Notes politiques

Notes politiques

Lénine

26 Février 1908

   Publié dans le numéro 21 du Prolétari.

   Les chauvins sont à l’œuvre. Ils s’acharnent à faire courir des bruits sur les armements des Japonais, dont 600 bataillons seraient concentrés en Mandchourie pour attaquer la Russie. La Turquie pousserait activement ses armements pour lui déclarer la guerre dès le printemps prochain. Au Caucase une insurrection serait en préparation, en vue de le détacher de la Russie (il ne manquerait plus que l’on criât aux machinations des Polonais !). Les persécutions contre la Finlande sont attisées par des histoires fantastiques sur ses armements. Une violente campagne est menée contre l’Autriche à propos de la construction d’une voie ferrée en Bosnie. La presse russe redouble d’attaques contre l’Allemagne, laquelle travaillerait à dresser la Turquie contre la Russie. La campagne ne se fait pas seulement dans la presse russe, mais aussi dans la française, dont la dévotion monnayée au gouvernement de Russie a été si fort à propos évoquée récemment à la Douma par un député social-démocrate.

   Les journaux bourgeois sérieux d’Occident se refusent à reconnaître que toute cette campagne n’est que le fruit de l’imagination des folliculaires ou une entreprise malhonnête visant à faire sensation. Non, c’est assurément des « cercles dirigeants » — lisez : du gouvernement tsariste des Cent-Noirs ou de la bande secrète de la Cour, comme la fameuse « Chambre étoilée », — qu’émanent le mot de passe singulièrement précis, la « ligne » systématique, quelque chose comme une « orientation nouvelle ». Le fait d’avoir interdit l’accès de la commission de la défense nationale de la Douma à tous les députés qui ne sont pas membres de cette commission, c’est-à-dire non seulement aux partis révolutionnaires, mais aussi au parti cadet, est mis par la presse étrangère en relation directe avec cette campagne de chauvinisme ; on raconte même que le gouvernement russe, afin de marquer son plein mépris pour le « constitutionnalisme », a l’intention de demander des crédits pour le renforcement des troupes de couverture, non pas à l’ensemble de la Douma, mais à la commission ultra-réactionnaire et octobriste.

   Voici quelques passages empruntés aux journaux européens, nullement socialistes, et que l’on ne saurait soupçonner d’optimisme à l’égard de la révolution russe :

   Les victoires allemandes sur la France (en 1870) ont rallumé, ainsi que l’a constaté un jour Bismarck, l’ambition des hommes de guerre russes qui eux aussi ont allongé le bras vers les lauriers militaires. Pour des raisons politiques, religieuses et historiques, la Turquie, semble-t-il, a été l’objet tout rêvé à cet effet (guerre avec la Turquie, 1877-1878). Assurément le même point de vue est partagé aujourd’hui par certains milieux russes, oublieux des leçons de la guerre japonaise et qui méconnaissent les véritables besoins de leur pays. Comme dans les Balkans il n’y a plus de « petits frères » à libérer, il faut songer à d’autres moyens susceptibles d’agir sur l’opinion russe. Et ces moyens, il faut bien le dire, sont plus maladroits que ceux d’autrefois : on veut représenter la Russie entourée d’ennemis intérieurs et extérieurs.

   Les milieux dirigeants russes tendent à affermir leur situation par de vieux procédés : écraser par la violence le mouvement d’émancipation au dedans et détourner l’attention du peuple de la déplorable situation du pays, en réveillant les sentiments nationalistes, en suscitant des conflits diplomatiques dont il est impossible de prévoir l’issue.

