Lettre aux camarades

Lettre aux camarades

Lénine

   Ecrit le 17 (30) octobre 1917. Paru les 1, 2 et 3 novembre (19, 20 et 21 octobre) 1917 dans le journal«Rabotchi Pout » n°s 40, 41 et 42.

   Camarades, les heures que nous traversons sont si critiques, les événements se déroulent avec une rapidité si incroyable qu’un publiciste, maintenu par la volonté du sort quelque peu à l’écart du courant essentiel de l’histoire, risque d’être constamment en retard ou mal informé, surtout si ce qu’il écrit ne paraît pas à temps. Bien que pleinement conscient du fait, je n’en suis pas moins forcé d’adresser cette lettre aux bolchéviks, même en courant le risque qu’elle ne soit pas publiée, car les hésitations contre lesquelles je considère de mon devoir de m’élever avec la plus grande fermeté, sont sans précédent et peuvent avoir une influence néfaste sur le parti, sur le mouvement du prolétariat international, sur la révolution. Quant au danger d’être en retard, pour le prévenir, j’indiquerai quelles informations je possède et de quand elles datent.

   C’est seulement le lundi matin 18 octobre que j’ai pu voir un camarade qui avait participé la veille à une très importante réunion bolchévique de Pétrograd et qui me donna des informations détaillées sur les débats((Lénine fait allusion à la séance élargie du Comité central en date du 16 (29) octobre 1917. Se trouvant illégalement à Pétrograd, Lénine cache sa participation à la séance et change la vraie date en celle du 15 (28) octobre ; pour des considérations de sécurité, Lénine se réfère à un camarade qui l’aurait informé sur cette séance. )). On y avait discuté la question de l’insurrection qu’avaient discutée également les journaux du dimanche de toutes tendances. A la réunion se trouvaient représentés les éléments les plus influents de toutes les branches du travail des bolchéviks dans la capitale. Et seulement une infime minorité des participants, exactement deux camarades en tout et pour tout, avaient eu une attitude d’opposition. Les arguments avancés par ces camarades étaient si faibles, ces arguments sont une manifestation si frappante du désarroi, de la peur et de la faillite de toutes les idées essentielles du bolchévisme et de l’internationalisme révolutionnaire prolétarien, qu’il est difficile de trouver une explication à des hésitations aussi déshonorantes. Mais le fait existe ; et comme un parti révolutionnaire n’a pas le droit de tolérer d’hésitations sur une question aussi sérieuse, comme ces deux camarades qui abandonnent les principes peuvent créer un certain trouble, il est nécessaire d’analyser leurs arguments, de mettre à nu leurs hésitations, de montrer combien elles sont déshonorantes. Les lignes qui suivent s’efforceront de remplir cette tâche.


   « …Nous n’avons pas la majorité parmi le peuple et, sans cette condition, l’insurrection est impossible… »

   Les hommes, capables de parler ainsi, ou bien dénaturent la vérité, on bien sont des formalistes qui, sans tenir le moins du monde compte de la situation réelle de la révolution, désirent obtenir d’avance, à toute force, la garantie que dans tout le pays le Parti bolchévik a recueilli exactement la moitié des voix plus une. Jamais l’histoire, dans aucune révolution, n’a offert de telles garanties et elle ne peut absolument pas les offrir. Formuler une pareille exigence, c’est se moquer des auditeurs, c’est couvrir sa fuite devant la réalité, ni plus ni moins.

   Car la réalité nous montre avec évidence que depuis les journées de juillet, la majorité du peuple a commencé à se ranger rapidement du côté des bolchéviks. C’est ce qu’ont montré les élections du 20 août à Pétrograd, avant même l’aventure Kornilov, lorsque le pourcentage des voix obtenues par les bolchéviks est passé de 20% à 33%, dans la ville sans les faubourgs, puis les élections aux doumas d’arrondissement de Moscou, en septembre, où le pourcentage des voix obtenues par les bolchéviks est passé de 11% à 49,3% (un camarade de Moscou, que j’ai vu ces jours-ci, me disait que le chiffre exact est 51 %). C’est ce qu’a montré aussi le renouvellement des Soviets. C’est ce qu’a montré le fait que la majorité des Soviets paysans, en dépit du ralliement de leur Conseil central à Avksentiev, s’est prononcée contre la coalition. Etre contre la coalition, c’est en fait suivre les bolchéviks. Bien plus, les informations du front montrent de plus en plus souvent et de plus en plus nettement que la masse des soldats, en dépit des imputations calomnieuses et des attaques des dirigeants socialistes-révolutionnaires et menchéviks, des officiers, des députés, etc., etc., se rangent de plus en plus résolument aux côtés des bolchéviks.

   Enfin, le fait capital dans la vie actuelle de la Russie, c’est le soulèvement paysan. Voilà comment s’effectue en réalité le passage du peuple aux côtés des bolchéviks ; la démonstration est faite non point en paroles, mais en actes. Car, quels que soient les mensonges de la presse bourgeoise et de ses pitoyables thuriféraires parmi les éléments «hésitants» de la Novaïa Jizn et consorts qui crient aux pogroms et à l’anarchie, le fait est là. Le mouvement des paysans dans la province de Tambov((En septembre 1917, les soulèvements des paysans de la province de Tambov s’intensifièrent. Les paysans s’emparaient des terres des gros propriétaires fonciers, saccageaient et incendiaient leurs domaines, mettaient la main sur les réserves de céréales. Durant le mois de septembre, les paysans révolté de 68 provinces et régions de la Russie pillèrent 82 domaines, dont 32 dans la seule province de Tambov : on enregistra au total dans la province de Tambov 166 soulèvements paysans. Le plus grand nombre de révoltes se produisit dans lé district de Kozlov. Les propriétaires fonciers, pris de panique, firent arriver pour la vente de grandes quantités de blé dans les gares de chemins de fer, de sorte que celles-ci se trouvèrent littéralement envahies par les céréales. Pour écraser le soulèvement, le commandant de la région militaire de Moscou expédia des troupes dans la province de Tambov. L’état de siège fut décrété dans la province. Mais la lutte révolutionnaire des paysans pour la terre ne cessa de s’élargir et de gagner en force. )) était un soulèvement, au sens physique et au sens politique, un soulèvement qui a donné de si magnifiques résultats politiques : il a conduit, par exemple, en premier lieu, à remettre la terre aux paysans. Ce n’est pas pour rien que toute la racaille socialiste-révolutionnaire, jusques et y compris le Diélo Naroda, effrayée par le soulèvement, hurle maintenant qu’il faut remettre la terre aux paysans ! Ainsi, les faits confirment la justesse de la ligne du bolchévisme et ses progrès. «Éclairer» les bonapartistes et leurs valets du Préparlement s’est avéré impossible autrement que par l’insurrection.

