièmement, on voit se former la meilleure organisation de masse de l’avant-garde des travailleurs, du prolétariat de la grande industrie, organisation qui lui permet de diriger la très grande masse des exploités, de les faire participer activement à la vie politique, de les éduquer politiquement par leur propre expérience, et de s’attaquer ainsi pour la première fois à cette tâche : faire en sorte que ce soit véritablement la population tout entière qui apprenne à gouverner et qui commence à gouverner.

   Tels sont les principaux signes distinctifs de la démocratie appliquée en Russie, démocratie de type supérieur, qui brise avec sa déformation bourgeoise et marque la transition à la démocratie socialiste et aux conditions dans lesquelles l’Etat pourra commencer à s’éteindre.

   Bien entendu, l’élément de la désorganisation petite-bourgeoise (qui se manifestera inévitablement plus ou moins dans toute révolution prolétarienne, et qui, dans notre révolution à nous, se manifeste avec une extrême vigueur en raison du caractère petit-bourgeois du pays, de son état arriéré et des conséquences de la guerre réactionnaire) doit forcément marquer les Soviets, eux aussi, de son empreinte.

   Nous devons travailler sans relâche à développer l’organisation des Soviets et du pouvoir des Soviets. Il existe une tendance petite-bourgeoise qui vise à transformer les membres des Soviets en « parlementaires » ou, d’autre part, en bureaucrates. Il faut combattre cette tendance en faisant participer pratiquement tous les membres des Soviets à la direction des affaires. En maints endroits, les sections des Soviets se transforment en organismes qui fusionnent peu à peu avec les commissariats.

   Notre but est de faire participer pratiquement tous les pauvres sans exception au gouvernement du pays ; et toutes les mesures prises dans ce sens — plus elles seront variées, mieux cela vaudra — doivent être soigneusement enregistrées, étudiées, systématisées, mises à l’épreuve d’une expérience plus vaste, et recevoir force de loi. Notre but est de faire remplir gratuitement les fonctions d’Etat par tous les travailleurs, une fois qu’ils ont terminé leur huit heures de «tâches» dans la production : il est particulièrement difficile d’y arriver, mais là seulement est la garantie de la consolidation définitive du socialisme. Il est tout naturel que la nouveauté et la difficulté de ce changement donnent lieu à une quantité de tâtonnements, d’erreurs et d’hésitations, sans lesquels aucun progrès rapide ne saurait se faire. La situation actuelle a ceci d’original, du point de vue de beaucoup de gens qui désirent passer pour des socialistes, qu’ils ont pris l’habitude d’opposer le capitalisme au socialisme dans l’abstrait, en plaçant d’un air grave, entre le premier et le second, le mot : « bond » (certains, se souvenant de bribes de textes lus chez Engels, ajoutent d’un air plus grave encore : « Le bond du règne de la nécessité dans le règne de la liberté »).

   La plupart de ces pseudo-socialistes, qui ont « lu des livres » à propos du socialisme, mais sans jamais approfondir sérieusement la question, sont incapables de considérer que les maîtres du socialisme entendaient par « bond » un tournant sous l’angle de l’histoire mondiale, et que des bonds de ce genre s’étendent à des périodes de dix ans et parfois plus. Il est tout naturel qu’à de pareils moments la fameuse « intelliguentsia » fournisse une infinité de pleureuses : l’une pleure l’Assemblée constituante, l’autre la discipline bourgeoise, la troisième le régime capitaliste, la quatrième le seigneur terrien cultivé, la cinquième l’impérialisme dominateur, et ainsi de suite.

   Ce qu’une époque de grands bonds a de vraiment intéressant, c’est que la profusion des débris du passé, qui s’accumulent parfois plus vite que les germes (pas toujours visibles au début) de l’ordre nouveau, exige que l’on sache discerner l’essentiel dans la ligne ou dans la chaîne du développement. Il est des moments historiques où l’essentiel, pour le succès de la révolution, est d’accumuler le plus possible de débris, c’est-à-dire de faire sauter le plus possible de vieilles institutions ; il est des moments où l’on en a fait sauter assez et où s’inscrit à l’ordre du jour la besogne « prosaïque » (« fastidieuse » pour le révolutionnaire petit-bourgeois) qui consiste à déblayer le terrain des débris qui l’encombrent ; il est d’autres moments où ce qui importe le plus, c’est de cultiver soigneusement les germes du monde nouveau qui poussent de dessous les débris jonchant le sol encore mal déblayé de la pierraille.

   Il ne suffit pas d’être un révolutionnaire et un partisan du socialisme, ou un communiste en général. Il faut savoir trouver, à chaque moment donné, le maillon précis dont on doit se saisir de toutes ses forces pour retenir toute la chaîne et préparer solidement le passage au maillon suivant ; l’ordre de succession des maillons, leur forme, leur assemblage et ce qui les distingue les uns des autres, ne sont pas aussi simples, ni aussi rudimentaires dans une chaîne d’événements historiques que dans une chaîne ordinaire, sortie des mains d’un forgeron.

   La lutte contre la déformation bureaucratique de l’organisation soviétique est garantie par la solidité des liens unissant les Soviets au « peuple », c’est-à-dire aux travailleurs et aux exploités, par la souplesse et l’élasticité de ces liens. Les parlements bourgeois, même celui de la république capitaliste la meilleure du monde au point de vue démocratique, ne sont jamais considérés par les pauvres comme des institutions « à eux ». Tandis que, pour la masse des ouvriers et des paysans, les Soviets sont « à eux » et bien à eux. Aujourd’hui, les « socialdémocrates » de la nuance Scheidemann ou, ce qui est à peu près la même chose, de la nuance Martov, éprouvent de la répugnance pour les Soviets, et se sentent attirés vers le respectable parlement bourgeois, ou l’Assemblée constituante, exactement comme Tourgueniev se sentait attiré il y a soixante ans vers la Constitution monarchique et nobiliaire modérée et éprouvait de la répugnance pour le démocratisme moujik de Dobrolioubov et Tchernychevski.

   C’est le contact des Soviets avec le « peuple » des travailleurs qui crée précisément des formes particulières de contrôle par en bas, comme, par exemple, la révocation des députés, formes que l’on doit maintenant développer avec un zèle tout particulier. Ainsi les Soviets de l’instruction publique en tant que conférences périodiques des électeurs soviétiques et de leurs délégués, discutant et contrôlant l’activité des autorités soviétiques dans ce domaine, méritent toute notre sympathie et tout notre appui. Rien ne serait plus stupide que de transformer les Soviets en quelque chose de figé, que d’en faire un but en soi. Plus nous devons nous affirmer résolument aujourd’hui pour un pouvoir fort et sans merci, pour la dictature personnelle dans telles branches du travail, dans tel exercice de fonctions de pure exécution, et plus doivent être variés les formes et les moyens de contrôle par en bas, afin de paralyser la moindre déformation possible du pouvoir des Soviets, afin d’extirper encore et toujours l’ivraie du bureaucratisme.

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