   Quel est donc le sens de cette nouvelle ligne de conduite chauvine dans la politique de l’absolutisme contrerévolutionnaire ? Seuls des hommes qui sentent le sol se dérober définitivement sous leurs pieds peuvent, après Tsou-Shima et Moukden((Tsou-Shima Moukden — il s’agit de la défaite de l’armée du tsar sous Moukden pondant la guerre russo-japonaise de 1904-1905.)), se lancer dans une telle politique. En dépit de tous les efforts tentés, l’expérience de deux années de réaction n’a pas donné à l’autocratie des Cent-Noirs le moindre appui plus ou moins sûr à l’intérieur du pays, ni formé aucun nouvel élément social susceptible, économiquement, de rénover l’autocratie. Hors de là, il n’est pas d’atrocités ni de frénésie contre-révolutionnaires capables de maintenir l’ordre politique actuel en Russie.

   Stolypine, et les propriétaires fonciers ultra-réactionnaires, et les octobristes se rendent compte qu’à moins de créer de nouveaux appuis sociaux, il leur est impossible de se maintenir au pouvoir. D’où leur politique visant à ruiner à fond le paysan, à détruire par la violence la communauté rurale pour déblayer la voie devant le capitalisme agraire, coûte que coûte. Les plus savants, les plus instruits, les plus « humanitaires » des libéraux russes, tels que les professeurs des Rousskié Viédomosti — se montrent à cet égard infiniment plus obtus que tous les Stolypine. « Il n’y aura rien d’étonnant, — déclare l’éditorial du 1er février du journal en question, — si, au moment où, par exemple, se décidera le sort des règlements provisoires de novembre, les communautairessla-vophiles d’hier appuient les tentatives faites par le ministère pour détruire la communauté par l’aliénation de la terre au profit d’économies privées… Il est même permis de supposer que les buts défensifs communs à la majorité conservatrice de la Douma et au ministère les inciteront l’une et l’autre à prendre des mesures plus agressives même que les fameux oukases de i906… Tableau vraiment surprenant : avec le concours des représentants des partis conservateurs, le gouvernement conservateur prépare une réforme radicale dans le domaine des rapports agraires, — lequel domaine est moins que tout autre susceptible de brusques changements, — décidé à cette mesure radicale par d’abstraites considérations de préférence pour une forme de propriété plutôt que pour une autre.» Ouvrez les yeux, monsieur le professeur, — secouez la poussière des archives du « populisme » ancestral, — et regardez ce qu’ont fait deux années de révolution. Stolypine ne vous a pas seulement vaincu par la force physique, mais aussi parce qu’il a parfaitement compris le besoin le plus pressant du développement économique, la nécessité impérieuse de briser l’ancienne forme de propriété terrienne. Le grand « revirement », opéré à jamais par la révolution, est que l’autocratie des Cent-Noirs, qui pouvait autrefois s’appuyer sur les formes médiévales de la propriété terrienne est contrainte aujourd’hui, contrainte à tous égards et sans recul possible, de travailler avec une hâte fébrile à leur destruction. Car elle a compris que sans la démolition de l’ancien régime agraire il n’est point d’issue à la contradiction qui, plus que tout, explique la révolution russe : les formes les plus désuètes de propriété foncière, la campagne la plus inculte, le capitalisme industriel et financier le plus avancé !

   Ainsi, — nous demanderont avec stupeur les populistes, — vous êtes partisans de la législation agraire de Stolypine ? — Oh ! non, tranquillisez-vous ! Nous sommes absolument contre toutes les formes de l’ancienne propriété terrienne en Russie, seigneuriale et parcellaire. Nous sommes absolument pour la destruction violente de ce vieux système, caduc et pourri, dont les relents empoisonnent tout ce qui est nouveau, — nous sommes pour la nationalisation bourgeoise de la terre — seul mot d’ordre conséquent de la révolution bourgeoise, seule mesure pratique qui aiguille cette démolition historiquement nécessaire contre les grands propriétaires fonciers, en favorisant parmi la masse paysanne la formation de libres possesseurs de la terre qu’ils cultivent.