   C’est un fait. Les faits sont têtus. Et un « argument » de fait de cette nature en faveur de l’insurrection est plus fort que mille tergiversations «pessimistes» d’un politicien hésitant et timoré.

   Si le soulèvement paysan n’était pas un événement d’une importance politique nationale, les valets socialistes-révolutionnaires au sein du Préparlement ne crieraient pas à la nécessité de remettre la terre aux paysans.

   Une autre conséquence politique et révolutionnaire magnifique du soulèvement paysan, déjà signalé par le Rabotchi Pout, est l’arrivage de blé dans les gares de chemins de fer de la province de Tambov. Voici encore un «argument», messieurs les paniquards, un argument en faveur de l’insurrection, seul moyen de sauver le pays de la famine et de la crise sans précédent qui frappent déjà à la porte. Pendant que les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, traîtres au peuple, grognent, menacent, rédigent des résolutions, promettent de nourrir les affamés en convoquant l’Assemblée constituante, le peuple se met à résoudre, à la manière bolchéviks, la question du pain par l’insurrection contre les propriétaires fonciers, les capitalistes et les accapareurs.

   Et les fruits merveilleux de cette solution (la seule réaliste) de la question du pain, la presse bourgeoise a dû les reconnaître, y compris la Rousskaïa Volia qui a publié une information disant que les gares de chemins de fer de la province de Tambov regorgent de blé… Depuis que les paysans se sont soulevés !!

   Non, douter aujourd’hui que la majorité du peuple suit et suivra les bolchéviks, c’est hésiter de façon honteuse et rejeter en fait tous les principes de la révolution prolétarienne, c’est purement et simplement renier le bolchevisme.


   « …Nous ne sommes pas assez forts pour prendre le pouvoir, et la bourgeoisie n’est pas assez forte pour faire échouer l’Assemblée constituante… »

   La première partie de cet argument n’est que la simple répétition de l’argument précédent. Il ne gagne rien en force et en persuasion du fait que l’on exprime son désarroi et sa peur de la bourgeoisie en faisant preuve de pessimisme à l’égard des ouvriers et d’optimisme à l’égard de la bourgeoisie. Si les élèves-officiers et les cosaques disent qu’ils se battront jusqu’à la dernière goutte de leur sang contre les bolchéviks, on peut les croire ; mais si, dans des centaines de réunions, les ouvriers et les soldats expriment leur pleine confiance aux bolchéviks et affirment qu’ils sont prêts à faire un rempart de leur poitrine pour donner le pouvoir aux Soviets, il est «sage» de ne pas oublier que voter est une chose et se battre une autre chose !

   A raisonner ainsi, l’insurrection est évidemment «écartée» d’avance. Mais on se demande ce qui distingue ce «pessimisme» singulièrement orienté, singulièrement tourné dans un sens unique, – du ralliement politique à la bourgeoisie ?

   Jetez un coup d’œil sur les faits, rappelez-vous les milliers de déclarations faites par les bolchéviks et que nos pessimistes «oublient». Nous avons dit des milliers de fois que les Soviets de députés ouvriers et soldats sont une force, l’avant-garde de la révolution, qu’ils peuvent prendre le pouvoir. Nous avons des milliers de fois reproché aux menchéviks et aux socialistes-révolutionnaires de faire des phrases sur les «organes de la démocratie investis des pleins pouvoirs», tout en craignant que les Soviets prennent le pouvoir en mains.

   Qu’a donc prouvé l’aventure Kornilov ? Elle a prouvé que les Soviets sont réellement une force.

   Et après cette preuve donné par l’expérience, par les faits, nous abandonnerions le bolchévisme, nous nous renierions nous-mêmes et nous dirions : nous ne sommes pas assez forts (bien que nous ayons les Soviets des deux capitales et la majorité des Soviets de province du côté des bolchéviks) ! ! ! Voyons, ces hésitations ne sont-elles pas une infamie ? Au fond, nos « pessimistes » rejettent le mot d’ordre « tout le pouvoir aux Soviets », tout en craignant de l’avouer.

   Comment peut-on prouver que la bourgeoisie n’est pas assez forte pour faire échouer l’Assemblée constituante ?

   Si les Soviets n’ont pas la force de renverser la bourgeoisie, elle est donc assez forte pour faire échouer l’Assemblée constituante, car personne ne peut plus l’en empêcher. Croire aux promesses de Kérenski et Cie, croire aux résolutions du Préparlement de valets, est-ce digne d’un membre du parti prolétarien, d’un révolutionnaire ?

   La bourgeoisie a non seulement la force de faire échouer l’Assemblée constituante, si le gouvernement actuel n’est pas renversé, mais elle peut encore atteindre ce résultat indirectement, en livrant Pétrograd aux Allemands, en ouvrant le front, en multipliant les lock-out, en sabotant le transport du blé. Il est prouvé par les faits que tout cela la bourgeoisie l’a déjà réalisé partiellement. Donc, elle a la force de le faire jusqu’au bout si les ouvriers et les soldats ne la renversent pas.


