Trois crises

Trois crises

Lénine

   Rédigé le 20 (7) juillet 1917. Publié le 19 juillet 1917 dans le n° 7 de la revue « Rabotnitsa »((La Pravda ayant été démantelée le 5 (18) juillet 1917 sur ordre du Gouvernement provisoire, l’article « Trois crises » fut publié dans le n° 7 de la revue Rabotnitsa [l’Ouvrière] du 19 juillet (1er août). La rédaction de cette revue, soucieuse d’une diffusion de masse, imprima sur la couverture un appel à tous les ouvriers et ouvrières, aux syndicats, aux comités d’usines, aux collectivités et aux arrondissements du P.O.S.D.(b)R. les invitant à propager le plus largement ce numéro.))

   Plus nos adversaires s’acharnent ces jours-ci à lancer des calomnies et des mensonges contre les bolcheviks et plus nous devons, tout en démentant les mensonges et les calomnies, garder notre calme en examinant l’enchaînement historique des événements et la signification politique, c’est-à-dire la signification de classe des péripéties actuelles de la révolution.

   Pour démentir les mensonges et les calomnies, nous n’avons qu’à nous référer ici au Listok Pravdy du 6 juillet et à attirer tout spécialement l’attention du lecteur sur un article que nous publions ci-après et qui établit, preuves à l’appui, que les bolcheviks avaient mené campagne le 2 juillet contre la manifestation (l’organe du parti socialiste-révolutionnaire en convient) ; que, le 3 juillet, il devint impossible de contenir l’impatience des masses, et que la manifestation commença à l’encontre de nos recommandations ; que nous avons lancé le 4 juillet, dans un tract (reproduit par le même organe socialiste-révolutionnaire, le Diélo Naroda), un appel en faveur d’une manifestation pacifique et organisée; que, dans la nuit du 4 juillet, nous avons pris la décision de décommander la manifestation. Calomniez, calomniateurs ! Vous n’arriverez jamais à démentir ces faits qui, pris ensemble, constituent une réfutation décisive.

   Etudions à présent l’enchaînement historique des événements. Quand, dès le début d’avril, nous nous prononçâmes contre le soutien au Gouvernement provisoire, socialistes‑révolutionnaires et mencheviks s’en prirent à nous. Or, qu’a prouvé l’expérience ?

   Qu’ont prouvé les trois crises politiques des 20 et 21 avril, du 10 et du 18 juin, des 3 et 4 juillet ?

   Elles ont prouvé, en premier lieu, que les masses sont de plus en plus mécontentes de la politique bourgeoise suivie par la majorité bourgeoise du Gouvernement provisoire.

   Il n’est pas sans intérêt de noter que le Diélo Naroda, organe du parti socialiste-révolutionnaire, un des partis au pouvoir, a dû reconnaître à la date du 6 juillet, malgré son hostilité à l’égard des bolcheviks, que le mouvement des 3 et 4 juillet avait des causes économiques et politiques profondes. Le mensonge stupide, grossier, odieux qui veut que ce mouvement ait été artificiellement provoqué et que les bolcheviks aient mené campagne en faveur de la manifestation, sera dévoilé un peu plus chaque jour.

   La cause générale, la raison générale, la source profonde commune aux trois crises politiques que nous venons d’énumérer sont évidentes, surtout lorsqu’on les étudie dans leur connexion, selon la méthode que la science nous prescrit de suivre pour étudier les événements politiques. Il est absurde de s’imaginer que trois crises de ce genre pourraient avoir été artificiellement provoquées.

   En second lieu, il est instructif d’examiner, chacune de ces trois crises dans ses caractères généraux et ses traits particuliers.

   Mécontentement général et irrépressible des masses, surexcitation des masses contre la bourgeoisie et son gouvernement : quiconque oublie ce fond des choses, le passe sous silence ou l’amoindrit, renie les principes fondamentaux du socialisme concernant la lutte des classes.

   La lutte des classes dans la révolution russe, voilà le thème que devrait méditer quiconque se prétend socialiste et a quelques notions de ce que fut la lutte des classes dans les révolutions européennes.

   Le trait particulier de chacune de ces crises tient à la façon dont elles se manifestent : la première, celle des 20 et 21 avril, fut un mouvement impétueux et spontané, dépourvu d’organisation, qui aboutit aux coups de feu tirés par les Cent-Noirs sur les manifestants et déchaîna contre les bolcheviks un flot d’accusations mensongères d’une violence inusitée. L’explosion fut suivie d’une crise politique.

   Dans le deuxième cas, une manifestation est décidée par les bolcheviks, qui la décommandent après l’ultimatum menaçant et l’interdiction formelle du congrès des Soviets ; au cours de la manifestation commune du 18 juin, les mots d’ordre bolcheviques l’emportent nettement sur les autres. Les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks ont eux-mêmes reconnu, dans la soirée du 18, qu’une crise politique aurait certainement éclaté si l’offensive déclenchée sur le front ne l’avait enrayée.

   La troisième crise se développe spontanément le 3 juillet, en dépit des efforts des bolcheviks qui ont tenté de l’empêcher le 2 juillet ; elle atteint son point culminant le 4 juillet et conduit, les 5 et 6 juillet, à l’apogée de la contre-révolution.

   Les hésitations des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks s’expriment par le fait que Spiridonova et un certain nombre d’autres socialistes-révolutionnaires se prononcent pour la remise du pouvoir aux Soviets et que les mencheviks internationalistes en font autant, alors qu’auparavant ils s’élevaient contre cette idée.

