Pour une révision du programme du parti

Pour une révision du programme du parti

Lénine

   Ecrit les 6-8 (19-21) octobre 1917. Paru en octobre 1917 dans la revue « Prosvechténié » n° 1-2

   La révision du programme du parti a été mise à l’ordre du jour du congrès extraordinaire du parti, du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (bolchévik), convoqué par le Comité central pour le 17 octobre. Déjà la conférence des 24-29 avril((Il s’agit de la VIIe Conférence de Russie (Conférence d’Avril) du P.O.S.D.(b)R. qui eut lieu à Pétrograd du 24 au 29 avril (du 7 au 12 mai) 1917.)) avait adopté une résolution sur la nécessité d’une révision et indiqué en 8 points l’orientation de cette révision((Cf. Lénine, «Résolution sur la révision du programme du parti», Œuvres, Paris-Moscou, t. 24, pp. 282-283.  )). Ensuite, à Pétrograd((Textes pour la révision du programme du parti, publiés sous la rédaction et avec une préface de N. Lénine. Edition « Priboï », 1917. )) et à Moscou((Textes pour la révision du programme du parti. Recueil d’articles de V. Milioutine, V. Sokolnikov, A. Lomov, V. Smirnov. Edition du Bureau du P.O.S.D.R. local de la Région industrielle de Moscou, 1917. [)) des brochures sont sorties consacrées à la révision ; et, dans la revue Spartak((«Spartak», revue théorique du Bureau régional de Moscou, du Comité de Moscou et (à partir du n° 2) du Comité de district de Moscou du P.O.S.D.(b)R. ; parut du 20 mai (2 juin) au 29 octobre (11 novembre) 1917.)) de Moscou, il est paru dans le n° 4 du 10 août un article du camarade N. Boukharine, consacré au même sujet.

   Examinons les réflexions des camarades de Moscou.

I

   La question capitale, dans la révision du programme du parti, pour les bolchéviks, unanimes à penser qu’il faut donner une « appréciation de l’impérialisme et de la période des guerres impérialistes en relation avec la révolution socialiste imminente » (§ 1 de la résolution de la conférence des 24-29 avril), c’est la question de savoir comment s’y prendre. Faut-il compléter l’ancien programme en y exposant les traits caractéristiques de l’impérialisme (opinion que je soutenais dans la brochure de Pétrograd), ou faut-il remanier tout le texte de l’ancien programme (opinion exprimée par la section qui s’est constituée à la conférence d’avril, et soutenue par les camarades de Moscou) ? C’est ainsi que se pose avant tout la question pour notre parti.

   Nous avons deux projets : celui que je propose, complète l’ancien programme en y exposant les traits caractéristiques de l’impérialisme((Cf. Lénine, «Projet de modification des parties théoriques, politique et de quelques autres parties du programme» Œuvres, Paris-Moscou, t. 24, pp. 471- 472, et 482. )). L’autre, proposé par le camarade V. Sokolnikov et basé sur les remarques de la commission des trois (élue par la section constituée à la conférence d’avril) remanie toute la partie générale du programme.

   J’ai également exprimé l’avis (voir la brochure citée plus haut,((Ibid, pp. 477- 478. ))) que ce plan de remaniement, indiqué par la section, était erroné dans son principe même. Voyons maintenant comment ce plan est développé d’après le projet du camarade Sokolnikov.

   Le camarade Sokolnikov a divisé la partie générale de notre programme en 10 parties, en donnant à chaque partie ou à chaque paragraphe un numéro distinct (voir les pages 11 à 18 de la brochure de Moscou). Nous nous en tiendrons à cette numérotation, afin de permettre au lecteur de trouver plus facilement le passage correspondant.

   Le premier paragraphe du programme actuel est fait de deux thèses. La première porte que le mouvement ouvrier est devenu international en vertu du développement de l’échange. La deuxième, que la social-démocratie russe se considère comme un des détachements de l’armée mondiale du prolétariat. (Plus loin, dans le deuxième paragraphe, est mentionné le but final commun à tous les social-démocrates.)

   Le camarade S. conserve la deuxième thèse sans modification, mais il remplace la première par une nouvelle, en ajoutant à l’indication relative au développement de l’échange «l’exportation des capitaux» et le passage de la lutte du prolétariat à une «révolution socialiste mondiale».

   Il en résulte du coup un manque de logique, la confusion des thèmes, la confusion de deux types de structure du programme. De deux choses l’une : ou bien il faut commencer par définir l’impérialisme dans son ensemble – et alors, ne peut pas en détacher la seule «exportation des capitaux», on ne peut pas laisser comme avant, ainsi que le fait le camarade S., l’analyse «du développement» de la société bourgeoise dans le deuxième paragraphe ; ou bien il faut laisser inchangée la structure du programme, c’est-à-dire expliquer tout de suite pourquoi notre mouvement est devenu international, quel est le but final commun à tous, et comment y mène «le développement» de la société bourgeoise.

   Pour montrer de façon plus concrète le manque de logique, l’inconséquence de la structure du programme du camarade S., citons en entier le début de l’ancien programme :

   « Le développement de l’échange a créé un lien si étroit entre tous les peuples du monde civilisé que le grand mouvement de libération du prolétariat devait devenir et est depuis longtemps devenu international. »

   Ici, deux choses déplaisent au camarade S. : 1) en ce qui concerne le développement de l’échange, le programme décrit une « phase de développement » dépassée ; 2) après le mot « civilisé » il met un point d’exclamation et fait remarquer que « la liaison étroite entre métropole et colonie » «n’a pas été prévue » par nous.

   « Le protectionnisme, les guerres douanières, les guerres impérialistes briseront-ils l’unité du mouvement prolétarien ? » demande le camarade S. ; et il répond : « S’il faut en croire le texte de notre programme, ils la briseront, car ils brisent les liens établis par l’échange. »

   Voilà une critique bien étrange. Ni le protectionnisme, ni les guerres douanières ne «brisent» l’échange ; ils ne font que le modifier ou l’interrompre en un point, pour le poursuivre ailleurs. L’échange n ‘est pas brisé par une guerre, il n’est qu’entravé en certains points, déplacé vers d’autre, il demeure un lien mondial. La preuve la plus concrète en est le cours des changes. Et d’une. Deuxièmement, nous lisons dans le projet du camarade S. : «le développement des forces de production qui a fait entrer dans l’économie mondiale tous les peuples sur la base de l’échange des marchandises et de l’exportation des capitaux», etc. De Même, la guerre impérialiste interrompt (sur un point et pour un temps) et l’exportation des capitaux et l’échange ; donc, la « critique » du camarade S. se retourne contre lui-même.

   Troisièmement, il s’agissait (dans l’ancien programme) de savoir pourquoi le mouvement ouvrier «était depuis longtemps devenu » international. Il est incontestable qu’il l’était devenu avant l’exportation des capitaux, considérée comme le stade supérieur du capitalisme.

   Bref, le camarade S. a introduit manifestement hors de propos, un fragment de la définition de l’impérialisme (l’exportation des capitaux).

   En outre, les mots : « le monde civilisé » ne plaisent pas au camarade S., car, d’après lui, ils évoquent quelque chose de pacifique, d’harmonieux et excluent les colonies.

   Il en va tout autrement. En parlant du « monde civilisé », le programme indique le manque d’harmonie, l’existence de pays non civilisés (c’est pourtant un fait), alors que le projet du camarade S. suggère une harmonie beaucoup plus grande, car on y parle simplement de « l’entrée de tous les peuples dans l’économie mondiale » !! Comme si tous les peuples entraient à un titre égal dans l’économie mondiale ! Comme s’il n’existait pas de rapports d’assujettissement entre peuples « civilisés » et peuples non civilisés, précisément sur ce terrain de « l’entrée dans l’économie mondiale» !

   Le camarade S. a vraiment détérioré l’ancien programme sur les deux points examinés. Il a souligné plus faiblement le caractère international. Il est très important pour nous de souligner que ce caractère a pris naissance il y a longtemps, bien avant l’époque du capital financier. Et il apparaît plus « d’harmonie » chez lui sur la question de l’attitude vis-à-vis des colonies. On ne peut passer sous silence ce fait incontestable que le mouvement ouvrier
n‘a malheureusement englobé jusqu’ici que les pays civilisés.