   « …Les Soviets doivent être un revolver appuyé sur la tempe du gouvernement pour exiger de lui qu’il convoque l’Assemblée constituante et renonce aux aventures Kornilov… »

   Voilà où en est arrivé un de nos deux pessimistes !

   Il a dû en arriver là, car renoncer à l’insurrection, c’est renoncer au mot d’ordre : « tout le pouvoir aux Soviets ».

   Naturellement, les mots d’ordre ne sont pas « paroles d’Evangile ». Mais pourquoi ne s’est-il trouvé personne pour soulever la question de la modification de ce mot d’ordre (comme je l’ai fait, après les journées de juillet((Cf. Lénine, «A propos des mots d’ordre», Œuvres, t. 25, pp. 198-206, Paris-Moscou. ))) ? pourquoi craint-on de parler franchement, alors que, depuis septembre, le parti discute la question de l’insurrection, désormais inévitable pour appliquer le mot d’ordre : « tout le pouvoir aux Soviets » ?

   Nos pessimistes ne se tireront jamais de là. Renoncer à l’insurrection, c’est renoncer à la remise du pouvoir aux Soviets, c’est «confier» tous nos espoirs, tous nos vœux à la brave bourgeoisie qui a «promis» de convoquer l’Assemblée constituante.

   Est-il vraiment difficile de comprendre que, une fois le pouvoir aux mains des Soviets, l’Assemblée constituante est assurée, que son succès est assuré ? C’est ce que les bolchéviks ont dit des milliers de fois. Personne n’a jamais tenté de le démentir. Ce « type mixte », tous l’ont admis ; mais faire passer aujourd’hui sous le terme « type mixte » la renonciation à la remise du pouvoir aux Soviets, la faire passer en dessous, par crainte de renoncer ouvertement à notre mot d’ordre, qu’est-ce donc ? Peut-on trouver des formules parlementaires pour caractériser cette attitude ?

   On a très justement répondu à notre pessimiste : « un revolver sans balle ? » Si oui, c’est passer purement et simplement aux côtés des Liber-Dan qui ont mille fois proclamé que les Soviets sont un «revolver» et qui ont des milliers de fois trompé le peuple, car les Soviets sous leur domination étaient réduits à zéro.

   Mais, s’il s’agit d’un revolver «chargé», c’est alors la préparation technique de l’insurrection, car la balle il faut se la procurer, il faut charger le revolver ; et une seule balle, c’est peu.

   Ou le passage aux côtés des Liber-Dan et la renonciation avouée au mot d’ordre : «tout le pouvoir aux Soviets », ou l’insurrection. Pas de milieu.


   « …La bourgeoisie ne peut pas livrer Pétrograd aux Allemands, bien que Rodzianko le veuille, car ce ne sont pas les bourgeois qui combattent, mais nos héroïques matelots… »

   Cet argument nous ramène lui aussi à cet « optimisme » à l’égard de la bourgeoisie que manifestent fatalement à chaque pas ceux qui n’ont pas confiance dans les forces révolutionnaires et les capacités du prolétariat.

   Ce sont les héroïques matelots qui combattent, mais cela n’a pas empêché deux amiraux de prendre la fuite avant la prise de l’île d’Œsel !!

   C’est un fait. Les faits sont têtus. Les faits prouvent que des amiraux sont capables de trahir tout comme Kornilov. Le G.Q.G. n’a pas été remanié, le commandement est partisan de Kornilov, c’est un fait incontestable.

   Si les korniloviens (Kérenski en tête, car c’est aussi un kornilovien) veulent livrer Pétrograd, ils peuvent le faire de deux et même de trois manières.

   Premièrement, ils peuvent ouvrir le front de terre au nord, grâce à la trahison du commandement acquis à Kornilov.

   Deuxièmement, ils peuvent « s’entendre » avec les impérialistes allemands et anglais pour laisser toute liberté d’action à la flotte allemande qui est plus forte que nous. En outre, les « amiraux en fuite » ont pu livrer les plans aux Allemands.

   Troisièmement, par les lock-out et par le sabotage des arrivages de blé, ils peuvent réduire nos troupes au désespoir et à l’impuissance totale.

   Aucune de ces trois voies ne saurait être écartée. Les faits ont prouvé que le parti bourgeois-cosaque de Russie a déjà frappé à ces trois portes, il a déjà cherché à les ouvrir.

   Par conséquent ? Par conséquent, nous n’avons pas le droit d’attendre que la bourgeoisie ait étouffé la révolution.

   Que les «visés» de Rodzianko ne soient pas bulles de savon, l’expérience l’a démontré. Rodzianko est un homme d’action. Il est soutenu par le capital. C’est un fait incontestable. Le capital est une force prodigieuse, tant que le prolétariat ne s’est pas emparé du pouvoir. Pendant des dizaines d’années, Rodzianko a fait loyalement la politique du capital.

   Par conséquent ? Par conséquent, hésiter sur la question de l’insurrection comme seul moyen de sauver la révolution, c’est tomber dans cette lâche confiance en la bourgeoisie, confiance qui tient à la fois de l’esprit des Liber-Dan, des menchéviks, des socialistes-révolutionnaires et de la crédulité aveugle du « moujik » contre laquelle les bolchéviks ont surtout lutté.

   Ou bien se croiser des bras inutiles sur une poitrine vide et attendre, en jurant d’avoir «foi» en l’Assemblée constituante, que Rodzianko et Cie livrent Pétrograd et étouffent la révolution, ou bien passer à l’insurrection. Pas de milieu.

   Même la convocation de l’Assemblée constituante, prise isolément, ne changerait rien à la situation, car aucune «constitution», aucun vote d’assemblée, même souveraine, ne triompheront de la faim, ne triompheront de Guillaume. La convocation de l’Assemblée constituante et son succès dépendent du passage du pouvoir aux mains des Soviets ; cette vieille vérité bolchévique est confirmée de façon toujours plus concrète et toujours plus cruelle par la réalité.


