Une course de vitesse

Une course de vitesse

Lénine

   Rédigé le 19 (6) mai 1917. Paru le 20 (7) mai 1917 dans le n° 51 de la Pravda.

   Deux grands journaux du matin, le Diélo Naroda et la Retch, ont publié hier, 5 mai, en première page, un communiqué repris le soir par le Vétchernéié Vrémia de Goutchkov et Souvorine, qui mérite de retenir sérieusement l’attention.

   Il nous informe de la constitution à Pétrograd, « à la suite d’un accord entre le Soviet des députés ouvriers et soldats et le syndicat des ingénieurs, et sur mandat du Gouvernement provisoire », d’un « Comité central pour le rétablissement et le maintien du travail normal dans les entreprises industrielles ».

   « Le Comité central, y lisons-nous, se donne pour tâche principale d’élaborer et d’arrêter d’un commun accord toutes mesures tendant au rétablissement et au maintien du travail normal dans les entreprises industrielles, ainsi que d’organiser un contrôle public, permanent et efficace, sur toutes les entreprises industrielles. »

   Les mots « contrôle public » sont soulignés dans le texte.

   Ils nous rappellent les commissions bureaucratiques, sénatoriales et autres, du « bon vieux temps » du tsarisme. Chaque fois qu’un gredin de ministre du tsar, de gouverneur, de maréchal de la noblesse, etc., se faisait prendre la main dans le sac, chaque fois qu’une institution dépendant plus ou moins directement du gouvernement impérial se déshonorait de façon particulièrement criante devant la Russie et devant l’Europe, l’« opinion publique» était promptement « rassurée » par la nomination de commissions composées de « personnalités » éminentes et très éminentes, haut placées et très haut placées, riches et très riches.

   Et ces personnalités ne manquaient jamais de « rassurer » l’opinion publique. Elles enterraient — l’enterrement de première classe était de rigueur — tout « contrôle public » d’autant mieux que les phrases sur la « conscience publique », tranquillisée par la sagesse de notre souverain, étaient plus ronflantes…

   Il en fut et il en sera ainsi, est-on tenté de dire en lisant le prétentieux communiqué au sujet du nouveau Comité central.

   MM. les capitalistes se sont lancés dans une course de vitesse. La conscience de la nécessité d’un contrôle prolétarien des fabriques et des syndicats d’industriels grandit dans les milieux ouvriers. Les brasseurs d’affaires « pleins de génie » des ministères et des milieux ministériels ont donc eu cette idée «géniale» : « Prenons-les de vitesse ! Entraînons à notre remorque le Soviet des députés ouvriers et soldats ; ce résultat n’est pas difficile à obtenir tant que les populistes et les menchéviks sont à sa tête. Instituons un « contrôle public » ; cela aura l’air si important, d’une si grande sagesse gouvernementale, si ministérialiste, si sérieux… que tout contrôle effectif, tout contrôle prolétarien sera enterré avec certitude, sans trop de bruit… Idée géniale ! « Apaisement » complet de la « conscience publique» !»

   — Comment former le nouveau « Comité central »

   Oh, démocratiquement, cela va de soi. Ne sommes-nous pas tous des « démocrates révolutionnaires » ? Supposer que la démocratie exige la représentation de 200 000 ouvriers par 20 délégués, et celle de 10 000 ingénieurs, capital etc., par un seul, serait, bien entendu, une aberration « anarchiste ». Non, le véritable esprit démocratique consiste à imiter la « démocratie révolutionnaire » dans la façon dont elle a composé son « nouveau » gouvernement : les ouvriers et les paysans soient « représentés » par 6 menchéviks et populistes, tandis que 8 cadets et octobristes représenteront les grands propriétaires fonciers et les capitalistes. Les études statistiques les plus récentes, auxquelles notre nouveau ministère du Travail met la dernière main en accord avec l’ancien ministère de l’Industrie, ne démontrent-elles pas que la majorité de la population russe est composée de grands propriétaires fonciers et de capitalistes ?

   Vous plairait-il de prendre connaissance de la liste complète des institutions dont les « représentants » constituent, à la suite d’un accord entre la « démocratie révolutionnaire » et le gouvernement, le nouveau Comité central ? Voici.

   Le Comité central est formé de délégués représentant : 1° le Comité exécutif du Soviet des députés ouvriers et soldats ; 2° le Comité provisoire de la Douma d’Etat ; 3° I’Union des zemstvos de Russie ; 4° l’Union des villes de Russie ; 5° l’Administration municipale de Pétrograd ; 6° le Syndicat des ingénieurs ; 7° le Soviet des députés officiers ; 8° le Conseil des Congrès des représentants de l’industrie et du commerce ; 9° la Société des usiniers et fabricants de Petrograd ; 10° le Comité central des industries de guerre ; 11° l’Union des zemstvos et des villes ; 12° le Comité de l’assistance technique militaire ; 13° la Libre Société économique…

   — C’est tout ?

   — C’est tout.

   N’est-ce pas suffisant pour rassurer la conscience publique ?

   — Et si la même grande banque ou le même syndicat de capitalistes se trouve cinq fois, dix fois représenté par ses actionnaires parmi ces dix ou douze institutions ?

   Allons, allons, il ne faut tout de même pas s’arrêter à des « détails » quand il s’agit d’assurer un « contrôle public efficace et permanent » !

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