Une alliance pour arrêter la révolution

Une alliance pour arrêter la révolution

Lénine

   Paru dans la « Pravda » n° 74, 19 (6) juin 1917

   Tout le monde ne comprend pas, il s’en faut de beaucoup, que le nouveau gouvernement de coalition est précisément une alliance de ce genre entre les capitalistes et les chefs populistes et menchéviques. Il se peut que les ministres appartenant à ces derniers partis ne le comprennent pas non plus. Et pourtant, c’est, un fait.

   Un fait qui s’est révélé de façon particulièrement évidente le dimanche 4 juin, lorsque la presse du matin publia les comptes rendus des discours prononcés par Milioukov et Maklakov à l’assemblée des contre-révolutionnaires de la troisième Douma (appelée «Douma d’Etat» selon la tradition de Nicolas Romanov et de Stolypine-le-Pendeur) et lorsque au Congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, réuni dans la soirée, les ministres Tsérétéli et consorts défendirent, dans leurs discours, le gouvernement et la politique de l’offensive.

   Milioukov et Maklakov, comme tous les chefs capitalistes et contre-révolutionnaires de quelque valeur, sont des hommes pratiques, qui comprennent parfaitement le sens de la lutte des classes, quand leur classe est en jeu. C’est pourquoi ils ont posé la question de l’offensive avec une entière clarté, sans perdre une minute en phrases creuses sur l’offensive considérée du point de vue stratégique, phrases avec lesquelles Tsérétéli se trompait lui-même et trompait les autres.

   Non, les cadets savent de quoi il retourne. Ils savent qu’à l’heure actuelle la question de l’offensive est posée par la vie non point comme une question stratégique, mais comme une question politique, comme la question d’un revirement de toute la révolution russe. C’est précisément sous l’angle politique que les cadets l’ont posée à la «Douma d’Eta », de même que les bolchéviks et tous les internationalistes l’avaient posée dès samedi soir dans leur déclaration écrite au présidium du congrès des Soviets.

   « Le sort de la Russie est entre ses mains, a proclamé Maklakov, le complice bien connu de Stolypine-le-Pendeur, et il sera réglé très prochainement » (juste ! très juste !). « Si nous réussissons effectivement à lancer l’offensive et à faire la guerre, pas seulement avec des résolutions, des discours dans les meetings et des drapeaux que l’on promène à travers la ville, mais à faire la guerre aussi sérieusement que nous la faisions auparavant » (vous entendez bien ? ce sont des paroles historiques du chef des capitalistes : « comme nous la faisions auparavant» !), « alors l’assainissement complet de la Russie surviendra rapidement. »

   Paroles remarquables qu’il faut apprendre par cœur et méditer souvent. Remarquables parce qu’elles énoncent une vérité de classe que Milioukov a répétée à son tour sous une forme légèrement différente en adressant ce reproche au Soviet de Pétrograd : « Comment se fait-il que, dans la déclaration (du Soviet), il ne soit pas question de l’offensive ? » et en soulignant que les impérialistes italiens ont posé « une question toute petite » (ironie de M. Milioukov !) : « allez-vous ou n’allez-vous pas attaquer ? elle n’a pas reçu non plus de réponse précise » (de la part du Soviet de Pétrograd). Maklakov ayant exprimé « sa profonde considération » pour Kérenski, Milioukov a expliqué :

   « Je crains fort que ce qui est mis au point par notre ministre de la Guerre » (très juste, ce «notre»! notre, c’est-à-dire qui se trouve aux mains des capitalistes !) « se défasse de nouveau ici et que nous laissions passer l’ultime montent où, à la question de nos alliés : attaquons-nous ou non, nous pouvons encore » (remarquez cet « encore » !) «donner une réponse satisfaisante et pour nous et pour eux. »

   « Et pour nous et pour eux » et pour les impérialistes russes et pour les impérialistes anglo-français et autres ! L’offensive « peut encore » les « satisfaire », c’est-à-dire aider à étrangler complètement la Perse, l’Albanie, la Grèce, la Mésopotamie, à assurer la conservation de tout le butin volé aux Allemands et la confiscation du butin volé par les forbans allemands. Voilà le fond de la question. Voilà la vérité de classe sur la signification politique de l’offensive. Satisfaire les appétits des impérialistes de Russie, d’Angleterre, etc., prolonger la guerre impérialiste de conquête, s’engager sur la voie, non de la paix sans annexions (qui n’est possible que par la continuation de la révolution), mais de la guerre pour les annexions.

   Tel est le sens de l’offensive du point de vue de la politique extérieure. Et, dans la phrase historique citée ci-dessus, Maklakov en a défini le sens du point de vue de la politique intérieure. « L’assainissement complet de la Russie » signifie, dans la bouche de Maklakov, la victoire complète de la contre-révolution. Ceux qui n’ont pas oublié les beaux discours de Maklakov sur l’époque de 1905 et les années 1907-1913 retrouveront dans la plupart d’entre eux une confirmation de cette façon de voir.

   Faire la guerre « comme nous la faisions auparavant » – « nous », c’est-à-dire les capitalistes, tsar en tête ! – faire la guerre des impérialistes, c’est « assainir » la Russie, autrement dit : assurer la victoire des capitalistes et des grands propriétaires fonciers.

   Telle est la vérité de classe.

   L’offensive, quelle que puisse en être l’issue au point de vue militaire, signifie politiquement le renforcement de l’esprit impérialiste, de la mentalité impérialiste, des engouements impérialistes, le renforcement de l’ancien commandement de l’armée, qui n’a pas été remplacé (« faire la guerre comme nous la faisions auparavant »), le renforcement des positions fondamentales de la contre-révolution.

   Qu’ils le désirent ou non, qu’ils en aient conscience ou non, Tsérétéli et Kérenski, Skobélev et Tchernov, non en tant qu’individus, mais en tant que chefs des partis populiste et menchévique, ont soutenu la contre-révolution ; en ce moment décisif ils sont passés de son côté, ils ont pris position au sein de l’alliance pour l’arrêt de la révolution et la prolongation de la guerre « comme nous la faisions auparavant ».

   Il ne faut pas se faire d’illusions à ce sujet.

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