   « …Nous nous renforçons chaque jour, nous pouvons entrer à l’Assemblée constituante comme une puissante opposition, pourquoi tout risquer sur une carte… »

   Argument d’un philistin qui « a lu » que l’Assemblée constituante va être convoquée et qui se repose en toute confiance sur les voies constitutionnelles les plus légales, les plus loyales.

   Il est seulement dommage que ni la question de la famine, ni la question de la reddition de Pétrograd ne puissent être résolues par l’attente de l’Assemblée constituante. Les naïfs ou les gens sans boussole, ou les paniquards oublient ce « détail ».

   La faim n’attend pas. Le soulèvement paysan n’a pas attendu. La guerre n’attend pas. Les amiraux en fuite n’ont pas attendu.

   Parce que nous, bolchéviks, proclamerions notre confiance dans la convocation de l’Assemblée constituante, la faim consentira-t-elle à attendre ? Les amiraux en fuite consentiront-ils à attendre ? Les Maklakov et les Rodzianko consentiront-ils à mettre fin aux lock-out, au sabotage du transport du blé, à la collusion avec les impérialistes anglais et allemands ?

   C’est ce qui semble en effet ressortir des paroles des champions des «illusions constitutionnelles» et du crétinisme parlementaire. La réalité vivante disparaît, et il ne reste que le papier concernant la convocation de l’Assemblée constituante, il ne reste que les élections.

   Et les aveugles s’étonnent que le peuple affamé et les soldats trahis par les généraux et les amiraux soient, indifférents aux élections ! O sagesse !


   « …Si les korniloviens recommençaient, alors nous leur montrerions à qui ils ont affaire ! Mais commencer nous-mêmes, à quoi bon risquer ?… »

   Voilà qui est remarquablement convaincant, remarquablement révolutionnaire. L’histoire ne se répète pas, mais si nous lui tournons le dos, si, contemplant la première aventure Kornilov, nous répétons : « Ah ! si les korniloviens commençaient » ; si nous agissons ainsi, quelle magnifique stratégie révolutionnaire ! Comme elle ressemble au « petit bonheur la chance » ! Espérons que les korniloviens recommenceront mal à propos ! n’est-il pas vrai que c’est un «argument» puissant ? Que c’est une base sérieuse pour une politique prolétarienne ?

   Et si les korniloviens de la deuxième vague avaient appris quelque chose ? S’ils avaient la patience d’attendre des émeutes de la faim, la rupture du front, la reddition de Pétrograd, sans commencer jusqu’à ce moment ? Qu’arriverait-il alors ?

   On nous propose de fonder la tactique du parti prolétarien sur la répétition éventuelle d’une de leurs anciennes fautes par les korniloviens !

   Oublions tout ce que les bolchéviks ont montré et prouvé des centaines de fois, ce qu’ont prouvé six mois d’histoire de notre révolution, à savoir qu’il n’existe pas objectivement d’autre issue, qu’il ne peut pas y avoir d’autre issue que la dictature des korniloviens ou la dictature du prolétariat ; oublions cela, laissons tout cela et attendons ! Attendons quoi ? Attendons un miracle : attendons que le courant tumultueux, catastrophique des événements qui se sont déroulés du 20 avril au 29 août disparaisse (à l’occasion de la prolongation de la guerre et de l’aggravation de la famine) devant la convocation pacifique, tranquille, légale, sans heurt, de l’Assemblée constituante et l’exécution de ses décisions légales. La voilà bien la tactique «marxiste» ! Attendez, affamés, Kérenski a promis de convoquer l’Assemblée constituante !


   « …Dans la situation internationale, il n’y a rien, à proprement parler, qui nous oblige à agir sur-le-champ ; nous nuirions plutôt à la cause de la révolution socialiste en Occident si nous nous faisions fusiller… »

   Cet argument est magnifique en vérité : Scheidemann «lui-même », Renaudel((Scheidemann Philipp (1865-1939), un des leaders de l’aile extrême-droite opportuniste de la social-démocratie allemande ; prit part à l’écrasement sanglant du mouvement ouvrier allemand en 1918-1921.
Renaudel Pierre (1871-1935), un des leaders opportunistes du Parti socialiste français.)) «lui-même» ne saurait avec plus d’art tirer parti de la sympathie des ouvriers vis-à-vis des succès de la révolution socialiste internationale !

   Réfléchissez donc : dans des conditions pénibles, infernales, avec le seul Liebknecht (enfermé au bagne, par surcroît), sans journaux, sans liberté de réunions, sans Soviets, au milieu de l’hostilité incroyable de toutes les classes de la population – jusqu’au dernier paysan aisé – à l’égard de l’idée de l’internationalisme, malgré l’organisation supérieure de la grande, de la moyenne et de la petite bourgeoisie impérialiste, les Allemands, c’est-à-dire les révolutionnaires internationalistes allemands, les ouvriers portant la vareuse de matelot, ont déclenché une mutinerie de la flotte, alors qu’ils n’avaient peut-être qu’une chance sur cent.

   Et nous qui avons des dizaines de journaux, la liberté de réunion, qui avons la majorité dans les Soviets, nous qui sommes des internationalistes prolétariens possédant les positions les plus solides du monde entier, nous refuserions de soutenir par notre insurrection les révolutionnaires allemands. Nous raisonnerions comme les Scheidemann et les Renaudel : le plus sage est de ne pas nous soulever, car si on nous fusille tous tant que nous sommes, le monde perdra des internationalistes d’une si belle trempe, si sensés, si parfaits !!