   Je serais tout disposé à être d’accord avec le camarade S. s’il exigeait que soit soulignée plus nettement l’exploitation des colonies. C’est en effet l’un des caractères constitutifs importants de l’impérialisme. Mais justement le premier paragraphe proposé par le camarade S. n’y fait nullement allusion. Dans son programme les différents caractères constitutifs de la notion d’impérialisme sont dispersés en différents endroits, au détriment de la logique et de la clarté.

   Nous allons voir maintenant que le projet du camarade S. tout entier souffre de cette dispersion et de ce manque de logique.

II

   Que le lecteur veuille bien jeter un regard d’ensemble sur la liaison et l’ordre logique des thèmes dans les divers paragraphes de l’ancien programme (selon la numérotation du camarade S.) :

   1) Le mouvement ouvrier est depuis longtemps devenu international. Nous sommes l’un de ses détachements.

   2) Le but final du mouvement est déterminé par le développement de la société bourgeoise. Point de départ : la propriété privée des moyens de production et le fait que les prolétaires sont exclus de leur gestion.

   3) La croissance du capitalisme. L’élimination des petits producteurs.

   4) L’accroissement de l’exploitation (travail des femmes, armée de réserve du travail, etc.).

   5) Les crises.

   6) Le progrès de la technique et l’aggravation de l’inégalité.

   7) Le développement de la lutte des prolétaires. Les conditions matérielles du remplacement du capitalisme par le socialisme.

   8) La révolution sociale du prolétariat.

   9) La dictature du prolétariat, condition de cette révolution.

   10) La tâche du parti est de diriger la lutte du prolétariat pour la révolution sociale.

   J’ajoute un nouveau thème :

   11) Le capitalisme a atteint son stade suprême (l’impérialisme) et maintenant, l’ère de la révolution prolétarienne a commencé.

   Comparez cela à l’ordre des thèmes – non pas des corrections partielles du texte, mais bien des thèmes – dans le projet du camarade S., ainsi qu’aux compléments qu’il a apportés sur l’impérialisme :

   1) Le mouvement ouvrier est international. Nous sommes un de ses détachements. (Il ajoute : l’exportation des capitaux, l’économie mondiale, le passage de la lutte au stade de la révolution mondiale c’est-à-dire qu’il ajoute un aspect partiel de la définition de l’impérialisme.)

   2) Le but final du mouvement est déterminé par le développement de la société bourgeoise. Point de départ : la propriété privée des moyens de production et le fait que les prolétaires sont exclus de la gestion. (Au milieu, il est ajouté : les banques et les cartels tout-puissants, les associations mondiales de monopoles, c’est-à-dire qu’il est ajouté un autre élément de la définition de l’impérialisme.)

   3) La croissance du capitalisme. L’élimination des petits producteurs.

   4) L’accroissement de l’exploitation (travail des femmes, armée de réserve du travail, main-d’œuvre étrangère, etc.).

   5) Les crises et les guerres. Un nouvel élément de la définition de l’impérialisme y est inséré : « les tentatives de partage du monde » ; répétition concernant les monopoles et l’exportation des capitaux ; après les mots « capital financier » on ajoute entre parenthèses cette explication « produit de la fusion du capital bancaire et du capital industriel ».

   6) Les progrès de la technique et l’aggravation de l’inégalité. Nouvel élément de la définition de l’impérialisme : cherté de la vie, militarisme. Une fois encore reparaissent les monopoles.

   7) Le développement, de la lutte des prolétaires. Les conditions matérielles de la substitution du socialisme au capitalisme. Au milieu, interpolation qui répète une fois de plus « le capitalisme des monopoles » et qui indique que les banques et les cartels préparent un appareil de réglementation sociale, etc.

   8) La révolution sociale du prolétariat. (Interpolation : elle mettra fin à la domination du capital financier.)

   9) La dictature du prolétariat, condition de cette révolution.

   10) La tâche du parti est de diriger la lutte du prolétariat pour la révolution sociale. (Au milieu, interpolation : cette révolution est à l’ordre du jour.)

   A mon avis, il ressort clairement de cette comparaison que le caractère « mécanique » des additions (ce que redoutaient certains camarades) apparaît bien dans le projet du camarade S. Les différents éléments de la définition de l’impérialisme se trouvent dispersés en divers points sans la moindre logique, comme dans une mosaïque. Il n’en ressort pas une caractéristique pleine et entière de l’impérialisme. Les répétitions sont extrêmement nombreuses. L’ancien canevas est conservé. De même que l’ancien plan général du programme : montrer que le «but final» du mouvement est impliqué par le caractère et l’évolution de la société bourgeoise actuelle. Mais justement, cette «évolution» n’apparaît pas et la définition de l’impérialisme est fragmentée, ses éléments sont, pour la plupart, dispersés mal à propos.

   Prenons le deuxième paragraphe. Le camarade S. a laissé sans changement le début et la fin ; le début dit que les moyens de production sont la propriété d’un petit nombre de personnes ; et la fin dit que la majorité de la population est constituée de prolétaires et de semi-prolétaires. Au milieu, le camarade S. intercale une proposition particulière disant que « durant le dernier quart de siècle, la domination directe ou indirecte de la production organisée selon le mode capitaliste est passée aux mains des banques et des trusts tout-puissants », etc.

   Ceci est dit avant que ne soit exposée la thèse de l’élimination des petites exploitations par les grandes !! Car ce fait n’est exposé que dans le troisième paragraphe. Pourtant les trusts sont bien la manifestation la plus élevée, la plus récente précisément de ce processus d’élimination des petites exploitations par les grandes. Est-il concevable qu’on parle d’abord de l’apparition des trusts et plus tard de l’élimination des petites exploitations par les grandes ? N’est-ce pas là renverser l’ordre logique ? D’où sont donc sortis les trusts ? N’est-ce pas là une erreur théorique ? Comment et pourquoi cette domination de la production «est-elle passée» entre leurs mains ? C’est ce que l’on ne peut comprendre, si l’on n’a pas expliqué d’abord l’élimination des petites exploitations par les grandes.

   Prenons le troisième paragraphe. Le sujet en est l’élimination des petites entreprises par les grandes. Ici aussi, le camarade S. conserve le début (sur l’importance croissante des grandes entreprises) et la fin (sur l’élimination des petits producteurs), mais au milieu, il ajoute que les grandes entreprises « fusionnent en organismes gigantesques qui groupent toute une série d’échelons de la production et de la circulation ». Mais cette interpolation est déjà consacrée à un autre thème, à savoir : la concentration des moyens de production et la socialisation du travail en régime capitaliste, la création des conditions matérielles de la substitution du socialisme au capitalisme. Dans l’ancien programme, ce thème n’était étudié que dans le septième paragraphe.

   Le camarade S. conserve ce plan général. Il parle aussi des conditions matérielles de la substitution du socialisme au capitalisme, mais seulement dans le septième paragraphe. Il conserve aussi dans ce septième paragraphe les indications relatives à la concentration des moyens de production et à la socialisation du travail.

   Il en résulte que le passage relatif à la concentration est placé quelques paragraphes avant le paragraphe qui, sous une forme générale et ramassée, définissait spécialement le phénomène de la concentration. C’est un comble d’illogisme qui ne peut que gêner la compréhension de notre programme par les larges masses.

III

   Le cinquième paragraphe du programme qui traite des crises « subit », de la part du camarade S., « un remaniement complet ». Ce camarade trouve que l’ancien programme «à des fins de vulgarisation, pèche du point de vue théorique» et « s’écarte de la théorie des crises formulée par Marx ».

   Le camarade S. pense que le mot «surproduction», employé dans l’ancien programme, sert de «base à l’explication» des crises et que «cette opinion correspond davantage à la théorie de Rodbertus»((Rodbertus-Jagetzow, Johann Karl (1805-1875), représentant de l’économisme vulgaire allemand, homme politique, théoricien des junkers prussiens embourgeoisés.
Rodbertus était d’avis que les contradictions entre le travail et le capital pouvaient être résolues à l’aide de réformes réalisées par l’Etat des junkers prussiens. Ignorant l’origine de la plus-value et l’essence de la contradiction fondamentale du capitalisme, Rodbertus voyait la cause des crises économiques dans la sous-consommation des masses populaires et il expliquait l’existence de la rente foncière par l’absence dans l’agriculture de dépenses de matières premières.)) qui s’appuie pour expliquer les crises sur la consommation insuffisante de la classe ouvrière ».

