Une guerre d’interpénétration

De la guerre prolongée

Mao Zedong

Une guerre d’interpénétration

  1. Nous pouvons affirmer que la guerre prolongée contre les envahisseurs japonais sera inscrite dans l’histoire des guerres de l’humanité comme une page glorieuse et exceptionnelle. Une des particularités remarquables de cette guerre est son caractère d’interpénétration.

   La raison en est l’existence de facteurs réciproquement contraires, tels que la barbarie du Japon et son insuffisance en forces armées d’une part, et le caractère progressiste de la Chine et son vaste territoire d’autre part. L’histoire connaît des guerres où s’est réalisée une telle interpénétration.

   Ce fut le cas de la Russie, pendant les trois années de guerre civile, après la Révolution d’Octobre. Mais en Chine cette forme de guerre se caractérise par sa durée et son ampleur exceptionnelles. Dans ce domaine, elle battra tous les records dans l’histoire. L’interpénétration se présente sous les traits suivants.

  1. Les lignes intérieures et extérieures. Dans son ensemble, la Guerre de Résistance se poursuit à l’intérieur des lignes, mais si l’on considère la relation entre nos forces régulières et nos détachements de partisans, les premières opèrent à l’intérieur des lignes, tandis que les seconds opèrent à l’extérieur, ce qui compose un tableau original : l’ennemi est enserré dans une tenaille.

   On peut en dire autant des relations entre les régions de partisans.

   Chaque région de partisans, prise isolément, opère à l’intérieur des lignes et les autres régions de partisans opèrent à l’extérieur des lignes par rapport à elle, et il se constitue encore une fois un grand nombre de tenailles où tombe l’ennemi.

   Dans la première étape de la guerre, l’armée régulière, poursuivant sur le plan stratégique des opérations à l’intérieur des lignes, se replie tandis que les détachements de partisans des différentes régions, opérant stratégiquement à l’extérieur des lignes, avancent à grands pas vers l’arrière de l’ennemi.

   Cette avance se poursuivra avec encore plus d’énergie dans la deuxième étape. Il en découle une combinaison extrêmement originale du repli et de l’avance.

  1. Existence et absence d’un arrière. Les forces régulières, dont la ligne de front passe le long des limites extérieures du territoire occupé par l’ennemi, opèrent à partir de l’arrière général du pays, alors que les détachements de partisans, qui déploient leur ligne de front à l’arrière de l’ennemi, sont isolés de l’arrière général du pays.

   Mais chaque région de partisans dispose d’un arrière de faible étendue sur lequel elle s’appuie pour établir une ligne de front mobile.

   Le cas est différent pour les détachements de partisans envoyés en mission par une région de partisans pour des opérations temporaires à l’arrière de l’ennemi se trouvant dans la même région : ils n’ont ni arrière ni ligne de front.

   « Les opérations militaires sans arrière » représentent une caractéristique propre à la guerre révolutionnaire de l’ère nouvelle, dans un pays où il existe un vaste territoire, un peuple progressiste, un parti politique d’avant­-garde et une armée d’avant-­garde.

   Il n’y a pas de raison de craindre ces opérations, elles ne peuvent être que profitables. Au lieu d’avoir des doutes à leur sujet, il faut les préconiser.

  1. Encerclement et contre­-encerclement. Si l’on considère la guerre dans son ensemble, il ne fait pas de doute que nous nous trouvons stratégiquement encerclés, puisque l’ennemi se livre à une offensive stratégique et opère à l’extérieur des lignes, et que nous sommes sur la défensive stratégique et opérons à l’intérieur des lignes.

   C’est le premier type d’encerclement de nos forces par l’ennemi.

   Mais comme, de notre côté, nous adoptons à l’égard d’un ennemi qui, opérant stratégiquement à l’extérieur des lignes, marche sur nous en plusieurs colonnes le principe d’opérer à l’extérieur des lignes dans les campagnes et les combats, nous pouvons encercler une ou plusieurs de ces colonnes avec des forces supérieures en nombre.

   C’est le premier type de contre­-encerclement de l’ennemi par nous.

   D’autre part, si l’on considère les bases d’appui de la guerre de partisans situées à l’arrière de l’ennemi, chacune de ces bases isolées est cernée par l’ennemi soit des quatre côtés, comme la région du Woutaichan, soit de trois seulement, comme celle du nord­-ouest du Chansi. C’est le deuxième type d’encerclement de nos forces par l’ennemi.

   Toutefois, si l’on considère toutes les bases de la guerre de partisans dans leurs liaisons mutuelles, et chaque base dans ses liaisons avec les positions tenues par l’armée régulière, on constate qu’un grand nombre d’unités ennemies sont encerclées par nous.

   Par exemple, dans la province du Chansi, nous avons déjà cerné de trois côtés (de l’est, de l’ouest et du sud) la ligne de chemin de fer Tatong-Poutcheou, et nous avons investi complètement la ville de Taiyuan ; dans les provinces du Hopei et du Chantong, on trouve également un grand nombre d’encerclements de ce genre.

   C’est le deuxième type de contre-­encerclement de l’ennemi par nous.