   Prouvons notre bon sens. Adoptons une résolution de sympathie à l’égard des insurgés allemands et renonçons à l’insurrection en Russie. Ce sera de l’internationalisme véritable, d’esprit rassis. Et comme l’internationalisme fleurira vite entre les peuples, si partout triomphe cette politique de sagesse !…

   La guerre a imposé aux ouvriers de tous les pays les pires souffrances ; elle les a épuisés. Les explosions se multiplient en Italie, en Allemagne, en Autriche. Nous sommes seuls à avoir des Soviets de députés ouvriers et soldats et nous resterions dans l’attente, nous trahirions les internationalistes allemands comme nous trahissons les paysans russes qui, non pas par des paroles, mais par des actes, par un soulèvement contre les propriétaires fonciers, nous appellent à nous soulever contre le gouvernement Kérenski…

   Laissons s’amonceler les nuages de la conspiration impérialiste des capitalistes de tous les pays qui sont prêts à étouffer la révolution russe, attendons tranquillement qu’ils nous étouffent à coups de roubles ! Au lieu de fondre sur les conspirateurs et de rompre leur front par la victoire des Soviets de députés ouvriers et soldats, attendons l’Assemblée constituante où seront écrasés par le vote tous les complots internationaux, si Kérenski et Rodzianko convoquent en toute bonne foi l’Assemblée constituante. Avons-nous le droit de douter de la bonne foi de Kérenski et de Rodzianko ?


   «…Mais «tous» sont contre nous ! Nous sommes isolés ; le Comité exécutif central, les menchéviks internationalistes, les hommes de la Novaïa Jizn, les socialistes révolutionnaires de gauche ont lancé et lanceront des appels contre nous !… »

   Argument de première force. Nous avons jusqu’ici combattu sans merci les hésitants pour leurs hésitations. Nous avons sur ce point acquis la sympathie du peuple. Nous avons sur ce point conquis les Soviets, sans lesquels l’insurrection ne pourrait être rapidement et sûrement victorieuse. Profitons maintenant des Soviets que nous avons conquis pour passer nous aussi au camp des hésitants. Quelle magnifique carrière pour le bolchévisme !

   L’essence même de la politique des Liber-Dan et des Tchernov, comme celle des «gauches» parmi les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, c’est l’hésitation. Ce qui indique que les masses vont à gauche, c’est que les socialistes-révolutionnaires de gauche et les menchéviks internationalistes ont une énorme importance politique. Ces deux faits : le passage de près de 40% respectivement des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires dans le camp de la gauche d’une part et, d’autre part, le soulèvement paysan, sont incontestablement liés entre eux.

   Mais cela même dévoile la veulerie sans bornes de ceux qui s’avisent aujourd’hui de pleurnicher sous le prétexte que le Comité exécutif central, pourri jusqu’à la moelle, ou les socialistes-révolutionnaires de gauche et autres hésitants se sont prononcés contre nous. Car ces hésitations des dirigeants de la petite-bourgeoisie, les Martov, les Kamkov, les Soukhanov et Cie, il faut les mettre en parallèle avec le soulèvement paysan. Voilà un parallèle réellement politique. Avec qui marcher ? Avec la poignée de dirigeants hésitants de Pétrograd qui ont exprime indirectement l’évolution à gauche des masses et qui à chaque tournant politique ont pleurniché, hésité honteusement, ont couru demander pardon aux Liber-Dan, aux Avksentiev et Cie, ou faut-il marcher avec ces masses qui vont vers la gauche?

   C’est ainsi, et ainsi seulement, que se pose la question.

   A l’occasion de la trahison des Martov, des Kamkov, des Soukhanov envers le soulèvement paysan, on nous propose à nous aussi, parti ouvrier des internationalistes révolutionnaires, de le trahir. Voilà où aboutit la politique qui consiste à dire «amen» aux socialistes-révolutionnaires de gauche et aux menchéviks internationalistes.

   Mais, nous avons dit : pour aider les hésitants, nous devons nous-mêmes cesser d’hésiter. Ces « chers » démocrates petits-bourgeois de gauche hésitaient aussi à se prononcer pour la coalition ! Nous les avons entraînés en fin de compte à notre suite parce que nous-mêmes nous n’hésitions pas. Et la vie nous a donné raison.

   Par leurs hésitations, ces messieurs conduisaient irrémédiablement la révolution à sa perte. C’est nous seuls qui l’avons sauvée. Et maintenant nous flancherions, alors que la famine frappe aux portes de Pétrograd, dont Rodzianko et consorts préparent la reddition ?


   « …Mais nous n’avons pas même de liaison solide avec les cheminots et les postiers. Leurs représentants officiels sont les Planson((Planson A.A., socialiste-populiste, membre du premier Comité exécutif central, un des dirigeants du Vikjel (syndicat des cheminots de Russie), organisation qui se trouvait entre les mains des conciliateurs. )). Et pouvons-nous triompher sans la poste et sans les chemins de fer ?… »

   Oui, oui, ici les Planson, là les Liber-Dan. Quelle confiance les masses leur ont-elles manifestée ? N’est-ce pas nous qui nous sommes toujours attachés à prouver que ces dirigeants trahissent les masses ? N’est-ce pas de ces dirigeants que les Masses se sont détournées pour nous suivre aux élections de Moscou comme aux élections des Soviets ? La masse des cheminots et des postiers n’a-t-elle pas faim ? ne fait-elle pas la grève contre le gouvernement Kérenski et Cie ?

   «Et avant le 28 février, avions-nous des liaisons avec ces syndicats ? » a demandé un camarade au «pessimiste». Celui-ci a répondu en alléguant qu’il était impossible de comparer les deux révolutions. Mais cette allégation n’a fait que renforcer la position de celui qui posait la question. Car, sur la longue préparation de la révolution prolétarienne contre la bourgeoisie justement les bolchéviks se sont expliqués des milliers de fois (et ils n’en ont pas parlé pour l’oublier à la veille du moment décisif). C’est précisément par la différenciation entre les éléments prolétariens de la masse et les couches supérieures petites-bourgeoises et bourgeoises que se caractérise la vie politique et économique des syndicats des postes et des chemins de fer. Il ne s’agit pas du tout de s’assurer nécessairement par avance des «liaisons» avec tel ou tel syndicat, il s’agit que seule la victoire du soulèvement des prolétaires et des paysans puisse satisfaire les masses dans les armées de cheminots et de postiers.