   A quel point sont vouées à l’échec ces recherches d’une hérésie théorique auxquelles se livre le camarade S., à quel point les idées de Rodbertus sont ici tirées par les cheveux, c’est ce que montre facilement la comparaison de l’ancien texte et du nouveau proposé par le camarade S.

   Dans l’ancien texte, après avoir mentionné (dans le paragraphe 4) le «progrès technique», l’aggravation de l’exploitation des ouvriers, la diminution relative de la demande de main-d’œuvre, l’on dit : « Cet état de choses dans les pays bourgeois, etc., rend de plus en plus difficile l’écoulement des marchandises produites en quantité sans cesse croissante. La surproduction qui se manifeste au cours des crises… et dans les périodes de marasme est une conséquence   inévitable … »

   Il est clair qu’ici la surproduction ne sert nullement de « base à l’explication », mais que l’on se contente de décrire l’origine des crises et des périodes de marasme. Dans le projet du camarade S., nous lisons :

   « Le développement des forces de production, s’accomplissant sous ces formes contradictoires, dans lesquelles les conditions de la production entrent en conflit avec les conditions de la consommation, les conditions de la mise en œuvre du capital avec les conditions de son accumulation, ce développement des forces productives qui ne poursuit que la chasse au profit a pour conséquence inévitable de graves crises industrielles et des dépressions qui signifient l’arrêt de l’écoulement des marchandises produites anarchiquement en quantité toujours croissante.  »

   Le camarade S. dit la même chose, car «l’arrêt de l’écoulement» des marchandises produites en «quantité croissante» constitue précisément la surproduction. Le camarade S. a tort de redouter ce mot qui n’a rien de faux. Le camarade S. a tort d’écrire que, au lieu de « surproduction », «on pourrait employer avec autant et même avec plus de raison le mot « sous-production » (brochure de Moscou, p. 15).

   Essayez donc d’appeler «l’arrêt de l’écoulement des marchandises» « produites en quantité toujours croissante » «sous-production » ! Vous n’y réussirez pas.

   La doctrine de Rodbertus ne consiste pas du tout dans l’emploi du mot «surproduction» (qui seul décrit avec précision l’une des contradictions les plus profondes du capitalisme) ; elle consiste à expliquer les crises uniquement par la sous consommation de la classe ouvrière. Mais ce n’est point de là que l’ancien programme fait découler les crises. Il se réfère à «cet état de choses au sein des pays bourgeois», qui a précisément été exposé dans le paragraphe précédent et qui résulte du «progrès technique» et de «la diminution relative de la demande de main-d’œuvre». En même temps, l’ancien programme parle de la «rivalité qui ne cesse de s’aggraver sur le marché mondial ».

   Là précisément se trouve exprimé l’essentiel sur les conflits entre les conditions de l’accumulation du capital et les conditions de sa mise en œuvre, et en termes beaucoup plus clairs. La théorie n’est pas « trahie » ici, comme le pense à tort le camarade S., «à des fins de vulgarisation » ; elle est exposée clairement et en termes intelligibles ; c’est un mérite.

   On peut naturellement écrire des volumes sur les crises, on peut donner une analyse plus concrète des conditions de l’accumulation, on peut parler du rôle des moyens de production, de l’échange de la plus-value et du capital variable dans les moyens de production contre le capital constant dans les objets de consommation, de la dépréciation du capital constant par suite de nouvelles inventions, etc., etc. Mais cela le camarade S. ne tente pas de le faire ! ! Ses prétendus amendements du programme se ramènent à ceci :

   1) Ayant, conservé la transition du paragraphe 4 au paragraphe 5, de la mention des progrès techniques, etc., aux crises, il affaiblit la liaison entre les deux paragraphes en éliminant les mots : « cet état de choses ».

   2) Il a ajouté des phrases qui sonnent bien du point de vue théorique sur les conflits entre les conditions de production et les conditions de consommation, entre les conditions de mise en œuvre et les conditions d’accumulation, phrases qui ne contiennent rien de faux, mais qui n’apportent pas d’idée nouvelle car le paragraphe précédent dit justement l’essentiel sur cette partie, en termes plus clairs.

   3) Il ajoute la « chasse au profit », expression qui convient mal au programme, qui est peut-être employée ici justement « à des fins de vulgarisation » car la même idée est exprimée plusieurs fois par les mots «conditions de mise en œuvre», production «marchande », etc.

   4) Il remplace « marasme » par « dépression » ; changement malheureux.

   5) Il ajoute le mot « anarchiquement » à l’ancien texte («les marchandises, produites anarchiquement en quantité sans cesse croissante »). Cette addition est fausse du point de vue théorique, car justement l’«anarchie» ou l’«absence de plan» pour emprunter l’expression employée dans le projet du programme d’Erfurt et contestée par Engels, ne caractérise pas les trusts.(( Engels critiquait les expressions « production privée et « absence de plan » dans le projet du programme d’Erfurt et écrivait : «Si nous passons des sociétés anonymes aux trusts qui règnent dans certaines branches de l’industrie, en instituant des monopoles, alors cessent non seulement la production privée, mais encore l’absence de plan».))((Cf. F. Engels, «Critique du projet de programme social-démocrate de 1891 » in K. Marx et F. Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Editions Sociales, Paris 1950. ))

   Voici où aboutit le camarade S. :

   …« Les marchandises sont produites anarchiquement en quantité sans cesse croissante. Les tentatives des associations capitalistes (trusts, etc.), limitant la production pour écarter les crises, sont vouées à l’échec », etc.

   Mais précisément les marchandises sont produites par les trusts non pas de façon anarchique, mais par calcul. Les trusts ne « limitent » pas seulement la production. Ils ne font pas de tentatives pour écarter les crises ; il ne peut pas y avoir de «tentatives» de ce genre de la part des trusts. Le camarade S. en arrive à toute une série d’inexactitudes. Il faudrait dire : bien que les trusts produisent des marchandises non pas de façon anarchique, mais par calcul, les crises restent cependant inévitables en vertu des caractères du capitalisme indiqués plus haut et qui subsistent même sous le régime des trusts. Et si les trusts, dans les périodes d’essor maximum et de spéculation, restreignent la production afin de « ne pas passer les bornes », ils épargnent ainsi dans le meilleur des cas les plus grandes entreprises, mais les crises n’en apparaissent pas moins.

   Résumant tout ce qui vient d’être dit sur les crises, nous aboutissons à la conclusion que le projet du camarade S. n‘apporte pas d’amélioration à l’ancien programme. Au contraire, le nouveau projet renferme des inexactitudes. La nécessité de corriger l’ancien reste à prouver.

IV

   Dans la question des guerres impérialistes, le projet du camarade S. pèche doublement par l’inexactitude théorique.

   Premièrement, il ne porte pas d’appréciation sur la guerre actuelle. Il dit que l’époque impérialiste engendre les guerres impérialistes. C’est vrai ; et il fallait naturellement le dire dans le programme. Mais cela ne suffit pas. Il faut dire en outre que c’est précisément la guerre actuelle de 1914-1917 qui est une guerre impérialiste. Le groupe allemand «Spartacus » a affirmé dans ses « thèses », publiées en allemand en 1915, qu’à l’époque de l’impérialisme il ne peut pas y avoir de guerres nationales((Le groupe «Spartacus» (Internationale), organisation révolutionnaire des social-démocrates de gauche allemands, formée au début de la première guerre mondiale par Karl Liebknecht, Rosa Luxembourg, Franz Mehring, Clara Zetkin, Julian Marchlewski, L. Jogisches (Tyszka).
Les Thèses sur les tâches de la social-démocratie internationale du groupe «Spartacus » avaient été rédigées par R. Luxembourg, avec participation de K. Liebknecht, F. Mehring et C. Zetkin. Elles furent adoptées en janvier 1916 à la Conférence nationale des social-démocrates de gauche d’Allemagne. A cette conférence, le groupe se constitua en organisation distincte et prit le nom de l’«Internationale».)). Cette affirmation est manifestement fausse, car l’impérialisme aggrave l’oppression des nations ; et, par suite, les soulèvements nationaux et les guerres nationales sont non seulement possibles et vraisemblables, mais absolument inévitables (les tentatives faites pour établir une distinction entre les soulèvements et les guerres seraient vouées à l’échec).

