Sur notre révolution

Sur notre révolution

Lénine

A propos des mémoires de N. Soukhanov

   Publié dans la Pravda n° 117, le 30 mai 1923.

I

   J’ai feuilleté ces jours-ci les mémoires de Soukhanov sur la révolution. Ce qui saute surtout aux yeux, c’est le pédantisme de tous nos démocrates petits-bourgeois ainsi que de tous les paladins de la IIe Internationale. Sans compter qu’ils sont incroyablement poltrons, que même les meilleurs d’entre eux se payent de faux-fuyants dès qu’il s’agit du moindre écart vis-à-vis du modèle allemand, sans parler même de ce trait de caractère propre à tous les démocrates petits-bourgeois, et qu’ils ont suffisamment manifesté tout au long de la révolution, — ce qui saute aux yeux, c’est leur imitation servile du passé. Tous ils se disent marxistes, mais ils entendent le marxisme de façon pédantesque au possible. Ils n’ont pas du tout compris ce qu’il y a d’essentiel dans le marxisme, à savoir : sa dialectique révolutionnaire. Ils n’ont absolument pas compris même les indications expresses de Marx, disant que dans les moments de révolution il faut un maximum de souplesse ; ils n’ont pas même remarqué, par exemple, les indications de Marx dans sa correspondance se rapportant, il m’en souvient, à 1856, où il formulait l’espoir de voir se réaliser, en Allemagne, l’union de la guerre paysanne, capable de créer une situation révolutionnaire, avec le mouvement ouvrier. Même cette indication expresse, ils l’éludent, ils tournent autour et à côté, comme ferait un chat autour d’une bouillie chaude.

   Par toute leur conduite, ils se révèlent des réformistes pusillanimes, qui craignent de s’écarter de la bourgeoisie et, à plus forte raison, de rompre avec elle ; en même temps, ils couvrent leur poltronnerie d’une phraséologie et d’une vantardise effrénées. Même au point de vue purement théorique, ce qui saute aux yeux, c’est leur incapacité totale, à eux tous, de comprendre l’idée suivante du marxisme : ils ont observé que, jusqu’ici, le développement du capitalisme et de la démocratie bourgeoise a suivi une voie déterminée dans l’Europe occidentale. Ils ne peuvent concevoir que cette voie ne puisse être considérée comme modèle que mutatis mutandis, à la condition de certains changements (tout à fait insignifiants du point de vue du mouvement général de l’histoire universelle).

   Premièrement, la révolution était liée à la première guerre impérialiste mondiale. Dans une telle révolution devaient se manifester des traits nouveaux, ou du moins des traits modifiés en raison justement de cette guerre, parce que jamais encore il n’y avait eu au monde une pareille guerre dans de semblables conditions. Aujourd’hui encore, après cette guerre, la bourgeoisie des pays les plus riches ne peut rétablir des rapports bourgeois « normaux ». Or, nos réformistes, ces petits bourgeois qui se prétendent des révolutionnaires, estimaient et estiment encore que les rapports bourgeois normaux constituent une limite (que l’on ne saurait dépasser), et ils conçoivent cette « norme » dans un sens extrêmement vulgaire et étroit.

   Deuxièmement, ils ignorent absolument que la régularité du développement général dans l’histoire universelle, loin d’exclure, implique au contraire certaines périodes présentant des singularités soit dans la forme, soit dans l’ordre de ce développement. Il ne leur vient pas même à l’esprit, par exemple, que la Russie, située entre des pays civilisés et des pays que cette guerre, pour la première fois, amène définitivement à la civilisation, c’est-à-dire tout l’Orient, les pays extra-européens, — que la Russie pouvait et devait par conséquent offrir certains traits particuliers, inscrits évidemment dans le cadre général de l’évolution mondiale, mais distinguant sa révolution à elle de toutes les révolutions antérieures de l’Europe occidentale, et apportant certaines innovations partielles dès qu’il s’agit des pays orientaux.