   «…Il y a du pain pour deux ou trois jours à Pétrograd. Pouvons-nous donner du pain aux insurgés?…»

   C’est là une des innombrables remarques des sceptiques (les sceptiques sont toujours prêts à « douter », et rien ne peut leur donner un démenti que l’expérience), une de ces remarques qui rejettent la faute du coupable sur l’innocent.

   Ce sont les Rodzianko et Cie, c’est la bourgeoisie qui préparent la famine et qui spéculent sur la famine pour étouffer la révolution. On n’échappera et on ne peut échapper à la famine autrement que par le soulèvement des paysans contre les propriétaires fonciers à la campagne et par la victoire des ouvriers sur les capitalistes dans les villes et au centre. Faute de quoi, on ne peut pas prendre le blé chez les riches, ni le transporter malgré le sabotage qu’ils pratiquent, ni briser la résistance des employés corrompus et des capitalistes qui s’enrichissent, ni créer un contrôle rigoureux. C’est ce qu’a montré précisément. l’histoire des organisations de ravitaillement et des déboires subis en cette matière par la «démocratie», qui s’est plainte des millions de fois du sabotage des capitalistes, a pleurniché, a supplié.

   Il n’existe pas de force au monde, sauf celle de la révolution prolétarienne victorieuse, qui puisse passer des plaintes, des prières et des larmes à l’action révolutionnaire. Et plus la révolution prolétarienne sera retardée, plus les événements ou les hésitations des timorés et des gens sans boussole, l’ajourneront, plus elle coûtera de victimes, plus il sera difficile d’organiser l’arrivage et la répartition du pain.

   Temporiser dans l’insurrection c’est la mort, voilà ce qu’il faut répondre à ceux qui ont le triste «courage» de voir la désorganisation s’accentuer, la famine approcher, et de déconseiller aux ouvriers l’insurrection (c’est-à-dire de leur conseiller d’attendre et de s’en remettre encore une fois à la bourgeoisie).


   « …La situation au front est encore elle aussi sans danger. Si même les soldats concluent eux-mêmes une trêve, ce n’est pas un grand malheur… »

   Mais les soldats ne concluront pas une trêve. Il faut pour cela un pouvoir politique qu’il est impossible d’obtenir sans insurrection. Les soldats déserteront tout bonnement. Les rapports du front en témoignent. Il n’est pas possible d’attendre sans risquer d’aider Rodzianko à s’entendre avec Guillaume et de favoriser la désorganisation complète avec la désertion générale des soldats, si (déjà démoralisés) ils en arrivent au désespoir et abandonnent tout au gré du vent.


   « … Mais si nous prenons le pouvoir et si nous n’obtenons pas d’armistice, ni de paix démocratique, alors les soldats peuvent ne pas accepter l’idée d’une guerre révolutionnaire. Alors ? »

   Argument qui fait penser à l’aphorisme : un imbécile peut poser à lui seul dix fois plus de questions que dix sages ensemble ne sauraient en résoudre.

   Nous n’avons jamais nié les difficultés que rencontre le pouvoir pendant une guerre impérialiste, mais nous n’en avons pas moins prêché la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre. Et nous y renoncerions maintenant que le moment d’agir est arrivé ?

   Nous avons toujours dit que la dictature du prolétariat dans un pays entraîne d’immenses changements à la fois dans la situation internationale, dans l’économie du pays, dans la situation de l’armée et dans son moral, et nous «oublierions» tout cela aujourd’hui pour nous laisser effrayer par les «difficultés» de la révolution ? ?


   « …Les masses, comme on l’annonce de partout, ne sont pas d’humeur à descendre dans la rue. Parmi les indices qui justifient le pessimisme se trouve aussi la diffusion très fortement accrue de la presse ultra-réactionnaire, de la presse des Cent-Noirs…»

   Quand des gens se laissent effrayer par la bourgeoisie, il est naturel alors que tout se colore en jaune pour eux. D’abord, ils substituent au critère marxiste du mouvement un critère intellectuel-impressionniste ; à la place de l’analyse politique du développement de la lutte de classe et du cours des événements dans le pays dans son ensemble, dans la conjoncture internationale dans son ensemble, ils introduisent des impressions subjectives sur l’état d’esprit des masses ; ils oublient naturellement « à propos » que la fermeté de la ligne du parti, sa résolution inflexible sont aussi un facteur de cet état d’esprit, surtout dans les moments les plus critiques de la révolution. Il est parfois très «opportun» d’oublier que, par leurs hésitations et par leur tendance à brûler aujourd’hui ce qu’ils adoraient hier, les dirigeants responsables font naître les hésitations les plus déplacées dans l’état d’esprit de certaines couches de la masse.

   Ensuite et c’est là l’essentiel en l’occurrence – en parlant de l’état d’esprit des masses, les gens veules oublient d’ajouter

   que « tous » dépeignent cet état d’esprit comme un esprit de réflexion, d’expectative ;

   que « tous » sont d’accord pour reconnaître que, à l’appel des Soviets et pour la défense des Soviets les ouvriers se lèveront comme un seul homme ;

   que « tous » sont d’accord pour reconnaître le fort mécontentement des ouvriers devant l’indécision des directions centrales quant à «la lutte finale», qui apparaît clairement comme inéluctable ;

   que « tous » définissent l’état d’esprit des plus larges masses comme proche de la démoralisation et apportent comme preuve l’accroissement de l’anarchisme sur ce terrain précisément ;

   que « tous » reconnaissent également que parmi les ouvriers conscients il existe une répugnance certaine à descendre dans la rue pour la seule manifestation, seulement pour une lutte partielle, car on sent dans l’air l’approche non pas d’une lutte partielle, mais d’une lutte générale, car la stérilité de grèves, de manifestations et d’actions partielles se fait pleinement sentir et comprendre.

   Et ainsi de suite.

