Une manifestation pacifiste des ouvriers anglais et allemands

Une manifestation pacifiste des ouvriers anglais et allemands((L’article « Une manifestation pacifiste des ouvriers anglais et allemands » fut rédigé par Lénine à l’occasion d’une réunion ouvrière convoquée à Berlin le 7 (20) septembre 1908 en signe de protestation contre le danger croissant de guerre. L’article était destiné au n° 36 du Prolétari (le Prolétaire) mais il ne fut pas publié.))

Lénine

   Ecrit entre le 8 (21) septembre et le 2 (15) octobre 1908.

   On sait que la presse bourgeoise d’Angleterre et d’Allemagne, et en particulier la presse de bas étage, mène depuis longtemps une campagne chauvine qui tend à dresser ces deux pays l’un contre l’autre. La concurrence entre les capitalistes anglais et les capitalistes allemands devient de plus en plus acharnée sur le marché mondial où l’Angleterre a perdu la suprématie et n’exerce plus une domination sans partage. L’Allemagne fait partie des pays capitalistes dont le développement est particulièrement rapide, et de plus en plus elle cherche à l’étranger des débouchés pour les produits de son industrie. Dans la société capitaliste, la lutte pour les colonies et les conflits d’intérêts commerciaux sont maintenant parmi les principales causes de guerre. Il n’est donc pas étonnant que les capitalistes d’Angleterre et d’Allemagne estiment que la guerre est devenue inévitable entre leurs deux pays et que les militaires des deux camps jugent cette guerre souhaitable. Les chauvins anglais veulent affaiblir un concurrent dangereux en abattant la puissance maritime de l’Allemagne pendant qu’elle est encore beaucoup moins forte que celle de leur pays. Les junkers et les généraux allemands avec à leur tête leur mufle d’empereur brûlent d’en découdre : ils espèrent pouvoir mettre à profit leur avantage terrestre et rêvent de couvrir du bruit de leurs victoires militaires le mécontentement grandissant des masses ouvrières et l’aggravation de la lutte des classes que l’on observe en Allemagne.

   Les ouvriers anglais et allemands ont décidé d’agir ouvertement contre le danger de guerre qui ne cesse de s’accroître. Certes, il y a déjà longtemps que dans les deux pays les journaux ouvriers mènent une lutte sans défaillance contre le chauvinisme et le militarisme. Mais aujourd’hui, il était nécessaire que la volonté de la classe ouvrière s’exprime de façon plus imposante que par l’intermédiaire de la presse. Les ouvriers anglais ont décidé d’envoyer à Berlin une délégation, afin que puisse s’affirmer dans une grande manifestation la solidarité qui unit le prolétariat des deux pays dans sa détermination de faire la guerre à la guerre.

   La manifestation a eu lieu à Berlin le dimanche 20(7) septembre. Les députés des ouvriers anglais ont pu cette fois s’adresser sans entrave aux ouvriers allemands. Il y a deux ans, le gouvernement allemand avait interdit à Jean Jaurès de parler aux ouvriers de Berlin quand il avait décidé de prendre la parole au nom de la classe ouvrière française dans un meeting social-démocrate pour protester contre le chauvinisme de la bourgeoisie. Le gouvernement de Berlin ne s’est pas résolu cette fois-ci à expulser les délégués du prolétariat britannique.

   Un grand rassemblement ouvrier a eu lieu dans l’une des plus grandes salles de Berlin. Environ 5000 personnes avaient en un instant rempli cette salle, tandis que plusieurs milliers d’autres qui n’avaient pu trouver de place restaient dans le jardin et dans les rues avoisinantes. Le service d’ordre était assuré par des ouvriers élus portant un brassard rouge. Au nom de toute la classe ouvrière d’Allemagne organisée sur le plan politique et professionnel, le camarade Legien qui est un dirigeant de premier plan des syndicats ouvriers allemands (des syndicats qu’on appelle « libres » c’est-à-dire en fait social-démocrates) a souhaité la bienvenue à la délégation britannique. Il y a cinquante ans, a-t-il dit, les ouvriers français et anglais avaient déjà manifesté en faveur de la paix. Mais à l’époque, les socialistes d’avant-garde n’avaient pas encore de masses organisées derrière eux. Aujourd’hui, les organisations ouvrières d’Angleterre et d’Allemagne rassemblent près de 4300000 membres. C’est au nom de cette armée que les délégués anglais et tous les participants à notre réunion parlent aujourd’hui pour déclarer que c’est entre les mains de la classe ouvrière que se trouve la solution du problème de la guerre et de la paix.