   Le marxisme exige une appréciation absolument précise, appuyée sur des données concrètes, de chaque guerre. Esquiver la question de la guerre actuelle par des raisonnements généraux est faux en théorie et inadmissible en pratique, car derrière cette attitude se retranchent les opportunistes, qui y trouvent une échappatoire. En général, disent-ils, l’impérialisme est l’époque des guerres impérialistes, mais cette guerre-ci n’a pas été tout à fait impérialiste (tel a été, par exemple, le raisonnement de Kautsky).

   Deuxièmement, le camarade S. relie en un tout « les crises et les guerres », en en faisant une sorte de satellite à deux têtes du capitalisme en général et du capitalisme moderne en particulier. Dans la brochure de Moscou, pp. 20-21, le projet du camarade S. répète par trois fois que les crises et les guerres sont liées. Il ne s’agit pas seulement ici de répétitions regrettables dans un programme. Il s’agit d’une erreur de principe.

   Les crises, justement sous forme de surproduction ou, si le camarade S. bannit le mot surproduction, « d’arrêt de l’écoulement des marchandises », constituent un phénomène propre exclusivement au capitalisme. Quant aux guerres, elles appartiennent à d’autres systèmes économiques, tels que l’esclavage et le servage. Il y a eu aussi bien des guerres impérialistes à l’époque de l’esclavage (la guerre entre Rome et Carthage fut de part et d’autre une guerre impérialiste), au moyen âge et à l’époque du capitalisme commercial. Toute guerre dans laquelle les deux belligérants oppriment des pays étrangers ou nationalités, combattant pour le partage du butin, pour savoir «qui opprimera ou pillera le plus », ne peut être appelée qu’impérialiste.

   Si nous disons que seul le capitalisme moderne, que seul l’impérialisme a entraîné les guerres impérialistes, c’est juste, car le stade précédent du capitalisme, le stade de la libre concurrence ou stade du capitalisme prémonopoliste, a été surtout caractérisé en Europe occidentale par des guerres nationales. Mais dire qu’au stade précédent il n’y a pas eu du tout de guerres impérialistes serait faux, ce serait oublier les «guerres coloniales», impérialistes elles aussi. Voilà un premier point.

   En deuxième lieu, rattacher les crises aux guerres demeure faux, car ce sont des phénomènes d’ordre absolument différent, d’origine historique différente, d’une portée de classe différente. Par exemple, on ne peut pas dire, comme le camarade S. le fait dans son projet : « Les crises et les guerres, à leur tour, ruinent encore davantage les petits  producteurs, soumettent encore davantage le travail salarié au capital »… Car, il peut y avoir des guerres qui aident le travail salarié à se libérer du capital, au cours de la lutte des ouvriers salariés contre la classe capitaliste, il peut y avoir non seulement des guerres réactionnaires impérialistes, mais aussi des guerres révolutionnaires. «La guerre est le prolongement de la politique » d’une classe ou d’une autre ; et, dans toute société divisée en classes, que ce soit l’esclavage, le servage ou le capitalisme, il y a eu des guerres qui ont été la continuation de la politique de la classe des oppresseurs ; et il y a aussi eu des guerres qui ont été la continuation de la politique des classes opprimées. Pour cette même raison, on ne peut pas dire, comme le fait le camarade S., que «les crises et les guerres montrent que le système capitaliste, forme de développement des forces de production, devient un frein pour ce développement ».

   Il est vrai que la guerre impérialiste actuelle, par son caractère réactionnaire et par les charges qu’elle impose, révolutionne les masses et accélère la révolution ; et il faut le dire. Et ce sera vrai des guerres impérialistes en général, qui sont caractéristiques de l’époque impérialiste ; et on peut le dire. Mais, on ne peut pas en dire autant de toutes les «guerres » en général et, pour cette raison, on ne peut aucunement rattacher les crises aux guerres.

V

   Il nous faut maintenant faire le point sur la question capitale qui, de l’avis de tous les bolchéviks, doit être avant tout élucidée et correctement appréciée dans le nouveau programme : la question de l’impérialisme. Le camarade Sokolnikov soutient qu’il est rationnel d’éclairer ce problème et de porter un jugement pour ainsi dire par morceaux, en répartissant les divers caractères de l’impérialisme entre différents paragraphes du programme ; je pense qu’il est rationnel de le faire dans un paragraphe spécial ou dans une partie spéciale du programme, en réunissant là tout ce qu’il faut dire sur l’impérialisme. Les membres du parti ont maintenant sous les yeux les deux projets ; une décision sera prise au congrès. Nous sommes entièrement d’accord avec le camarade Sokolnikov sur ce point : il faut parler de l’impérialisme, mais il reste à examiner s’il n’y a pas désaccord concernant la façon de définir et d ‘apprécier l’impérialisme.

   Comparons de ce point de vue les deux projets du nouveau programme. Dans mon projet, cinq caractéristiques essentielles de l’impérialisme sont considérées : 1) les monopoles capitalistes ; 2) la fusion du capital bancaire avec le capital industriel ; 3) l’exportation du capital à l’étranger ; 4) le partage territorial du monde, partage déjà terminé ; 5) le partage du monde entre les monopoles économiques internationaux. (Dans ma brochure : L’impérialisme, étape moderne du capitalisme((C’était le titre primitif de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. )), qui est sortie après les «Matériaux pour la révision du programme du parti », ces cinq caractéristiques distinctes de l’impérialisme sont exposées à la page 85((Cf. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 22, p. 287.)).) Dans le projet du camarade Sokolnikov, nous trouvons en réalité ces cinq caractéristiques essentielles, si bien que l’accord de principe sur la question de l’impérialisme est manifestement complet dans notre parti. L’on pouvait s’y attendre, car la propagande pratique de notre parti sur cette question, tant orale qu’écrite, a depuis longtemps, dès le début de la révolution, mis en lumière l’unanimité des bolchéviks sur cette question fondamentale.

   Il nous reste à examiner quelles sont les différences de formulation, dans les deux projets, quant à la définition et à la caractéristique de l’impérialisme. Les deux projets analysent concrètement la question de savoir à partir de quel moment on peut vraiment parler de la transformation du capitalisme en impérialisme. Il n’y a guère lieu de discuter la nécessité de cette analyse qui apporte une précision historique dans l’appréciation du développement économique. Le camarade S. dit : « au cours du dernier quart de siècle» ; dans mon texte, il est dit : « depuis le début du XXe siècle, approximativement ». Dans la brochure que je viens de citer sur l’impérialisme, se trouvent introduits (par exemple, pp. 10-11((Ibid., pp. 217-220.  ))) les témoignages d’un économiste qui fait une étude spéciale des cartels et des syndicats capitalistes et qui déclare que le tournant décisif en Europe pour la victoire complète des cartels a été la crise de 1900-1903. C’est pourquoi il me semble qu’il serait plus exact de dire «depuis le début du XXe siècle, approximativement» que de dire « au cours du dernier quart de siècle ». Ce sera plus juste pour la raison encore que le spécialiste que je viens de citer, comme d’ailleurs les économistes européens en général, opère le plus souvent d’après des données de source allemande, et que l’Allemagne a dépassé les autres pays dans l’organisation des cartels.