   Si nous abordons cet aspect de l’état d’esprit des masses du point de vue du développement de la lutte de classe et de la lutte politique et de la marche des événements au cours des six mois de notre révolution, alors on verra clairement combien ceux qu’effraye la bourgeoisie ont une vue erronée des choses. La situation ne se présente pas comme avant les 20-21 avril, avant le 9 juin, le 3 juillet, car il existait alors une effervescence spontanée que nous, en tant que parti, ne saisissions pas (20 avril), ou contenions et transformions en une manifestation pacifique (9 juin et 3 juillet). Car nous savions fort bien alors que les Soviets n’étaient pas encore pour nous, que les paysans croyaient encore à la voie tracée par les Liber-Dan et les Tchernov, et non pas à la voie des bolchéviks (l’insurrection) ; que, par suite, la majorité du peuple ne pouvait pas être pour nous ; que, par suite, l’insurrection était prématurée.

   Alors, pour la majorité des ouvriers conscients, la question de la lutte finale n‘était pas encore apparue ; parmi tous les comités du parti, pas un seul comité ne posait cette question. Et parmi la très grande masse à demi-consciente il n’existait encore ni la tension, ni le courage du désespoir, mais une effervescence spontanée alliée à l’espoir puéril qu’une simple « intervention », qu’une simple manifestation « influerait » sur les Kérenski et sur la bourgeoisie.

   Ce n’est pas ce qu’il faut pour une insurrection ; ce qu’il faut, c’est la volonté consciente, ferme, inébranlable de la part des éléments conscients de se battre jusqu’au bout, d’une part. Et d’autre part, il faut le désespoir réfléchi des larges masses qui sentent qu’il est impossible de rien sauver maintenant par des demi-mesures, que n’importe quelle «pression» resterait sans effet, que les affamés «balaieront tout, fracasseront tout même anarchiquement », si les bolchéviks ne savent pas les diriger dans la lutte décisive.

   C’est précisément à ce mélange de réflexion enseignée par l’expérience chez les éléments conscients et de haine proche du désespoir à l’égard des lock-outeurs et des capitalistes chez les larges masses que le développement de la révolution a amené en fait et les ouvriers et la paysannerie.

   C’est également ce qui explique le «succès» des gredins de la presse des Cent-Noirs qui singent le bolchévisme. Que la pire réaction éprouve une joie maligne à voir approcher la lutte décisive entre la bourgeoisie et le prolétariat, il en a toujours été ainsi, on l’a observé sans aucune exception dans toutes les révolutions, c’est absolument inévitable. Et si on se laisse effrayer par cela il faut renoncer non seulement à l’insurrection, mais encore à la révolution prolétarienne en général. Car, dans la société capitaliste, cette révolution ne peut pas se développer sans être accompagnée de la joie mauvaise des Cent-Noirs et de l’espoir qu’ils ont de faire leur heurte.

   Les ouvriers conscients savent fort bien que les Cent-Noirs travaillent la main dans la main avec la bourgeoisie et que la victoire décisive des ouvriers (victoire à laquelle les petits bourgeois ne croient pas, que les capitalistes redoutent, que les Cent-Noirs désirent parfois par joie maligne, car ils sont convaincus que les bolchéviks ne garderont pas le pouvoir) écrasera définitivement les Cent-Noirs, que les bolchéviks sauront conserver le pouvoir d’une main ferme, pour le plus grand bien de toute l’humanité épuisée et déchirée par la guerre.

   Qui, en effet, s’il n’est pas fou, peut douter que les Rodzianko et les Souvorine n’agissent ensemble ? qu’entre eux les rôles ne soient répartis ?

   Les faits n’ont-ils pas prouvé que Rodzianko mène Kérenski à la baguette et que l’«Imprimerie nationale de la République de Russie » (sans rire) publie aux frais de l’Etat les discours des Cent-Noirs à la « Douma d’Etat » ? Ce fait n’a-t-il pas été dévoilé même par les larbins du Diélo Naroda à plat ventre devant « leur homoncule » ? L’expérience de toutes les élections n’a-t-elle pas prouvé que le Novoïé Vrémia((Le «Novoié Vrémia» [Temps nouveaux], quotidien, parut à Pétersbourg de 1868 à 1917 ; appartenant à différents éditeurs, il changea plusieurs fois de tendance politique. A partir de 1905, il devint l’organe des Cent-Noirs. Après la révolution de février 1917, le journal prit une orientation contre-révolutionnaire et s’acharna contre les bolchéviks. Interdit le 26 octobre (8 novembre) 1917 par le Comité militaire révolutionnaire près le Soviet de Pétrograd. Lénine qualifia Novoié Vrémia de modèle de la presse vénale. )), journal vendu, inspiré par les « intérêts » des propriétaires fonciers et du tsarisme, apporte le soutien le plus complet aux listes des cadets ?

   N’avons-nous pas lu hier que le capital commercial et industriel (sans-parti, évidemment, sans-parti, cela va de soi, ce n’est pas avec les cadets que les Vikhliaev, les Rakitnikov, les Gvozdev et les Nikitine se coalisent, Dieu merci ! mais avec les milieux commerciaux et industriels sans-parti !) a déboursé aux cadets 300 000 roubles ?

   Toute la presse des Cent-Noirs, si on regarde les choses non pas d’un point de vue sentimental, mais d’un point de vue de classe, est une succursale de la firme «Riabouchinski, Milioukov et Cie». Le capital achète pour son usage d’une part les Milioukov, les Zaslavski, les Potressov et consorts et, d’autre part, les Cent-Noirs.

   Il ne peut y avoir d’autre moyen d’en finir avec cet empoisonnement scandaleux du peuple, avec cette contamination que propage la presse cent-noir bon marché, que la victoire du prolétariat.

   Et peut-on s’étonner que la masse épuisée, torturée par la faim et par la prolongation de la guerre, «se jette» sur ce poison des Cent-Noirs ? Peut-on concevoir une société capitaliste à la veille de sa faillite sans que le désespoir envahisse les masses opprimées ? Et le désespoir des masses, parmi lesquelles règne l’ignorance, peut-il ne pas s’exprimer par une consommation accrue de poisons de toutes sortes ?

