Préface à la seconde édition de la brochure les tâches des social-démocrates russes

Préface à la seconde édition de la brochure les tâches des social-démocrates russes

Lénine

Août 1906

   Publié pour la première fois en décembre 1902 dans une brochure éditée par la Ligue de la social-démocratie révolutionnaire russe à l’étranger

   La présente brochure, dont une seconde édition paraît aujourd’hui pour répondre aux besoins de la propagande, a été écrite il y a exactement cinq ans. Pendant ce court laps de temps, notre jeune mouvement ouvrier a fait un si grand pas en avant, des changements si profonds sont intervenus dans la situation de la social-démocratie russe et l’état de ses forces que certains s’étonneront peut-être qu’on éprouve le besoin de réimprimer telle quelle une vieille brochure. Se peut-il qu’en 1902 les « Tâches des social-démocrates russes n’aient pas du tout changé par rapport à 1897 ? Se peut-il que les opinions à ce sujet de l’auteur lui-même, qui faisait alors le point uniquement de la « première expérience » de son activité dans le parti, n’aient pas progressé d’un pas ?

   Ces questions (ou d’autres du même genre) se présenteront sans doute à l’esprit de plus d’un lecteur, et pour y répondre nous devons renvoyer à la brochure Que faire ? et compléter sur certains points ce qui y est dit. Renvoyer, pour signaler les opinions exposées par l’auteur sur les tâches actuelles de la social-démocratie : compléter ce qui y est dit (pp. 31-32, 121, 138) sur les conditions dans lesquelles a été écrite la brochure que nous rééditons aujourd’hui et sur sa connexion avec une « période » déterminée du développement de la social-démocratie russe. Dans la brochure en question (Que faire ?) j’ai indiqué que ces périodes étaient au nombre de quatre, la dernière englobant « le domaine du présent et, partiellement, celui de l’avenir », la troisième période est celle de la domination (ou du moins d’une large extension) de la tendance « économiste » à partir de 1897-1898 ; la seconde période s’étend de 1894 à 1898, et la première de 1884 à 1894. Dans la seconde période, nous ne voyons pas, à la différence de la troisième, de désaccords parmi les social-démocrates eux-mêmes. La social-démocratie était alors idéologiquement une, et c’est alors aussi qu’une tentative fut faite de réaliser également l’unité pratique, en matière d’organisation (formation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie). L’attention des social-démocrates était alors principalement consacrée non à clarifier et à résoudre tels ou tels problèmes intérieurs du parti (comme dans la troisième période), mais à mener la lutte idéologique contre les adversaires de la social-démocratie, d’une part, à développer le travail pratique du parti, d’autre part.

   Il n’y avait pas entre la théorie et la pratique des social-démocrates l’antagonisme qui devait se faire jour ensuite à l’époque de l’« économisme ».

   La présente brochure reflète précisément les particularités de la situation et des « tâches » qui étaient alors celles de la social-démocratie. Elle convie à approfondir et à élargir le travail pratique ; elle ne voit à cela aucun « obstacle » dans les opinions, les théories et les principes généraux qui pourraient rester à clarifier ; elle ne voit aucune difficulté (il n’en existait pas alors) à allier la lutte politique à la lutte économique. Elle s’adresse aux adversaires de la social-démocratie, membres de la « Narodnaïa Volia » et du « Narodnoïé Pravo », leur donnant une explication de ses principes susceptible de dissiper les malentendus et les préventions qui les incitent à rester à l’écart du nouveau mouvement.