   Continuons. Il est dit dans mon projet que «les monopoles capitalistes ont pris une importance décisive». Le projet du camarade S. multiplie les appréciations sur les monopoles, mais une seule se distingue par une clarté relative. La voici :

   « … Au cours du dernier quart de siècle, la domination directe ou indirecte de la production organisée sur le mode capitaliste est passée aux mains des banques, des trusts et des cartels tout-puissants et liés entre eux ; ils ont formé des associations mondiales dirigées par une poignée de magnats du capitalisme financier. »

   Il me semble que dans ces lignes il y a trop de « propagande », c’est-à-dire qu’on introduit dans le programme «à des fins de vulgarisation» ce qui ne doit pas y trouver de place. Dans les articles de journaux, dans les discours, dans les brochures de vulgarisation, la « propagande » est nécessaire ; mais le programme du parti doit se distinguer par sa précision économique et ne rien contenir de superflu. Dire que les monopoles ont pris une « importance décisive» me paraît être une formule d’une parfaite précision et qui dit tout. Cependant, le paragraphe cité du projet du camarade S. contient non seulement beaucoup de choses superflues, mais encore l’expression : «la domination de la production organisée sur le mode capitaliste» me paraît douteuse du point de vue théorique. S’agit-il seulement, de la production organisée sur le mode capitaliste ? Non. Cela est trop faible. La production qui est notoirement non organisée sur le mode capitaliste : celle des petits artisans, des paysans, des petits planteurs de coton aux colonies, etc., etc., est tombée elle aussi sous la dépendance des banques et en général du capital financier. Si nous parlons du «capitalisme mondial » en général (et c’est de lui seul qu’on peut parler ici, sans risque d’erreur), alors, en disant : les monopoles ont pris une «importance décisive», nous n’excluons de la dépendance vis-à-vis de cette importance décisive aucun producteur. Limiter l’influence des monopoles à « la production organisée sur le mode capitaliste » est une erreur.

   Continuons : le projet du camarade S. répète par deux fois la même chose à propos du rôle des banques : la première fois dans le paragraphe que nous venons de citer et la deuxième fois dans le paragraphe sur les crises et les guerres, où l’on donne la définition suivante : « le capital financier (fusion du capital bancaire et du capital industriel) ». Dans mon projet il est dit : « le capital bancaire, qui a atteint une énorme concentration, a fusionné avec le capital industriel ». Il suffit de le dire une fois dans le programme.

   Troisième caractère : « l’exportation du capital vers l’étranger s’est développée sur une très grande échelle » ( c’est ce que dit mon projet). Dans le projet du camarade S., nous trouvons une fois une simple indication concernant «l’exportation des capitaux » ; puis, nous trouvons une deuxième fois, dans un contexte tout à fait différent, la mention des «pays nouveaux qui sont… un champ d’investissement pour le capital exporté, à la recherche de surprofits ». Il est difficile de considérer comme juste cette mention des surprofits et des pays nouveaux, car l’exportation du capital s’est aussi développée de l’Allemagne vers l’Italie, de la France vers la Suisse, etc. L’exportation du capital a aussi commencé en régime impérialiste vers les vieux pays, et pas seulement pour les surprofits. Ce qui est vrai au sujet des nouveaux pays est faux au sujet de  l’exportation du capital en général.

   Le quatrième caractère est ce que Hilferding a appelé «la lutte pour l’espace économique ». Cette appellation est inexacte, car elle n’exprime pas la différence essentielle entre  l’impérialisme actuel et les anciennes formes de lutte pour l’espace économique. C’est pour cet espace qu’ont lutté la Rome antique, les Etats européens aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles en conquérant des colonies, et l’ancienne Russie en conquérant la Sibérie, etc., etc. Le caractère distinctif de l’impérialisme contemporain, c’est que (comme il est dit dans mon projet de programme) «le monde entier est déjà partagé territorialement entre les plus riches », c’est-à-dire que le partage du monde entre Etats est achevé. C’est précisément de cette circonstance que découle l’âpreté particulière de la lutte pour un nouveau partage du monde, l’âpreté particulière des conflits, qui conduit aux guerres.

   Le projet du camarade S. exprime ces idées avec une grande, prolixité, mais avec une rigueur théorique douteuse. Je citerai tout de suite sa formulation, mais comme elle réunit en un tout aussi la question du partage économique du monde, il est nécessaire d’aborder en premier lieu ce cinquième et dernier caractère de l’impérialisme. Dans mon projet, il est ainsi formulé :

   …« Le partage économique du monde entre les trusts internationaux a commencé. » Les données de l’économie politique et de la statistique ne permettent pas d’en dire plus. Ce partage du monde est un processus très important, mais il ne fait encore que commencer. Les guerres impérialistes découlent de ce partage du monde, d’un nouveau partage, dès lors que le partage des territoires est achevé, c’est-à-dire qu’il ne reste plus de terres « libres » dont on puisse s’emparer sans guerres avec un rival.

   Voyons maintenant la formulation du camarade S. :

   « Mais le domaine auquel s’étend la domination des rapports capitalistes ne cesse de s’élargir aussi à l’extérieur, du fait qu’ils pénètrent dans de nouveaux pays qui sont pour les monopoles capitalistes des marchés pour leurs marchandises, des fournisseurs de matières premières et un champ d’investissement pour le capital exporté qui recherche des surprofits. Les masses énormes de plus-value accumulée qui se trouvent à la disposition du capital financier (produit de la fusion du capital bancaire et du capital industriel) sont jetées sur le marché mondial. La rivalité des associations capitalistes, puissantes sur le plan national et même parfois organisées sur le plan international, pour la domination du marché, pour la possession ou le contrôle des territoires des pays plus faibles, c’est-à-dire pour le droit de priorité dans l’exploitation impitoyable de ces pays, mène infailliblement à des tentatives de partage du monde entier entre les Etats capitalistes les plus riches, à des guerres impérialistes qui engendrent pour tous les calamités, la ruine et le retour à la barbarie. »

   L’abondance excessive des mots couvre ici toute une série d’erreurs théoriques. On ne peut parler de «tentatives» de partage du monde, puisque le monde est déjà partagé. La guerre de 1914-1917 n’est pas une «tentative de partage» du monde, mais une lutte pour un nouveau partage du monde déjà partagé. La guerre est devenue inévitable pour le capitalisme, parce que, plusieurs années avant qu’elle n’éclate, l’impérialisme avait partagé le monde selon de vieux rapports de force « modifiés » par la guerre.

   Et la lutte pour les colonies (pour de « nouveaux pays »), et la lutte pour la «possession des territoires de pays plus faibles », tout cela existait même avant l’impérialisme. Ce qui caractérise l’impérialisme d’aujourd’hui, c’est autre chose, à savoir que, au début du XXe siècle, toute la terre était occupée par tel ou tel Etat, était partagée. C’est seulement pour cette raison qu’un nouveau partage de la « domination du monde » ne pouvait, sur la base du capitalisme, se produire autrement qu’au prix d’une guerre mondiale. «Les unions de capitalistes organisées sur le plan international » existaient également déjà avant impérialisme ; toute société anonyme avec la participation des capitalistes de divers pays est une «union de capitalistes organisée sur le plan international».

   Ce qui caractérise l’impérialisme, c’est autre chose qui n’existait pas avant le XXe siècle, à savoir : le partage économique du monde entre les trusts internationaux, le partage entre eux par contrat de pays considérés comme marchés d’écoulement. Cela précisément n’est pas exprimé dans le projet du camarade S., ce qui le conduit à sous-estimer la force de l’impérialisme.

   Enfin, il est faux du point de vue théorique de parler de masses de plus-value accumulée, jetées sur le marché mondial. Cela revient à la théorie de Proudhon sur la réalisation, d’après laquelle les capitalistes peuvent facilement réaliser aussi bien le capital constant que le capital variable, mais se trouvent en difficulté quand ils réalisent la plus-value. En fait, les capitalistes ne peuvent réaliser sans difficultés et sans crises ni la plus-value, ni le capital variable, ni le capital constant. Ils jettent sur le marché des masses de marchandises qui représentent non seulement de la valeur accumulée, mais encore la valeur de reproduction du capital variable et du capital constant.. Par exemple, on jette sur le marché mondial des masses de rails ou de fer qui doivent être réalisées grâce à l’échange contre des articles de consommation pour les ouvriers ou contre d’autres moyens de production (bois, pétrole, etc.).