   Oui, la position de ceux qui, parlant de l’état d’esprit des masses, rejettent sur les masses leur propre veulerie, est désespérée. Les masses se divisent en éléments qui attendent consciemment et en éléments prêts à tomber inconsciemment dans le désespoir ; mais les masses opprimées et affamées ne sont pas veules.


   « … Le parti marxiste ne saurait, d’autre part, ramener la question de l’insurrection à un complot militaire »…

   Le marxisme est une science d’une profondeur et d’une diversité extrêmes. Il n’est donc pas étonnant de rencontrer des fragments de citations de Marx, surtout si ces citations sont faites mal à propos, parmi les «arguments» de ceux qui rompent avec le marxisme. Un complot militaire relève du blanquisme si ce n’est pas le parti d’une classe déterminée qui l’organise, si ceux qui l’organisent n’ont pas fait état de la situation politique en général et de la situation internationale en particulier ; si les faits objectifs n’ont pas prouvé la sympathie de la majorité du peuple pour ce parti, si la marche des événements de la révolution n’a pas réfuté pratiquement les illusions conciliatrices de la petite bourgeoisie ; si la majorité n’a pas été conquise dans les organismes de lutte révolutionnaire à qui sont reconnus les «pleins pouvoirs » ou qui ont fait leurs preuves autrement, tels les « Soviets » ; si, dans l’armée (en admettant que les événements se passent en temps de guerre) n’a pas mûri un état d’esprit hostile au gouvernement qui prolonge une guerre injuste contre la volonté du peuple ; si les mots d’ordre de l’insurrection (tels que «tout le pouvoir aux Soviets», «la terre aux paysans», «proposition immédiate de paix démocratique à tous les peuples en guerre en même temps qu’annulation immédiate des traités secrets et de la diplomatie secrète », etc.) n’ont pas acquis la plus large diffusion et la plus large popularité, si les ouvriers avancés ne sont pas convaincus de la situation désespérée des masses et de l’appui de la campagne, appui qui s’est manifesté par un sérieux mouvement paysan, ou par un soulèvement contre les propriétaires fonciers et contre le gouvernement qui les défend, si la situation économique du pays inspire de sérieux espoirs en vue d’une solution favorable de la crise par des voies pacifiques et parlementaires.

   En voilà assez, peut-être ?

   Dans ma brochure : Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir ? (j’espère qu’elle paraîtra un de ces jours) j’ai introduit une citation de Marx qui se rapporte réellement à la question de l’insurrection et qui définit celle-ci comme un «art ».

   Je suis prêt à parier que si l’on propose aux bavards qui aujourd’hui crient en Russie au complot militaire d’ouvrir la bouche et si on les invite à expliquer la différence entre l’«art» de l’insurrection armée et un complot militaire digne de blâme, ou bien ils répéteront ce qui est dit plus haut, ou bien ils se couvriront de honte et provoqueront le rire général des ouvriers. Essayez donc, chers pseudo-marxistes !

   Chantez-nous donc une petite chanson contre le « complot militaire » !

POSTFACE

   Les lignes précédentes étaient déjà écrites lorsque j’ai reçu, mardi à 8 heures du soir, les journaux du matin de Pétrograd avec l’article de M. V. Bazarov dans la Novaïa Jizn. Monsieur V. Bazarov affirme qu’« il circule par la ville une feuille manuscrite exprimant l’hostilité de deux bolchéviks notoires contre l’action à engager ».

   Si cela est vrai, je prie les camarades entre les mains de qui cette lettre ne peut pas tomber avant mercredi midi, de la publier le plus vite possible.

   Elle a été écrite non pas pour la presse, mais seulement en vue d’un entretien avec les membres du parti par correspondance. Mais si les héros de la Novaïa Jizn (qui ont voté avant hier pour les bolchéviks, hier pour les menchéviks et qui ont presque réuni les uns et les autres au congrès d’unification universellement connu) qui n’appartiennent pas au parti, lequel les a mille fois raillés pour leur méprisable veulerie, si des individus pareils reçoivent une feuille des mains de membres de notre parti qui mènent campagne contre l’insurrection, alors il n’est pas possible de se taire. Il faut mener campagne aussi en faveur de l’insurrection. Que les anonymes se démasquent définitivement et qu’ils reçoivent le châtiment qu’ils méritent pour leurs honteuses hésitations, ne fût-ce que sous la forme des railleries de tous les ouvriers conscients. Je n’ai plus qu’une heure à ma disposition avant d’envoyer cette lettre à Pétrograd ; c’est pourquoi je ne signalerai qu’en deux mots un des «procédés» des tristes héros de la stupide Novaïa Jizn. Monsieur V. Bazarov tente de mener une polémique avec le camarade Riazanov qui a dit et qui a mille fois raison de dire que « ceux qui préparent l’insurrection, ce sont ceux qui créent dans les masses le désespoir et l’indifférence ».

   Le triste héros d’une triste cause « réplique » :

   « Le désespoir et l’indifférence ont-ils jamais vaincu ? »

   O, lamentables benêts de la Novaïa Jizn ! Connaissent-ils dans l’histoire des exemples d’insurrection où les masses des classes opprimées ont triomphé dans un combat désespéré, si elles n’avaient pas été réduites au désespoir par des souffrances prolongées et par l’aggravation extrême de crises de toutes sortes ? Quand ces masses n’ont-elles pas été amenées à l’indifférence envers les préparlements de laquais, envers la parodie de la révolution, envers les manœuvres des Liber-Dan qui ravalent les Soviets, organes du pouvoir et de l’insurrection, au rôle de parlotes ?

   Ou, peut-être, les lamentables benêts de la Novaïa Jizn ont-ils découvert parmi les masses de l’indifférence… à l’égard de la question du pain ? de la prolongation de la guerre ? de la terre aux paysans ?

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