   Et voici qu’à l’heure actuelle, quand de toute évidence la période de l’« économisme » touche à sa fin, les social-démocrates se retrouvent dans une situation analogue à celle d’il y a cinq ans. Certes, les tâches qui se posent à nous sont aujourd’hui infiniment plus complexes en raison de la croissance prodigieuse du mouvement au cours de cette période ; mais les particularités essentielles du moment reproduisent, sur une base plus large et sur une plus grande échelle, celles de la « seconde » période. L’écart entre notre théorie, notre programme, nos tâches tactiques et la pratique disparaît en même temps que l’économisme. De nouveau, nous pouvons et devons hardiment convier à approfondir et à élargir le travail pratique, car les conditions théoriques de ce travail sont déjà en grande partie dégagées. De nouveau, nous devons porter une attention particulière aux tendances illégales non social-démocrates en Russie, ces tendances étant au fond les mêmes que dans la première moitié des années 90 du siècle passé, mais beaucoup plus développées, cristallisées, « mûres ».

   Rejetant leur vieil affublement, les partisans de la « Narodnaïa Volia » en sont venus à se transformer en « socialistes-révolutionnaires », montrant en quelque sorte par cette seule appellation qu’ils se sont arrêtés à mi-chemin. Ils se sont détachés du vieux socialisme (le socialisme « russe »), mais sans adhérer au nouveau (la social-démocratie). La seule théorie du socialisme révolutionnaire que connaisse l’humanité moderne, c’est-à-dire le marxisme, ils la mettent au rancart au nom d’une critique bourgeoise (« socialistes » !) et opportuniste (« révolutionnaires » !). L’absence d’idées et de principes les conduit, dans la pratique, à une politique d’« aventurisme révolutionnaire », qui se traduit par leur tendance à mettre sur le même plan des couches et des classes sociales telles que l’intelligentsia, le prolétariat et la paysannerie, par leur propagande tapageuse du terrorisme « systématique », par leur remarquable programme agraire minimum (socialisation de la terre — coopératives — fixation du paysan à son lot. Voir Iskra, numéros 23 et 24), par leur attitude vis-à-vis des libéraux (voir la Révolioutsionnaïa Rossia n° 9 et un compte rendu de l’Osvobojdénié par M. Jitlovski dans le n° 9 des Sozialistische Monatshefte, et par bien d’autres choses sur lesquelles nous aurons probablement à revenir. Il subsiste en Russie tant de conditions et d’éléments sociaux pour entretenir l’instabilité propre aux intellectuels, inciter des esprits radicaux à associer la relique périmée à la mode exsangue, et les empêcher de fondre leur cause avec celle du prolétariat menant sa lutte de classe, que la social-démocratie russe aura encore à compter avec une ou plusieurs tendances semblables à celle des « social-révolutionnaires » tant que l’évolution capitaliste et l’exacerbation des contradictions de classe ne les auront pas privés du terrain qui les nourrit.

   Les membres du « Narodnoïé Pravo », qui, en 1897, se distinguaient par les mêmes tâtonnements (voir ci-après, pp. 20-22) que les socialistes-révolutionnaires d’aujourd’hui, ont dû pour cette raison très vite quitter la scène. Mais leur idée « saine » — établir une séparation complète entre la revendication de la liberté politique et le socialisme — n’est pas morte, et ne pouvait mourir, car en Russie les courants libéraux démocratiques sont très forts et ne cessent de se renforcer parmi les couches les plus différentes de la bourgeoisie grande et petite. Aussi l’héritier légitime des membres du « Narodnoïé Pravo », leur continuateur notoire, conséquent, mûri, est-il l’Osvobojdénié libéral qui désire grouper autour de soi les représentants de l’opposition bourgeoise en Russie. De même que le déclin et le dépérissement de la vieille Russie d’avant la réforme, de la paysannerie patriarcale, du vieux type d’intelligentsia capable de s’engouer également de la communauté paysanne, des coopératives agricoles et du terrorisme « insaisissable » sont inévitables, de même sont inévitables la montée et la maturation des classes possédantes de la Russie capitaliste, de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, dont le libéralisme lucide commence à se rendre compte qu’il est déraisonnable d’entretenir un gouvernement absolutiste obtus, barbare, coûteux et ne les protégeant aucunement contre le socialisme, et qui exigent que la lutte de classe et la domination de classe revêtent des formes européennes, qui manifestent une tendance innée (à l’époque de l’éveil et de la croissance du prolétariat) à masquer leurs intérêts de classe bourgeois en niant purement et simplement la lutte de classe.