   La révolution bourgeoise russe a ceci de particulier que la politique révolutionnaire dans cette question essentielle de la révolution qu’est la question agraire est réalisée par les ultra-réactionnaires et par les paysans avec les ouvriers. Tandis que les avocats et les professeurs libéraux préconisent cette chose absurde, utopique, non viable, à savoir : concilier deux méthodes opposées s’excluant l’une l’autre — méthodes de destruction de ce qui est périmé, — et les concilier de telle sorte qu’il n’y ait, en général, de démolition aucune. Ou bien la victoire de l’insurrection paysanne et la refonte totale des anciennes formes de propriété foncière au profit de la paysannerie rénovée par la révolution, c’est-à-dire confiscation des terres seigneuriales et proclamation de la République ; ou bien la refonte stolypinienne qui elle aussi rénove, — rénove en fait la vieille propriété terrienne en l’adaptant aux rapports capitalistes, mais uniquement dans l’intérêt des propriétaires fonciers, en ruinant à fond la masse paysanne, en la chassant de force du village, en expulsant, en exterminant par la famine, la prison, le bagne, les fusillades et les tortures, l’élite de la jeunesse paysanne. Il n’est pas facile à une minorité d’exercer une telle politique à l’égard de la majorité, mais elle n’est pas impossible au point de vue économique. Nous devons aider le peuple à en prendre nettement conscience. Mais la tentative par une réforme prudente de démêler, dans la paix et sans violence, cet écheveau de contradictions médiévales, incroyablement embrouillé par des siècles d’histoire russe, est un rêve archi-stupide que seuls peuvent concevoir les cerveaux les plus racornis. Les nécessités économiques appellent certainement et amèneront certainement en Russie la plus « brutale révolution » dans le régime agraire La question historique est seulement de savoir qui, des propriétaires fonciers conduits par le tsar et Slolypine ou des masses paysannes guidées par le prolétariat, accomplira cette révolution.

   Le « bloc de l’opposition », tel est le thème d’actualité de la presse politique russe. Le journal policier-stolypinien Rossia exulte : « Bloc ? c’est dire que les cadets eux aussi sont des révolutionnaires ; sus aux cadets ! » Le journal des cadets, La Retch, tout pénétré du désir fonctionnariste de démontrer que les cadets sont capables d’être aussi modérés que les octobristes, pince les lèvres, déverse des flots d’indignation « morale » au sujet des tentatives peu scrupuleuses de l’accuser de révolutionnisme. Il déclare : Certes, nous saluons la formation d’un bloc de l’opposition, mais ce bloc doit être un mouvement de « gauche à droite » (éditorial du 2 février).

    « Nous avons l’expérience des fautes et déceptions politiques. Lorsque l’opposition fait bloc, elle le fait, naturellement, sur le programme-minimum du plus modéré des partis qui la composent. »

   Ce programme est parfaitement clair : hégémonie du libéralisme bourgeois, voilà nos conditions, disent les cadets, — à la manière de Falloux répondant en 1871 à Thiers qui lui demandait son appui : La monarchie, voilà mes conditions.

   La Stolitchnaïa Potchta((Stolitchnaïa Potchta [le Courrier de la capitale] — quotidien, organe du groupe troudovik — fraction des démocrates petits-bourgeois à la Douma d’Etat, principalement formée de députés paysans. Parut à Pétersbourg de 1906 à 1908.)), comprenant qu’il ne serait guère commode, qu’il serait incongru de dire tout franc ces choses-là, « n’est pas d’accord » avec la Retch ; elle s’en tire par de vagues allusions à l’« état d’esprit d’avantoctobre » (cette censure maudite qui gêne tout programme politique clair !), et, au fond, par une invite à marchander. Puisque la Retch veut diriger, que les révolutionnaires veulent diriger (le nouveau bloc), n’y aurait-il pas un pourboire pour mes petits services d’honnête courtier ?