   Enfin, une dernière conclusion, peut-être la plus instructive, à tirer de l’examen de ces événements considérés dans leur connexion : ces trois crises font toutes apparaître une certaine forme, nouvelle dans l’histoire de notre révolution, de manifestation d’un type plus complexe, cyclique avec montée rapide et chute brutale, caractérisé par une exacerbation de la révolution et de la contre-révolution, par l’«effacement », pour un temps plus ou moins long, des éléments intermédiaires.

   Au cours de ces trois crises, le mouvement a revêtu la forme d’une manifestation. Une manifestation anti­gouvernementale : voilà quelle serait, d’un point de vue formel, la description la plus exacte des événements. Mais cette manifestation n’était pas – et tout est là – une manifestation habituelle ; c’était beaucoup plus qu’une manifestation et moins qu’une révolution. C’était une explosion simultanée de la révolution et de la contre-révolution ; l’« effacement» brusque, parfois presque soudain, des éléments intermédiaires, par suite de l’entrée en scène brutale des éléments prolétariens et bourgeois.

   Il est très caractéristique à cet égard que tous les éléments intermédiaires adressent leurs reproches, pour chacun de ces mouvements, à deux forces de classe bien déterminées : le prolétariat et la bourgeoisie. Voyez les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks : ils s’époumonent, criant à
tue-tête que l’extrémisme des bolcheviks fait le jeu de la contre-révolution, non sans reconnaître en même temps, à tout propos, que les cadets (avec lesquels ils font bloc au gouvernement) sont des contre-révolutionnaires. Le Diélo Naroda d’hier écrivait : « Nous devons de toute urgence nous désolidariser résolument de tous les éléments de droite, y compris l’Edinstvo devenu si belliqueux » (l’Edinstvo, ajouterons-nous, avec lequel les socialistes-révolutionnaires faisaient récemment bloc aux élections).

   Rapprochez ces lignes du numéro d’aujourd’hui (7 juillet) de l’Edinstvo, où l’éditorial de Plékhanov est obligé de constater le fait incontestable que les Soviets (en d’autres ternies, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks) se sont donné «deux semaines de réflexion» et que, si le pouvoir venait à passer aux Soviets, cela «équivaudrait à la victoire des léninistes». «Si les cadets ne s’en tiennent pas à la politique du pire», écrit Plékhanov, «ils seront eux-mêmes obligés de convenir qu’ils ont commis (en sortant du ministère) une grosse erreur qui a facilité la besogne des léninistes.»

   N’est-ce pas caractéristique ? Les éléments intermédiaires accusent les cadets de faire le jeu des bolcheviks et les bolcheviks de faire le jeu des cadets !! Est-ce difficile de se rendre compte que les dénominations politiques sont à remplacer par des dénominations de classe et que nous voyons alors apparaître le rêve caressé par la petite bourgeoisie d’une extinction de la lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie ? La petite bourgeoisie déplore donc la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie. Mais est-il si difficile de comprendre que nul bolchevik ne saurait «provoquer» ni trois ni même un seul «mouvement populaire» si les raisons économiques et politiques les plus profondes ne mettaient le prolétariat en branle ? et que les efforts combinés des cadets et des monarchistes ne sauraient jamais provoquer le moindre mouvement «de droite» si des causes non moins profondes ne poussaient la bourgeoisie en tant que classe vers la contre-révolution ?

   Le mouvement des 20 et 21 avril nous fit accuser, comme les cadets, d’obstination, d’extrémisme, de volonté d’envenimer les choses ; on alla même jusqu’à prétendre (si absurde que ce soit) que les bolcheviks avaient ouvert le feu sur la Perspective Nevski ; et, le mouvement terminé, les mêmes socialistes-révolutionnaires et mencheviks écrivirent dans leur organe officiel commun, les Izvestia, que le « mouvement populaire » avait « balayé les impérialistes de Milioukov et consorts ». En d’autres termes, ils le glorifièrent !! N’est-ce pas caractéristique ? Cela ne montre-t-il pas, de toute évidence, que la petite bourgeoisie ne comprend pas le mécanisme et l’essence de la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie ?

   La situation objective est celle-ci : l’immense majorité de la population du pays est petite-bourgeoise par sa condition sociale et, plus encore, par son idéologie. Mais c’est le grand capital qui domine le pays, tout d’abord par l’intermédiaire des banques et des syndicats patronaux. Il y a dans le pays un prolétariat urbain assez développé pour suivre son propre chemin, mais encore incapable d’attirer à lui d’emblée la majorité des semi-prolétaires. De ce fait essentiel, de cette situation de classe, il découle que des crises semblables, notamment par leur forme, aux trois crises que nous étudions, sont inévitables.

   Les crises peuvent naturellement changer de forme à l’avenir, mais le fond des choses ne variera pas, même au cas où, par exemple, une Assemblée constituante socialiste-révolutionnaire se réunirait en octobre. Les socialistes-révolutionnaires ont promis aux paysans : 1° d’abolir la propriété privée du sol ; 2° de remettre la terre aux travailleurs ; 3° de confisquer sans indemnité de rachat les domaines des grands propriétaires fonciers et de les remettre aux paysans.

   Réaliser ces grandes réformes est absolument impossible si l’on ne prend pas contre la bourgeoisie les mesures révolutionnaires les plus résolues, des mesures que seules peuvent faire passer dans les faits l’union de la paysannerie pauvre et du prolétariat, la nationalisation des banques et des syndicats patronaux.

   Les paysans crédules qui ont cru, pour un certain temps, que ces choses excellentes pourraient être obtenues par un accord avec la bourgeoisie seront forcément déçus et… « mécontents » (soit dit par euphémisme) de la vive lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie pour la réalisation pratique des promesses du parti socialiste-révolutionnaire. Il en fut et il en sera ainsi.

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