Une révolution en déliquescence

Une révolution en déliquescence

Lénine

   Paru dans la « Pravda » n° 91, 8 juillet (25 juin) 1917

   « Les bolcheviks sont coupables de tout.» Les cadets, dirigeants de la contre-révolution, sont d’accord sur ce point avec les « socialistes-révolutionnaires » et les mencheviks, qui s’intitulent la «démocratie révolutionnaire» à l’occasion des atteintes quotidiennes que cet aimable bloc porte à la démocratie et à la révolution.

   « Les bolcheviks sont coupables de tout » : du marasme grandissant contre lequel rien ne se fait, de la situation déplorable du ravitaillement, de l’«échec » du Gouvernement provisoire avec l’Ukraine et la Finlande. C’est à croire qu’un méchant bolchevik s’est insinué parmi les modestes, modérés et prudents Finlandais, pour « troubler » les esprits de tout un peuple !

   Les hurlements de haine et de fureur contre les bolcheviks, la sordide campagne de calomnies des sordides sieurs Zaslavski et des anonymes de la Retch et de la Rabotchaïa Gazéta, tout se réduit à l’inévitable désir des représentants de la révolution on déliquescence de «décharger leur bile » à l’occasion des nombreux « revers » de leur politique.

   Le parti cadet est celui de la bourgeoisie contre-révolutionnaire. Le bloc des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks qui gouverne en Russie l’a reconnu en déclarant, dans une résolution du congrès des Soviets, que la résistance des classes possédantes grandit et sert de base à la contre-révolution. Dans le même temps, ce bloc quotidiennement accusé par la Retch de manquer de caractère fait bloc à son tour avec les cadets, un bloc des plus originaux, cimenté par la composition du Gouvernement provisoire !

   La Russie est gouvernée par deux blocs : le bloc des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, et le bloc de ce bloc avec les cadets, qui font bloc, de leur côté, avec tous les partis politiques situés à leur droite. La déliquescence de la révolution en découle infailliblement. Car tous les éléments de ce « bloc de blocs » qui nous gouverne sont en déliquescence.

   Les cadets ne croient pas eux-mêmes à leur républicanisme ; à plus forte raison les octobristes et les monarchistes des autres nuances, aujourd’hui dissimulés derrière eux et votant pour eux, n’y croient pas davantage. Les cadets ne croient pas aux « socialistes du bloc », employant volontiers leurs ministres à des « besognes subalternes » consistant, par exemple, à « rassurer » l’opinion ; mais en même temps, furieux, ils grognent, fulminent contre les « exigences » de la masse des paysans et de la partie des ouvriers qui se fient actuellement aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks en raison de leurs belles promesses (« satisfaire les travailleurs sans léser les capitalistes »), mais qui ont l’impudence d’attendre et d’exiger l’exécution effective de ces promesses.