VI

   En terminant ainsi l’analyse du projet du camarade Sokolnikov, nous devons remarquer en particulier une addition très précieuse, qu’il propose et qu’il conviendrait, à mon avis, d’adopter et même d’élargir. Voici : il propose le paragraphe qui traite du progrès technique et de l’accroissement de l’emploi du travail des femmes et des enfants, d’ajouter : (employer) « de même la main-d’œuvre étrangère non spécialisée, importée des pays arriérés ». C’est une addition précieuse et nécessaire. Précisément, cette exploitation du travail d’ouvriers plus mal rétribués venus des pays arriérés est caractéristique de l’impérialisme. C’est en particulier sur elle qu’est fondé, pour une part, le parasitisme des pays impérialistes riches qui corrompent une partie de leurs ouvriers à l’aide d’un salaire plus élevé, tout en exploitant sans mesure et sans vergogne la main-d’œuvre étrangère «bon marché ». Il faudrait ajouter les mots « plus mal rétribués », ainsi que les mots «et souvent privés de droits », car les exploiteurs des pays « civilisés » profitent toujours de ce que la main-d’œuvre étrangère importée est privée de droits. C’est ce qu’on observe constamment non seulement en Allemagne à l’égard des ouvriers russes, plus exactement, venus de Russie, mais aussi en Suisse à l’égard des Italiens, en France à l’égard des Espagnols et des Italiens, etc.

   Peut-être serait-il rationnel de souligner plus fortement et d’exprimer plus concrètement dans le programme la place à part qu’occupe une poignée de pays impérialistes, les plus riches, qui s’enrichissent en parasites par la mise à sac des colonies et des nations faibles. C’est un trait extrêmement important de l’impérialisme, trait qui, soit dit en passant, facilite jusqu’à un certain point l’apparition de profonds mouvements révolutionnaires dans les pays soumis au brigandage impérialiste, menacés d’être partagés ou étranglés par les géants impérialistes (c’est le cas de la Russie), et, au contraire, entrave jusqu’à un certain point la naissance des mouvements révolutionnaires profonds dans les pays qui pillent selon les procédés impérialistes beaucoup de colonies et de pays étrangers, faisant ainsi d ‘une partie (relativement) grande de leur population leurs complices dans le partage du butin.

   C’est pourquoi je proposerais d’intercaler une indication sur l’exploitation de certains pays par d’autres, plus riches, ne fût-ce qu’à l’endroit de mon projet qui donne la définition du social-chauvinisme (p. 22 de la brochure). La partie correspondante du projet deviendrait donc (j’indique les additions en italique) :

   «Déformation représentée, d’une part, par le courant du social-chauvinisme, socialiste en paroles, chauvin en action, qui couvre du mot d’ordre de «défense de la patrie» la défense des intérêts de rapine de «sa» bourgeoisie nationale dans la guerre impérialiste, ainsi que la défense de la situation privilégiée des citoyens d’une nation riche à qui le pillage des colonies et des nations faibles procure d’énormes revenus. Cette déformation se trouve, d’autre part, dans la tendance internationale non moins large du «centre», etc. »

   Il est nécessaire d’ajouter les mots «dans la guerre impérialiste » pour plus de précision : la «défense de la patrie» n’est qu’un mot d’ordre destiné à justifier la guerre, à la présenter comme légitime, comme juste. Il y a guerre et guerre. Il peut y avoir aussi des guerres révolutionnaires. Il faut donc préciser avec le plus grand soin qu’il s’agit ici de la guerre impérialiste. Cela est sous-entendu, mais pour éviter toute équivoque, il faut que cela soit non pas sous-entendu, mais dit franchement et clairement.

VII

   Passons de la partie générale ou théorique du programme au programme minimum. Nous rencontrons tout de suite ici la proposition « très radicale » en apparence et dénuée de fondement des camarades N. Boukharine et V. Smirnov tendant à écarter complètement le programme minimum. La division en programme maximum et en programme minimum est, disent-ils, « périmée », à quoi peut-elle servir puisqu’il s’agit du passage au socialisme. Pas de programme minimum, tout de suite un programme de mesures préparant le passage au socialisme.

   Telle est la thèse de ces deux camarade, qui pourtant ne sont pas décidés, pour une raison ou pour une autre, à proposer un projet qui y correspondrait (bien que la mise à l’ordre du jour du prochain congrès de la révision du programme du parti les obligeât absolument à dresser un tel projet). Il est possible que les auteurs de cette proposition «radicale» en apparence soient eux-mêmes restés dans l’indécision… Quoi qu’il en soit, il faut examiner leur opinion.

   La guerre et les difficultés qu’elle implique ont contraint tous les pays à passer du capitalisme de monopole au capitalisme des monopoles d’Etat. Telle est la situation objective. Mais, dans les conditions de la révolution, en période de révolution, le capitalisme monopoliste d’Etat se transforme immédiatement en socialisme. Il est impossible d’aller de l’avant, pendant la révolution, sans marcher au socialisme, – telle est la situation objective créée par la guerre et par la révolution. Notre Conférence d’Avril a tenu compte de ce fait quand elle a fixé comme mots d’ordre : la «République des Soviets» (forme politique de la dictature du prolétariat) et la nationalisation des banques et des cartels (principale mesure du passage au socialisme). Jusqu’à présent les bolchéviks sont d’accord, ils sont unanimes. Mais les camarades V. Smirnov et N. Boukharine veulent aller plus loin, en rejetant complètement le programme minimum. Ce serait aller à l’encontre du sage conseil donné par le proverbe qui dit :

   « Ne chante pas victoire avant, mais après la bataille. »

   Nous allons à la bataille, c’est-à-dire que nous luttons pour conquérir le pouvoir politique pour notre parti. Ce pouvoir serait la dictature du prolétariat et de la paysannerie pauvre. En prenant ce pouvoir, non seulement nous ne craignons pas de dépasser les limites du régime bourgeois, mais, au contraire, nous disons clairement, franchement, à haute et intelligible voix, que nous dépasserons ces limites, que nous marcherons sans crainte vers le socialisme et que notre chemin passe par la république des Soviets, par la nationalisation des banques et des cartels, par le contrôle ouvrier, par l’obligation générale du travail, par la nationalisation de la terre, par la confiscation du matériel des propriétaires fonciers, etc., etc. En ce sens nous avons établi un programme des mesures préparant le passage au socialisme.

   Mais nous ne devons pas chanter victoire avant la bataille, nous ne devons pas rejeter le programme minimum, car ce serait pure fanfaronnade : nous ne voulons rien « exiger de la bourgeoisie », mais réaliser nous-mêmes, nous ne voulons pas nous occuper des détails dans le cadre du régime bourgeois.

   Ce serait pure fanfaronnade, car il faut d’abord conquérir le pouvoir, et nous ne l’avons pas encore conquis. Il faut d’abord réaliser en fait les mesures qui préparent le passage au socialisme, conduire notre révolution à la victoire de la révolution socialiste mondiale, après quoi, «après la bataille» nous pourrons et nous devrons rejeter le programme minimum, désormais superflu.

   Peut-on garantir aujourd’hui qu’il est désormais superflu ? Non, naturellement, pour la simple raison que nous n’avons pas encore conquis le pouvoir, que nous n’avons pas réalisé le socialisme et que nous ne sommes pas même arrivés au début de la révolution socialiste mondiale.

   Il faut marcher vers ce but fermement, hardiment, sans hésitations, mais il est ridicule de le déclarer atteint, quand manifestement il ne l’est pas. Rejeter dès maintenant le programme minimum équivaudrait à déclarer, à proclamer (ce qui serait pure fanfaronnade) «que nous avons déjà la victoire ».

   Non, chers camarades ; nous n’avons pas encore la victoire.

   Nous ne savons pas si nous l’aurons demain ou un peu plus tard. (Pour ma part, je suis enclin à penser qu’elle est pour demain, – j’écris cela le 6 octobre 1917, – et que nous pouvons avoir quelque retard pour la prise du pouvoir, mais, de toute façon, demain, c’est demain, ce n’est pas aujourd’hui.) Nous ne savons pas avec quelle rapidité en Occident la révolution suivra notre victoire. Nous ne savons pas s’il n’y aura pas encore des périodes de réaction et de victoire de la contre-révolution après notre victoire, – ce n ‘est pas exclu – et c’est pourquoi, après notre victoire, nous construirons une « triple ligne de tranchées » pour écarter cette possibilité.

   Tout cela nous ne le savons ni ne pouvons le savoir. Personne ne peut le savoir. Il est donc ridicule de rejeter le programme minimum qui est indispensable, tant que nous vivons encore dans le cadre du régime bourgeois, tant que nous n’avons pas encore détruit ce cadre, tant que nous n’avons pas réalisé les conditions essentielles du passage au socialisme, tant que nous n’avons pas vaincu d’abord, puis anéanti l’ennemi (la bourgeoisie). Tout cela se fera et se fera peut-être beaucoup plus vite que beaucoup ne le croient (personnellement, je pense que cela doit commencer demain), mais ce n’est pas encore fait.

