L’importance de la lutte pour le recensement et le contrôle populaires

Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets

Lénine

IV. L’importance de la lutte pour le recensement et le contrôle populaires

   L’Etat, qui fut durant des siècles un instrument d’oppression et de spoliation du peuple, nous a légué la haine farouche et la méfiance des masses envers tout ce qui se rapporte aux choses de l’Etat. Surmonter cet état d’esprit est une tâche très difficile, dont seul le pouvoir des Soviets peut venir à bout, mais qui, même de la part de celui-ci, demande un effort prolongé et une extrême persévérance. Dans le domaine du recensement et du contrôle, question capitale pour la révolution socialiste au lendemain du renversement de la bourgeoisie, cet « héritage » se fait sentir avec une acuité particulière. Un certain temps s’écoulera forcément avant que les masses, qui se sentent pour la première fois libres depuis le renversement des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie, comprennent, non par des livres, mais par leur propre expérience, par leur expérience soviétique, comprennent et sentent bien que, sans un vaste recensement et contrôle exercés par l’Etat sur la production et la répartition des produits, le pouvoir des travailleurs, la liberté des travailleurs, ne pourront pas se maintenir, et le retour sous le joug du capitalisme sera inévitable.

   Toutes les habitudes et les traditions de la bourgeoisie en général, et de la petite bourgeoisie en particulier, s’opposent, elles aussi, au contrôle de l’Etat et s’affirment pour l’inviolabilité de la « sacro-sainte propriété privée », de la « sacro-sainte » entreprise privée. Nous constatons maintenant de toute évidence à quel point est juste la thèse marxiste selon laquelle l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme sont des tendances bourgeoises ; combien celles-ci sont en contradiction irréductible avec le socialisme, la dictature du prolétariat, le communisme. La lutte pour inculquer aux masses l’idée de l’enregistrement et du contrôle d’Etat soviétiques — , la lutte pour l’application de cette idée, pour la rupture avec le passé maudit qui avait habitué les gens à considérer l’effort pour se procurer le pain et les vêtements comme une affaire « privée », la vente et l’achat, comme une transaction qui « ne regarde que moi », c’est là une lutte d’une immense envergure, d’une portée historique universelle, de la conscience socialiste contre la spontanéité bourgeoise et anarchique.

   Le contrôle ouvrier est introduit chez nous comme une loi, mais c’est à peine s’il commence à pénétrer dans la vie, voire dans la conscience de la grande masse du prolétariat. Nous ne soulignons pas assez, dans notre propagande, — les ouvriers et les paysans d’avant-garde ne méditent pas, n’évoquent pas assez cette vérité, — que l’absence d’enregistrement et de contrôle dans la production et la répartition des produits détruit les germes du socialisme, qu’elle équivaut à dilapider le Trésor (puisque tous les biens appartiennent au Trésor qui n’est autre chose que le pouvoir des Soviets lui-même, le pouvoir de la majorité des travailleurs), que la négligence dans l’enregistrement et le contrôle est une aide prêtée directement aux Kornilov allemands et russes qui ne pourront jeter bas le pouvoir des travailleurs que si nous n’arrivons pas à résoudre le problème du recensement et du contrôle, et qui, épaulés par toute la bourgeoisie paysanne, par les cadets, les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires de droite, nous « guettent » en attendant le moment favorable. Or, aussi longtemps que le contrôle ouvrier ne sera pas devenu un fait acquis, aussi longtemps que les ouvriers d’avant-garde n’auront pas organisé et mené à bien une campagne victorieuse et implacable contre tous ceux qui se soustraient au contrôle ou se montrent négligents sur ce chapitre, il ne sera pas possible, après le premier pas (après le contrôle ouvrier), d’effectuer le second pas dans la voie du socialisme, c’est-à-dire de passer à la réglementation de la production par les ouvriers.