   Dans sa réponse, le délégué anglais Maddison a stigmatisé la campagne chauvine de la bourgeoisie et a remis un « Message des ouvriers de Grande-Bretagne aux ouvriers d’Allemagne » sous lequel avaient été rassemblées 3000 signatures. Parmi les signataires, a-t-il fait remarquer, on trouve des représentants des deux tendances du mouvement ouvrier anglais (à savoir, les social-démocrates et les partisans de l’« Independent Labour Party » qui ne défendent encore aucune position socialiste tant soit peu conséquente). Les guerres servent les intérêts des classes possédantes, est-il indiqué dans ce message, et ce sont les masses ouvrières qui en supportent tout le poids ; quant aux classes possédantes, elles tirent profit des malheurs du peuple. Il faut donc que les ouvriers s’unissent contre la clique militariste pour assurer la paix.

   D’autres délégués anglais, puis Richard Fischer pour la social-démocratie allemande, ont pris la parole. A l’issue de la réunion, une résolution a été adoptée à l’unanimité, qui stigmatise « la politique égoïste et myope des classes dominantes et exploiteuses » et qui exprime la détermination des participants à agir conformément aux décisions du Congrès international de Stuttgart((Le Congrès socialiste international de Stuttgart (VIIe Congrès de la IIe Internationale) se tint du 18 au 24 août 1907. 886 délégués représentant les partis socialistes et les syndicats y étaient présents. Le P.O.S.D.R. avait 37 délégués.)), c’est-à-dire à lutter de toutes leurs forces et par tous les moyens contre la guerre. L’assemblée s’est dispersée dans le calme aux accents de la Marseillaise des ouvriers. Il n’y a pas eu de manifestations de rue. Les espoirs de la police berlinoise et des autorités militaires locales ont été déçus. D’ailleurs, le fait qu’une manifestation ouvrière aussi pacifique ait provoqué un déploiement des forces de police et de la troupe caractérise bien le régime allemand. La garnison de Berlin avait été mobilisée. Des détachements quadrillaient la ville selon un plan sévère et de façon, principalement, qu’il soit difficile de voir où étaient cachés les soldats et combien il y en avait. Des patrouilles de police parcouraient les rues et les places voisines de la salle où se tenait la réunion, et en particulier la rue qui mène de cette salle au Palais. Le Palais, quant à lui, était entouré d’un véritable cordon de policiers en civil et de troupes postées dans les cours. Tout un système de surveillance policière avait été organisé : des groupes d’agents stationnaient au coin de rues, des officiers de police avaient été envoyé à tous les points névralgiques, des cyclistes servaient d’éclaireurs et renseignaient les autorités militaires sur tout ce qui se passait chez l’« ennemi », une triple garde avait été placée sur les ponts et sur les passages permettant de franchir le canal. Comme ironisait le Vorwärts((Vorwärts (En avant), quotidien et organe central du Parti social-démocrate allemand. A paru à Berlin de 1891 à 1933.  )) à propos de toutes ces mesures prises par le gouvernement de Guillaume II, « la monarchie menacée était bien protégée ».

   Quant à nous, nous ajouterons que nous avons eu affaire à une répétition générale. Guillaume II et la bourgeoisie allemande répétaient la lutte armée contre le prolétariat insurgé. Dans tous les cas, il est sûr que les masses ouvrières et les soldats tirent eux aussi profit de répétitions de ce genre. Ça ira((En français dans le texte.)), comme dit un chant des ouvriers français. Ces répétitions répétées conduisent au grand dénouement historique, encore bien lentement, peut-être, mais sûrement.

flechesommaire2