   Les socialistes du bloc se méfient les uns des autres : les socialistes-révolutionnaires ne se fient pas aux mencheviks, et inversement. Aucune de ces « très chères moitiés » n’a osé jusqu’ici déclarer avec tant soit peu de clarté, nettement, sans déroger aux principes, publiquement, officiellement, comment, pourquoi, au nom de quoi, jusqu’à quel point les adeptes d’un « marxisme » châtré à la Strouvé et les adeptes du « droit à la terre » se sont unis. L’unité de chacune de ces « très chères moitiés » craque aussi sur toutes les coutures : au congrès du parti socialiste-révolutionnaire Kérenski est « blackboulé » par 136 voix contre 134, ce qui entraîne la retraite de la « grand-mère »((Il s’agit du IIIe congrès du parti des socialistes-révolutionnaires qui eut lieu fin mai – début avril 1917 à Moscou. Au cours de ses travaux se firent jour de graves divergences entre l’aile droite et l’aile gauche du parti s.-r. sur certaines questions, notamment sur l’attitude envers la guerre : s.-r. de gauche s’élevaient contre la politique de poursuite de la guerre appliquée par le Gouvernement provisoire. Les élections au C.C. du parti s.-r. eurent lieu le 2 (15) juin. Lors de la publication des résultats des élections une déclaration fut faite selon laquelle beaucoup de délégués, s’inspirant de considérations pratiques et non politiques, avaient voté contre la candidature de Kérenski au C.C. étant donné qu’il était surchargé de travail aux ministères de la Guerre et de la Marine.
E. Brechko – Brechkovskaïa (surnommée « La «grand-mère de la révolution russe »), une des fondatrices et des plus anciens membres du parti s.-r. Ayant appris que Kérenski n’avait pas été élu, elle considéra cela comme une intrigue et en signe de protestation refusa de faire partie du C.C. des socialistes-révolutionnaires et publia à ce sujet une déclaration dans la presse.)) elle-même du Comité Central et une mise au point du C.C. disant que la non-réélection de Kérenski est exclusivement due à ses charges ministérielles excessives (ce n’est certes pas le cas de Tchernov). Dans la Volia Naroda, les socialistes-révolutionnaires « de droite » s’en prennent à leur parti et à son congrès ; les socialistes-révolutionnaires « de gauche », terrés dans la Zemlia i Volia(( Zemlia i Volia » [Terre et Liberté], journal des socialistes-révolutionnaires ; parut à Moscou de mars 1917 à mai 1918. )) osent dire que les masses ne veulent pas de la guerre et qu’elles continuent à la juger impérialiste.

   La droite des mencheviks a déménagé au Dien, dirigée par Potressov, que l’Edinstvo lui-même (qui, hier encore, s’alliait aux élections de Petrograd avec le parti menchévique tout entier) « couve de regards énamourés ». La gauche sympathise avec l’internationalisme et fonde son propre journal. Le bloc des banques avec les Potressov est réalisé par le Dien ; le bloc de tous les mencheviks, jusques et y compris Potressov et Martov, se réalise dans le parti menchévique « unifié ».

   N’est-ce pas de la déliquescence ?

   La « défense nationale » cache mal cette révolution déliquescente, car même à présent, même après la reprise de la guerre impérialiste, même dans l’ivresse des transports causés par l’offensive sur le front, on voit s’accentuer l’« offensive» des adeptes de Potressov contre ses adversaires dans un groupement, de même que celle des adeptes de Kérenski contre ses adversaires dans un autre.

   La « démocratie révolutionnaire » ne croit plus à la révolution, redoute la démocratie, craint par-dessus tout la rupture avec les capitalistes anglo-français, craint le mécontentement des capitalistes russes. (« Notre révolution est bourgeoise» : le ministre Tchernov « lui-même » se range à cette «vérité» cocassement déformée par Dan, Tsérétéli et Skobélev). Les cadets détestent la révolution et la démocratie.

   N’est-ce pas de la déliquescence ?

   Le tollé de haine sauvage et de fureur qui réunit toutes les voix contre les bolcheviks est une lamentation commune des cadets, des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks déplorant leur propre déliquescence.

   Ils ont la majorité. Ils sont au pouvoir. Ils forment bloc. Et ils voient que rien ne leur réussit ! ! Comment ne seraient-ils pas furieux contre les bolcheviks ?

   La révolution a posé des questions extrêmement ardues, d’une immense portée, d’une ampleur universelle. On ne peut ni remédier au marasme économique, ni s’arracher à l’effroyable étau de la guerre impérialiste, sans prendre les mesures révolutionnaires les plus énergiques, fondées sur le dévouement héroïque des masses opprimées et exploitées, et sans que ces masses soutiennent avec confiance leur avant-garde organisée, le prolétariat.

   Les masses recherchent pour le moment une solution « un peu moins difficile » par le bloc des cadets avec celui des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks.

   Or cette solution n’existe pas.

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