   Prenez le programme minimum dans le domaine politique. Ce programme est celui qui convient dans une république bourgeoise. Nous ajoutons que nous ne nous enfermons pas dans ses limites et que nous luttons d’ores et déjà pour un type d’Etat plus élevé, la république des Soviets. Cela nous devons le faire. Nous devons marcher vers cette nouvelle république avec hardiesse et résolution, et c’est ainsi, j’en suis convaincu, que nous marcherons vers elle. Mais il est impossible de rejeter le programme minimum, car, premièrement, la république des Soviets n’existe pas encore ; deuxièmement, la possibilité de «tentatives de restauration» n’est pas exclue ; il faudra d’abord les affronter et les vaincre ; troisièmement, il peut apparaître, au cours du passage de l ‘ordre ancien à l’ordre nouveau, des « types mixtes » provisoires (ainsi que l’a justement indiqué le Rabotchi Pout ces jours derniers), par exemple, la république des Soviets coexistant avec l’Assemblée constituante. Eliminons d’abord tout cela, et c’est alors seulement que nous pourrons rejeter le programme minimum.

   Il en va de même dans le domaine économique. Nous sommes tous d’accord que la crainte de marcher au socialisme est une très grande lâcheté, une trahison de la cause du prolétariat. Nous sommes tous d’accord que parmi les premiers pas à faire dans cette voie, les mesures essentielles doivent être des mesures telles que la nationalisation des banques et des cartels. Commençons par prendre ces mesures et d’autres semblables, et nous verrons. Nous y verrons mieux, car l’expérience pratique, mille fois plus précieuse que les meilleurs programmes, aura infiniment élargi notre horizon. Il est possible, il est probable, il est même incontestable qu’ici non plus nous ne pourrons pas éviter les « types mixtes » de transition ; par exemple, nous ne pourrons ni nationaliser d’un coup, ni même soumettre à un véritable contrôle ouvrier les petites exploitations qui emploient un ou deux ouvriers salariés. Leur rôle sera insignifiant ; elles se trouveront pieds et poings liés par la nationalisation des banques et des trusts, c’est vrai ; mais, tant qu’existeront, ne fût-ce que ces petites séquelles des rapports bourgeois, pourquoi rejeter le programme minimum ? En tant que marxistes marchant hardiment vers la plus grande révolution du monde et tenant lucidement compte des faits, nous n’avons pas le droit de rejeter le programme minimum.

   Si nous le rejetions maintenant, nous montrerions que nous avons perdu la tête avant même d’avoir atteint la victoire. Et nous ne devons perdre la tête ni avant, ni pendant, ni après la victoire ; car, en perdant la tête, nous perdrions tout.

   Quant aux propositions concrètes, le camarade N. Boukharine n’en a en somme pas parlé ; car il n’a fait que répéter ce qu’on dit depuis longtemps déjà sur la nationalisation des banques et des cartels. Dans son article, le camarade Smirnov a donné une énumération extrêmement intéressante et instructive des réformes typiques qui se réduisent à la réglementation de la production des produits et de leur consommation. Cela se trouve déjà, sous une forme générale, dans mon projet ; après quoi, on y trouve un «etc.». Aller plus loin aujourd’hui, se mettre à préciser dans le détail les diverses mesures, ne m’apparaît pas opportun. Après les mesures essentielles d’un type nouveau, après la nationalisation des banques, après le passage au contrôle ouvrier, beaucoup de choses se verront mieux et l’expérience suggérera quantité d’idées nouvelles, car ce sera l’expérience de millions d’hommes, l’expérience de l’édification d’un nouveau régime économique, avec la participation consciente de millions d’hommes. Il va de soi qu’il faut dans des articles, dans des brochures, dans des discours, souligner les aspects nouveaux, dresser des plans, les apprécier, étudier l’expérience locale et partielle des différents Soviets ou comités de ravitaillement, etc., – tout cela est un travail très utile. Mais introduire dans le programme une abondance excessive de détails est prématuré et peut même nous nuire, en nous liant les mains sur des points secondaires. Et nous devons garder les mains libres pour faire du nouveau avec plus de force, quand nous entrerons tout à fait dans la voie nouvelle.

VIII

   Dans son article, le camarade Boukharine aborde encore une autre question, à laquelle il convient de s’arrêter.

   « …La question de la révision du programme de notre parti doit être liée à la question de l’élaboration d’un programme unique pour le parti international du prolétariat. »

   Cela manque de clarté. Si cela signifie que l’auteur ne nous conseille pas d’adopter un nouveau programme, mais de surseoir à cette question jusqu’à la création d’un programme international unique, le programme de la IIIe Internationale, il faut alors s’élever contre cette opinion avec la plus grande énergie. Car, un ajournement ainsi motivé (je suppose qu’il n’existe pas d’autres raisons d’ajournement ; personne, par exemple, n’a demandé l’ajournement pour cause d’insuffisance des matériaux de notre parti en vue d’une révision) équivaudrait à retarder par notre faute la création de la IIIe Internationale. On ne peut pas évidemment comprendre de façon formelle la création de la IIIe Internationale. Tant que la révolution prolétarienne n’aura pas triomphé, ne fût-ce que dans un pays, ou tant que la guerre ne sera pas terminée, il est impossible d’espérer pouvoir convoquer rapidement et avec succès une large conférence des partis internationalistes révolutionnaires des différents pays, d’espérer en leur accord pour l’affirmation formelle d’un nouveau programme. Et il faut jusqu’alors aller de l’avant en s’appuyant sur les initiatives des partis qui se trouvent aujourd’hui mieux placés que les autres et qui peuvent faire le premier pas, sans considérer, bien entendu, que c’est le dernier pas, sans opposer en quoi que ce soit leur programme aux autres programmes « de gauche » (c’est-à-dire internationalistes révolutionnaires), mais en s’acheminant précisément vers l’élaboration d’un programme commun. En dehors de la Russie, il n’existe aucun pays au monde où il y ait actuellement une liberté relative de tenir des congrès internationaux et où il puisse y avoir autant de camarades bien informés des tendances internationales et programmes, que dans notre parti. C’est pourquoi il est indispensable que nous prenions l’initiative. C’est ce qu’exige notre simple devoir, en tant qu’internationalistes.

   Il semble que ce soit bien ainsi que le camarade Boukharine considère les choses, car, au début de son article, il dit que «le congrès du parti qui vient de se terminer (ceci a été écrit en août) a reconnu que la révision du programme est indispensable» et qu’un «congrès spécial sera convoqué à cette fin» ; on peut en conclure que le camarade Boukharine n’a rien à objecter contre l’adoption d’un nouveau programme à ce congrès.

   S’il en est ainsi, il existe une complète unanimité sur la question débattue. Il est douteux qu’il se trouve quelqu’un pour combattre l’idée que notre congrès, après avoir adopté un nouveau programme, exprime le vœu de créer un programme unique et commun de la IIIe Internationale. A cet effet, des mesures seront prises pour hâter la conférence des gauches, éditer en plusieurs langues un recueil de documents, former une commission pour dresser le bilan des matériaux concernant ce qui a été fait dans d’autres pays pour « explorer » (selon la juste expression du camarade Boukharine) la voie qui mène à un nouveau programme (tribunistes en Hollande((Tribunistes, membres du Parti social-démocrate de Hollande, qui faisait paraître le journal De Tribune. D. Wijnkoop, H. Gorter, A. Pannekoek et G. Rolland-Holst étaient les leaders des tribunistes. Ils ne constituaient pas un parti révolutionnaire conséquent mais représentaient l’aile gauche du mouvement ouvrier de Hollande. Au cours de la première guerre mondiale, ils maintinrent pour l’essentiel des positions internationalistes.
En 1918, les tribunistes formèrent le Parti communiste de Hollande.)), gauches en Allemagne. Le camarade Boukharine a déjà cité la « Ligue de propagande socialiste » en Amérique((La Ligue de propagande socialiste (L.P.S.) d’Amérique était une organisation indépendante qui se constitua en 1915 a Boston au sein du Parti socialiste. La « Ligue » adopta les positions de la gauche de Zimmerwald et regroupa les éléments révolutionnaires du Parti socialiste.
Après la Révolution socialiste d’Octobre, la « Ligue » créa un Comité d’information bolchévique qui dénonça la calomnie et les mensonges répandus par la presse bourgeoise et réformiste sur le compte de la République des Soviets. Pendant l’intervention étrangère, la «Ligue» agit sous le mot d’ordre «Bas les mains devant la Russie soviétique ! ».)) ; on pourrait aussi indiquer le «Parti socialiste ouvrier » en Amérique et la question qu’il pose de la substitution «d’une démocratie industrielle à l’Etat politique»).