   Ainsi, ils invoquent un argument d’une banalité extrême qu’ils ont appris par cœur au cours du développement de la social-démocratie occidentale, et qui consiste à dire que nous ne sommes pas mûrs pour le socialisme ; que, selon l’expression de certains d’entre leurs « savants » personnages, nous ne possédons pas les prémisses économiques objectives pour le socialisme. Et il ne vient à l’idée de personne de se demander : un peuple placé dans une situation révolutionnaire, telle qu’elle s’est présentée lors de la première guerre impérialiste, ne pouvait-il pas, face à une situation sans issue, se jeter dans une lutte qui lui ouvrait ne fût-ce que quelques chances de conquérir des conditions pas tout à fait coutumières pour le progrès de la civilisation ?

   « La Russie n’a pas atteint le degré de développement des forces productives nécessaire pour instaurer le socialisme. » Cette thèse, tous les paladins de la IIe Internationale, y compris Soukhanov, bien entendu, l’affichent ostensiblement. Cette thèse incontestable, ils la rabâchent sur tous les tons et la croient décisive pour apprécier notre révolution.

   Oui, mais si un singulier concours de circonstances a entraîné la Russie tout d’abord dans la guerre impérialiste mondiale où étaient engagés tous les pays occidentaux tant soit peu influents ; s’il a situé son évolution, à la limite des révolutions naissantes et des révolutions déjà partiellement commencées de l’Orient, dans des conditions qui nous permettaient de réaliser précisément cette union de la « guerre paysanne » et du mouvement ouvrier, qu’un « marxiste » tel que Marx considérait en 1856 comme une des perspectives possibles pour la Prusse ?

   Et si la situation absolument sans issue, en décuplant les forces des ouvriers et des paysans, nous a offert la possibilité de procéder à la création des prémisses essentielles de la civilisation, autrement que ne l’ont fait tous les autres Etats de l’Europe occidentale ? La ligne générale de l’évolution de l’histoire universelle a-t-elle été modifiée de ce fait ? Les rapports essentiels des principales classes dans chacun des Etats, qui est entraîné ou a été entraîné dans le mouvement général de l’histoire universelle, ont-ils été modifiés de ce fait ?

   Si pour créer le socialisme il faut avoir atteint un niveau de culture déterminé (encore que personne ne puisse dire exactement quel est ce « niveau de culture » déterminé, car il diffère dans chacun des Etats occidentaux), pourquoi ne commencerions-nous pas d’abord par conquérir révolutionnairement les conditions préalables de ce niveau déterminé pour, ensuite, forts d’un pouvoir ouvrier et paysan et du régime soviétique, nous mettre en mouvement et rejoindre les autres peuples ?

   Le 16 janvier 1923.

II

   Pour créer le socialisme, dites-vous, il faut être civilisés. Fort bien. Mais pourquoi ne pouvions-nous pas commencer par créer chez nous ces conditions préalables de la civilisation en chassant les grands propriétaires fonciers, en chassant les capitalistes russes pour, ensuite, commencer notre marche au socialisme ? Dans quels livres avez-vous lu que pareils changements dans l’ordre historique habituel sont inadmissibles ou impossibles ?

   Il m’en souvient, Napoléon a dit : « On s’engage et puis… on voit. »((En français dans le texte.)) C’est ce que nous avons fait ; d’abord nous avons engagé un combat sérieux en octobre 1917, puis le cours du développement nous a révélé des détails (du point de vue de l’histoire mondiale ce ne sont, sans nul doute, que des détails) tels que la paix de Brest-Litovsk, ou la NEP, etc. Et à l’heure présente, il est hors de doute que, pour l’essentiel, nous avons remporté la victoire.

   Nos Soukhanov, et à plus forte raison les social-démocrates placés plus à droite qu’eux, ne s’imaginent même pas que, d’une façon générale, les révolutions ne sauraient se faire autrement. Nos petits bourgeois européens ne s’imaginent même pas que les révolutions ultérieures — dans les pays d’Orient à population infiniment plus dense et aux conditions sociales infiniment plus variées, — présenteront à coup sûr beaucoup plus de traits particuliers que ce ne fut le cas pour la révolution russe.

   Certes, le manuel rédigé d’après Kautsky a été très utile à son heure. Mais il est temps, en vérité, de renoncer à l’idée que ce manuel aurait prévu toutes les formes de développement de l’histoire mondiale. Ceux qui le pensent, il serait opportun de les qualifier tout bonnement d’imbéciles.

   Lénine

   Le 17 janvier 1923.

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