   Ainsi, ces deux types d’encerclement mutuel rappellent le jeu de weiki : les campagnes et les combats que l’ennemi mène contre nous et que nous menons contre l’ennemi ressemblent à la prise des pions, et les points d’appui de l’ennemi (par exemple Taiyuan) et nos bases de partisans (par exemple le Woutaichan) ressemblent aux « fenêtres » sur l’échiquier.

   Si l’on imagine le jeu de weiki à l’échelle mondiale, on voit apparaître encore un troisième type d’encerclement mutuel : la corrélation entre le front de l’agression et le front de la paix.

   Par le premier front, l’ennemi encercle la Chine, l’U.R.S.S., la France, la Tchécoslovaquie et d’autres Etats, et, par le second front, nous réalisons le contre­-encerclement de l’Allemagne, du Japon et de l’Italie.

   Mais notre encerclement ressemble à la main de Bouddha. Il formera les cinq chaînes de montagnes qui dominent l’univers et clouera si bien sous elles les nouveaux Souen Wou­kong — les agresseurs fascistes — que jamais ils ne se relèveront((Souen Wou­kong, héros du roman fantastique chinois du XVIe siècle Si yeou kj (Le Pèlerinage à l’Ouest), était un singe qui avait le pouvoir, en faisant la culbute, de franchir une distance de cent huit mille lis. Mais, tombé sur la paume de Bouddha, Souen Wou­kong eut beau faire et se démener, il ne put partir. Bien plus, Bouddha retourna sa main, la paume vers la terre, et recouvrit Souen Wou­kong. Les doigts de Bouddha se changèrent en cinq chaînes de montagnes liées les unes aux autres, qui rivèrent Souen Wou­kong au sol.)).

   Si nous réussissons, par notre action sur le plan international, à créer dans le Pacifique un front antijaponais auquel la Chine participerait en tant qu’unité stratégique et au sein duquel l’Union soviétique et les autres pays qui pourraient s’y intégrer constitueraient d’autres unités stratégiques, et le mouvement populaire au Japon encore une autre unité stratégique, il se formera un vaste filet d’où les Souen Wou­kong fascistes ne pourront fuir, et ce sera la ruine de l’ennemi.

   Oui, le jour où ce filet vaste comme le monde sera formé, ce sera sûrement la destruction définitive de l’impérialisme japonais. Ce n’est pas une plaisanterie, c’est l’inéluctable tendance inhérente à la guerre.

  1. Massifs et îlots. Il est possible que l’ennemi occupe la plus grande partie des territoires de la Chine situés au sud de la Grande Muraille et que la plus petite partie seulement reste intacte.

   C’est là un aspect de la situation.

   Mais dans cette majeure partie de la Chine qu’il aura occupée, en dehors des trois provinces du Nord-­Est, l’ennemi ne pourra pratiquement occuper que les grandes villes, les principales lignes de communication et certaines régions de plaine, c’est­-à­-dire des objectifs de première importance, mais qui ne constitueront probablement, par leur étendue et leur population, que la plus petite partie des territoires occupés.

   Par contre, les régions de partisans s’étendront partout et en représenteront la plus grande partie. C’est là le deuxième aspect de la situation.

   Et si maintenant on ne se limite pas aux provinces situées au sud de la Grande Muraille et que l’on tient compte des régions de la Mongolie, du Sinkiang, du Tsinghai et du Tibet, la superficie non occupée par l’ennemi représentera quand même la plus grande partie de la Chine et les territoires occupés par l’ennemi, y compris les trois provinces du Nord­-Est, n’en constitueront que la plus petite partie.

   C’est là le troisième aspect de la situation. Les régions qui n’auront pas été occupées par l’ennemi auront naturellement pour nous une grande importance.

   Il faudra y déployer tous nos efforts non seulement dans les domaines politique, militaire et économique, mais aussi dans le domaine culturel.

   L’ennemi a fait de nos centres culturels des zones retardataires, et nous, de notre côté, devons transformer les zones retardataires en centres culturels.

   En même temps, il est très important pour nous de bien administrer les vastes régions de partisans à l’arrière de l’ennemi, en les développant sous tous les rapports et en y intensifiant notre travail culturel.

   Pour résumer, nous pouvons dire que les vastes régions rurales de la Chine se transformeront en régions avancées et éclairées et que les territoires peu étendus, occupés par l’ennemi, spécialement les grandes villes, représenteront temporairement des îlots retardataires, plongés dans les ténèbres.

  1. Ainsi, cette longue guerre de vaste envergure contre les envahisseurs japonais sera une guerre d’interpénétration dans les domaines militaire, politique, économique et culturel.

   Elle apparaîtra comme une guerre extraordinaire dans l’histoire, elle sera la grande œuvre du peuple chinois, un glorieux exploit qui ébranlera le monde.

   Son influence ne s’exercera pas seulement sur la Chine et le Japon, où elle donnera une forte impulsion au progrès, mais aussi sur le monde entier, en stimulant le progrès de toutes les nations, en premier lieu, des nations opprimées comme l’Inde.

   Les Chinois doivent prendre part en toute conscience à cette guerre d’interpénétration, car c’est la forme de guerre qui permet à la nation chinoise de se libérer, la forme spécifique de la guerre de libération d’un grand pays semi-­colonial dans les années 30 et 40 du XXe siècle.

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