   Nous avons donc tout lieu de remercier MM. les grands propriétaires fonciers libéraux qui cherchent à fonder un « parti constitutionnel des zemstvos ». D’abord — commençons par le moins important — nous les remercierons d’avoir débarrassé la social-démocratie russe de M. Strouvé en faisant définitivement de ce pseudo-marxiste un libéral, en nous aidant à montrer à tous et à chacun par un exemple concret la nature réelle du bernsteinisme en général, et du bernsteinisme russe en particulier. Deuxièmement, en s’attachant à rendre les différentes couches de la bourgeoisie russe consciemment libérales, l’Osvobojdénié nous aidera à accélérer la transformation d’ouvriers de plus en plus nombreux en socialistes conscients. Le pseudo-socialisme amorphe des populistes libéraux était et est chez nous si répandu que la nouvelle tendance libérale constitue par rapport à lui un progrès notoire. De la sorte, il sera désormais facile de montrer concrètement aux ouvriers ce qu’est la bourgeoisie libérale et démocrate russe, de leur expliquer la nécessité d’un parti politique ouvrier indépendant ne faisant qu’un avec la social-démocratie internationale ; de la sorte, il sera si simple d’inviter désormais les intellectuels à définir nettement leur position : libéralisme ou social démocratie ; de la sorte, les théories et les tendances bâtardes seront rapidement pulvérisées par les meules de ces deux « antipodes » qui se développent et se renforcent. Enfin — et c’est naturellement l’essentiel —, nous remercierons les libéraux si, par leur opposition, ils ébranlent l’alliance de l’autocratie avec certaines couches de la bourgeoisie et de l’intelligentsia. Nous disons « si », car en faisant les yeux doux à l’autocratie, en exaltant les activités culturelles pacifiques, en partant en guerre contre les révolutionnaires « tendancieux », etc., les libéraux ébranlent moins l’autocratie que la lutte contre l’autocratie. En dénonçant fermement et avec intransigeance tout louvoiement des libéraux, toute tentative de leur part de flirter avec le gouvernement, nous affaiblirons ce côté trahison de l’activité politique de messieurs les bourgeois libéraux, nous paralyserons leur sénestre tout en tirant le meilleur parti de l’ouvrage de leur dextre.

   Les membres de la « Narodnaïa Volia » et du « Narodnoïé Pravo » ont réalisé de grands progrès en ce qui concerne le développement, la définition et la cristallisation de leurs aspirations et de leur nature véritables. La lutte qui, dans la première moitié des années 90 du siècle passé, mettait aux prises de petits cercles de la jeunesse révolutionnaire, se rallume aujourd’hui entre courants politiques venus à maturité et partis politiques véritables.

   Aussi la réédition des Tâches ne sera peut-être pas sans utilité à un autre point de vue : elle rappellera aux jeunes membres du parti le passé récent de celui-ci ; elle montrera la genèse de la situation des social-démocrates parmi les autres tendances telle qu’elle s’est précisée de nos jours ; elle les aidera à se faire une idée plus claire et plus précise des « tâches » au fond similaires, mais plus complexes, du moment actuel.

   Une tâche se pose aujourd’hui impérieusement à la social-démocratie : mettre un terme à tout désarroi et à tout flottement dans son sein ; se grouper plus étroitement et fusionner au sein d’une même organisation sous le drapeau du marxisme révolutionnaire, orienter tous les efforts vers l’unification de tous les social-démocrates effectuant un travail pratique, vers un approfondissement et un élargissement de leur activité, et par ailleurs accorder une attention sérieuse à la nécessité d’expliquer au plus grand nombre possible d’intellectuels et d’ouvriers la nature réelle des deux orientations précitées, dont depuis longtemps déjà la social-démocratie doit tenir compte.

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