   L’Etat socialiste ne peut naître que sous la forme d’un réseau de communes de production et de consommation qui dénombreront strictement leur production et leur consommation, ne gaspilleront pas le travail, en augmenteront sans cesse la productivité et parviendront ainsi à réduire la journée de travail à sept heures, six heures et moins encore. On ne saurait se passer dans ce domaine du recensement et du contrôle populaires les plus rigoureux et les plus étendus sur le blé et la production du blé (et puis sur tous les autres produits de première nécessité). Le capitalisme nous a légué des organisations de masse qui peuvent faciliter le passage au recensement et au contrôle massifs de la répartition des produits : ce sont les coopératives de consommation.

   Elles sont moins développées en Russie que dans les pays avancés, mais elles comptent tout de même plus de dix millions de membres. Le décret sur les coopératives de consommation publié ces jours-ci est extrêmement significatif : il fait ressortir avec évidence ce qu’il y a de particulier, au moment actuel, dans la situation et les tâches de la République socialiste soviétique.

   Ce décret marque un accord avec les coopératives bourgeoises et les coopératives ouvrières qui s’en tiennent encore au point de vue bourgeois. L’accord ou le compromis consiste d’abord en ce que les représentants desdites institutions ont non seulement pris part à la discussion du projet de décret, mais ont en fait exercé un droit de décision, puisque les passages du décret auxquels ces institutions s’étaient résolument opposées ont été rejetés.

   Ensuite, le compromis consiste, au fond, en ce que le pouvoir soviétique a renoncé au principe de l’adhésion gratuite aux coopératives (seul principe qui soit prolétarien jusqu’au bout), et du groupement de toute la population d’une localité donnée dans une seule coopérative. En dérogation à ce principe, le seul qui soit socialiste et conforme à la tâche de la suppression des classes, les « coopératives ouvrières de classe » (qui, en l’occurrence, ne s’appellent « de classe » que parce qu’elles se soumettent aux intérêts de classe de la bourgeoisie) ont reçu le droit de subsister. Enfin, la proposition du pouvoir des Soviets tendant à exclure complètement la bourgeoisie des conseils d’administration des coopératives a été, elle aussi, très atténuée, et l’interdiction de faire partie des conseils d’administration n’a été étendue qu’aux propriétaires d’entreprises commerciales et industrielles ayant un caractère capitaliste privé.

   Si le prolétariat, agissant par le truchement du pouvoir des Soviets, avait réussi à organiser le recensement et le contrôle à l’échelle de l’Etat ou tout au moins à jeter les bases de ce contrôle, de semblables compromis n’auraient pas été nécessaires. Par l’intermédiaire des services de ravitaillement des Soviets et des organismes d’approvisionnement auprès des Soviets, nous aurions groupé la population dans une coopérative unique, dirigée par le prolétariat, sans le concours des coopératives bourgeoises, sans faire de concessions à ce principe purement bourgeois selon lequel la coopérative ouvrière doit subsister en tant que telle à côté de la coopérative bourgeoise, au lieu de se subordonner entièrement cette coopérative bourgeoise en opérant la fusion des deux organisations, en prenant en main toute la gestion et en assumant la surveillance de la consommation des riches.

   En signant cet accord avec les coopératives bourgeoises, le pouvoir des Soviets a concrètement défini ses objectifs tactiques et ses méthodes d’actions particulières pour l’étape actuelle du développement, à savoir : tout en dirigeant les éléments bourgeois, tout en les utilisant, tout en leur faisant certaines concessions partielles, nous créons les conditions d’un mouvement progressif qui sera plus lent que nous ne l’avions prévu initialement, mais en même temps plus durable, avec une base et des lignes de communication plus solidement assurées, et des positions acquises mieux consolidées. Maintenant les Soviets peuvent (et doivent) évaluer leur succès dans l’édification socialiste, notamment, en se servant d’une unité de mesure extrêmement claire, simple et pratique : en considérant le nombre exact des communautés (communes ou villages, quartiers, etc.) où le développement des coopératives tend à englober la population tout entière et dans quelles proportions.

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