   « Le bloc » ; — nous témoignons nos plus vives sympathies à ce mot d’ordre, surtout lorsqu’on y fait allusion — quand ce ne serait qu’une, simple allusion !— à l’« état d’esprit d’avant-octobre ». Mais l’histoire ne se répète pas, très aimables politiciens ! Et les leçons que nous a fournies « l’histoire de trois années », il n’est point de force qui puisse les effacer de la conscience des différentes classes. Ces leçons sont d’une richesse incomparable, tant par leur contenu positif (formes, caractère, conditions de la victoire remportée en 1905 dans leur lutte de masse par les ouvriers et les paysans), — que par leur contenu négatif (effondrement de deux Doumas, c’est-à-dire effondrement des illusions constitutionnelles et de l’hégémonie des cadets).

   Ceux qui désirent étudier systématiquement, méditer, s’assimiler, appliquer ces leçons parmi les masses, — nous les en félicitons, nous sommes entièrement acquis « au bloc », — au bloc formé pour une lutte implacable contre les renégats de la révolution. Pas d’accord ? C’est que nos chemins bifurquent.

   Le vieux mot d’ordre d’« avant-octobre » est excellent, et (n’en déplaise à M-d-m du recueil Nacha Mysl !) nous ne le rejetterons pas (« Assemblée constituante»). Mais il est insuffisant. Il est trop formel. On n’y perçoit pas, posés pratiquement, les graves problèmes de la vie. Nous le compléterons par la grande leçon des trois grandes années. Notre « programme-minimum », le « programme de notre bloc » est simple et clair : 1° confiscation de toutes les terres seigneuriales ; 2° République. Quant à l’Assemblée constituante, il nous la faut telle qu’elle nous permette de réaliser ce programme.

   L’histoire des deux Doumas, des Doumas cadettes, a montré d’une façon saisissante que la véritable lutte des forces sociales, — cette lutte dont on n’a pas toujours eu conscience et qui ne s’est pas toujours extériorisée, mais qui a toujours exercé une action décisive sur toutes les grandes solutions politiques, qui a toujours balayé comme poussière les tours de passe-passe des profanes naïfs et charlatanesques du « constitutionnalisme »,— cette lutte s’est poursuivie entièrement et sans réserve autour des deux « objectifs » signalés par nous. Ce ne sont pas les théories abstraites, mais l’expérience réelle de la lutte de nos masses populaires, dans les réelles conditions de l’autocratie des seigneurs terriens russes, qui nous a montré en fait que ces mots d’ordre précisément sont inéluctables. A quiconque est capable de les assimiler, nous proposons de « faire bande à part » et de « frapper ensemble », de frapper l’ennemi qui dévaste la Russie, qui extermine des milliers de ses meilleurs hommes.

   « Vous resterez seuls avec un tel programme de bloc. » Ce n’est pas vrai.

   Lisez les discours des députés paysans sans-parti aux deux premières Doumas, et vous comprendrez que notre programme de bloc ne fait que formuler leurs desiderata, leurs besoins, les indispensables déductions élémentaires qu’ils comportent. A ceux qui ne les comprennent pas, — depuis les cadets jusqu’à Péchékhonov (lui aussi, nous écrit-on de Moscou, y a préconisé le bloc), — nous ferons la guerre au nom du « bloc ».

   Ce sera une guerre à outrance. Nous avons su travailler durant de longues années avant la révolution. Ce n’est pas sans raison qu’on a dit de nous : fermes comme le roc. Les social-démocrates ont constitué un parti prolétarien qui ne se laissera pas décourager par l’échec d’un premier assaut militaire ; il ne perdra pas la tête, il ne se laissera pas aller aux aventures. Ce parti marche vers le socialisme, sans se lier lui-même ni lier son sort à l’issue de telle ou telle période de révolutions bourgeoises. Et c’est la raison pour laquelle il est à l’abri des faiblesses des révolutions bourgeoises. Et ce parti prolétarien marche à la victoire.

flechesommaire2