   De plus, je considère comme parfaitement juste l’observation du camarade Boukharine sur un défaut de mon projet. Le camarade B. cite le passage de ce projet (page 23 de la brochure) où il est question de la situation actuelle de la Russie, du Gouvernement provisoire des capitalistes, etc. Le camarade Boukharine a raison quand il critique ce passage et quand il dit qu’il faut le reporter à la résolution tactique ou à la plate-forme du parti. Je propose donc soit de supprimer complètement le dernier paragraphe de la page 23, soit de le formuler comme suit :

   «Dans ses efforts pour créer une organisation d’Etat susceptible d’assurer au mieux aussi bien le développement économique et les droits du peuple en général que la possibilité de passer le moins douloureusement possible au socialisme en particulier, le parti du prolétariat ne saurait se fixer de limites », etc.

   Enfin, je dois répondre ici à une question, qui s’est présentée à l’esprit de certains camarades, mais qui, pour autant que je sache, n’a pas été soulevée dans la presse. C’est la question du paragraphe 9 du programme politique, sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. Ce point comprend deux parties : la première donne une nouvelle définition du droit des nations à disposer d’elles-mêmes ; la seconde renferme non pas une revendication, mais une déclaration. La question qui m’a été posée est de savoir si cette déclaration est bien à sa place. En règle générale, les déclarations ne sont pas à leur place dans un programme, mais ici, à mon avis, une exception à la règle est nécessaire. A l’expression « droit des nations à disposer d ‘elles-mêmes», qui a maintes fois donné lieu à de fausses interprétations, je substitue une notion tout à fait précise : « le droit de se séparer librement ». Après l’expérience de six mois de la révolution de 1917, on ne peut guère contester que le parti du prolétariat révolutionnaire de Russie, le parti qui travaille en langue grand-russe, doive reconnaître le droit de séparation. Après la conquête du pouvoir, nous reconnaîtrions sans condition et sur-le-champ ce droit à la Finlande, à l’Ukraine, à l’Arménie et à toute nationalité opprimée par le tsarisme (et par la bourgeoisie grand-russe). Mais, d’autre part, nous ne souhaitons nullement la séparation. Nous voulons un Etat aussi grand que possible, une union aussi étroite que possible, un aussi grand nombre que possible de nations qui vivent au voisinage des Grands-Russes ; nous le voulons dans l’intérêt de la démocratie et du socialisme, en vue d’amener à la lutte du prolétariat le plus grand nombre possible de travailleurs de différentes nations. Nous voulons l’unité du prolétariat révolutionnaire, l’union et non la division. Nous voulons l’union révolutionnaire : c’est pourquoi nous ne posons pas comme mot d’ordre l’union de tous les Etats quels qu’ils soient ; car la révolution sociale met à l’ordre du jour l’union des seuls Etats qui sont passés au socialisme ou qui marchent vers le socialisme, les colonies en voie de libération, etc. Nous voulons l’union libre et nous devons par conséquent reconnaître la liberté de séparation (sans liberté de séparation, une union ne saurait être qualifiée de libre). Nous sommes d’autant plus tenus de reconnaître la liberté de séparation que le tsarisme et la bourgeoisie grand-russe ont, par leur oppression, suscité dans les nations voisines une multitude de rancœurs et une méfiance à l’égard des Grands-Russes en général ; cette méfiance, il faut la dissiper par des actes, et non par des paroles.

   Mais nous voulons l’union, il faut le dire. Il est si important de le dire dans le programme du parti d’un Etat multinational qu’il vaut la peine de s’écarter de la ligne habituelle, et de faire place à une déclaration. Nous voulons que la république du peuple russe (je serais même enclin à dire, du peuple grand-russe, car ce serait plus juste) attire à elle les autres nations ; mais comment ? Non pas par la force, mais exclusivement par un accord librement consenti. Sinon, l’unité et l’alliance fraternelle des ouvriers de tous les pays est violée. A la différence des démocrates bourgeois, nous posons comme mot d’ordre non pas la fraternité des peuples, mais la fraternité des ouvriers de toutes les nationalités, car nous n’avons pas confiance dans la bourgeoisie de tous les pays, nous la considérons comme notre ennemie.

   Voilà pourquoi il faut ici admettre une exception à la règle et introduire au § 9 une déclaration de principes.

IX

   Les lignes précédentes étaient déjà écrites lorsque le n° 31 du Rabotchi Pout est sorti, avec l’article du camarade I. Larine « Les revendications ouvrières de notre programme ». On ne saurait négliger de saluer dans cet article le début de la discussion des projets de programme par notre Organe central. Le camarade Larine s’arrête spécialement sur la partie du programme à laquelle je n’ai pas eu l’occasion de travailler et dont le projet n’existe que dans la rédaction proposée par la «sous-section pour la protection du travail», sous-section formée à la conférence des 24-29 avril 1917. Le camarade Larine propose une série d’additions, tout à fait acceptables à mon avis, mais malheureusement rédigées parfois avec une précision insuffisante.

   La formulation d’un point me parait peu réussie, dans le texte du camarade Larine, à savoir : «la juste (?) répartition de la main-d’œuvre basée (?) sur l’autonomie administrative démocratique (?) des ouvriers quant à la disposition (?) des individus (?) ». D’après moi, cette formule est plus mauvaise que celle de la sous-section : «les bourses du travail doivent être des organisations de classe prolétariennes », etc. (Voir p. 15 des Matériaux). Ensuite, sur la question du salaire minimum, le camarade Larine aurait dû élaborer sa proposition de façon plus circonstanciée et la formuler avec précision, en faisant un rappel historique des points de vue de Marx et du marxisme sur ce point.

   Continuons. Sur la question de la partie politique et de la partie agraire du programme, le camarade Larine trouve qu’une «rédaction plus scrupuleuse» est nécessaire. Il faut souhaiter que la presse de notre parti commence immédiatement à discuter aussi les questions de la rédaction de telle et telle revendication, sans l’ajourner jusqu’au congrès ; car, premièrement, nous n’aurons pas sans cela un congrès bien préparé et, deuxièmement, quiconque a eu l’occasion de travailler aux programmes et aux résolutions sait qu’il arrive souvent qu’une rédaction précise d’un point donné, révèle et élimine les obscurités et les divergences de vue sur les principes.
Enfin, sur la question de la partie économique et financière du programme, le camarade Larine écrit qu’«à sa place on trouve presque un blanc ; que n’y sont pas même mentionnées l’annulation des emprunts de guerre et des dettes du tsarisme (du tsarisme seulement ?), la lutte contre l’utilisation fiscale des monopoles d’Etat, etc. ». II est tout à fait souhaitable que le camarade Larine n’attende pas jusqu’au congrès pour présenter ses suggestions concrètes, mais qu’il les propose sans délai, sans quoi la préparation du congrès ne sera pas sérieuse. Sur la question de l’annulation des dettes d’Etat (non pas du tsarisme seul, naturellement, mais aussi de la bourgeoisie), il faut étudier de près la question des petits souscripteurs ; et, sur la question de la «lutte contre l’utilisation fiscale des monopoles d’Etat », il faut étudier la situation du monopole de la production des objets de luxe et le lien entre le texte projeté pour ce point et la revendication du programme concernant la suppression de tous les impôts indirects.

   Je le répète : pour préparer sérieusement le programme, pour que tout le parti y travaille vraiment, il faut que tous ceux qui s’y intéressent se mettent à l’œuvre sans délai et publient aussi bien leurs réflexions que des amendements précis sur les points qu’ils veulent développer ou modifier.

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