L’avant-garde de la révolution

Rapport sur l’enquête menée dans le Hounan à propos du mouvement paysan

Mao Zedong

L’AVANT-GARDE DE LA RÉVOLUTION

   Des considérations contradictoires sur les choses et les gens découlent nécessairement des jugements contradictoires sur ces choses et ces gens. « Ça va très mal ! » et « Ça va très bien ! », « va-nu-pieds » et « avant-garde de la révolution » en sont des bons exemples.

   Il a été dit ci-dessus que les paysans avaient accompli une œuvre révolutionnaire jamais réalisée jusque-là et qu’ils avaient fait un important travail pour la révolution nationale. Mais peut-on dire que toute la paysannerie a pris part à cette grande oeuvre révolutionnaire, à cet important travail révolutionnaire ? Non. Il y a trois catégories de paysans : les riches, les moyens et les pauvres. Vivant dans des conditions différentes, ils ont également des idées différentes sur la révolution. Au cours de la première période, ce qui plaisait aux paysans riches, c’était d’entendre dire que l’Armée de l’Expédition du Nord avait essuyé une cuisante défaite dans le Kiangsi, que Tchiang Kai-chek avait été blessé au pied ((Au cours de l’hiver 1926 et du printemps 1927, lorsque l’Armée de l’Expédition du Nord atteignit le bassin du Yangtsé, Tchiang Kaï-chek ne s’était pas encore pleinement dévoilé comme un contre-révolutionnaire, et les masses paysannes continuaient à le considérer comme un révolutionnaire. Quant aux propriétaires fonciers et aux paysans riches, ils étaient mécontents de lui et répandaient le bruit qu’il avait été blessé au pied et que l’Armée de l’Expédition du Nord avait été défaite. Tchaing Kaï-chek ne fut complètement démasqué qu’après son coup d’Etat contre-révolutionnaire du 12 avril 1927 à Changaï et ailleurs, lorsqu’il se mit à massacrer les ouvriers, à réprimer les paysans et à persécuter le Parti communiste. Dès lors, les propriétaires fonciers et les paysans riches commencèrent à le soutenir.)) et avait pris l’avion pour retourner dans le Kouangtong ((Le Kuangtong fut la première base de la révolution lors de la Première guerre civile révolutionnaire (1924-1927).)) , que Wou Pei-fou ((Un des représentants les plus connus des seigneurs de guerre du Paiyang. Comme Tsao Kouen, qui se rendit célèbre par son élection à la présidence de la République en 1923, obtenue à force de prodiguer des pots-de-vin, Wou Pei-fou appartenait à la clique du Tcheli ; grâce à son appui, Tsao Kouen devint chef de cette clique. Leurs contemporains les groupaient d’ailleurs sous le même nom : « Tsao-Wou ». Après avoir défait, en 1920, Touan Ki-jouei, seigneur de guerre de la clique de l’Anhouei, Wou Pei-fou s’assura le contrôle du gouvernement des seigneurs de guerre du Paiyang à Pékin, en tant qu’agent de l’impérialisme anglo-américain. Le 7 février 1923, il réprima férocement la grève des cheminots de la ligne Pékin-Hankeou. En 1924, au cours de la guerre intestine entre la clique de Tcheli et celle de Fengtien, il fut vaincu par Tchang Tsouo-lin et perdit le pouvoir à Pékin. Néanmoins, en 1926, à l’instigation des impérialistes japonais et britanniques, il fit alliance avec Tchang Tsouo-lin, ce qui lui permit de reprendre le pouvoir. Il fut le premier ennemi défait par l’Armée de l’Expédition du Nord après qu’elle eut quitté le Kouangtong en 1926.)) avait repris la ville de Yuétcheou, que les unions paysannes ne tiendraient sûrement pas longtemps et que rien ne sortirait des trois principes du peuple ((Les trois principes du peuple sont les principes et le programme avancés par Sun Yat-sen sur les questions du nationalisme, de la démocratie et du bien-être du peuple dans la révolution démocratique bourgeoise en Chine. En 1924, dans le Manifeste du 1er Congrès national du Kuomintang, congrès caractérisé par la coopération entre le Kuomintang et le Parti communiste, Sun Yat-sen formula à nouveau ses trois principes du peuple, interpréta le nationalisme comme l’opposition à l’impérialisme et se déclara pour un soutien actif aux mouvements des ouvriers et des paysans. Les anciens trois principes du peuple devinrent ainsi les nouveaux trois principes du peuple comportant les trois thèses politiques fondamentales : alliance avec la Russie, alliance avec le Parti communiste et soutien aux paysans et aux ouvriers. Les nouveaux trois principes du peuple ont fourni la base politique pour la coopération entre le Parti communiste chinois et le Kuomintang pendant la première guerre civile révolutionnaire.)), parce qu’on n’avait jamais rien connu de semblable. Et quand quelqu’un d’une union paysanne de canton (généralement un des « va-nu-pieds ») se rendait chez un paysan riche, registre en main, et lui disait : « Nous vous invitons à adhérer à l’union paysanne », que lui répondait-il ? Ça fait des dizaines d’années que je vis ici, des dizaines d’années que je travaille la terre, jamais je n’ai entendu parler d’une chose pareille, et ça ne m’a pas empêché de manger à ma faim. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas vous occuper de toutes ces histoires ! » S’il était franchement hostile, il répondait : « Qu’est-ce que c’est que cette union paysanne ? L’union de tous ceux qui auront la tête coupée ! N’entraînez pas les gens dans une affaire qui peut leur attirer des ennuis ! » Mais chose étonnante, les unions paysannes sont maintenant établies depuis des mois et elles ont même osé prendre position contre les hobereaux. Dans le voisinage, elles ont arrêté les hobereaux qui refusaient de remettre leur pipe à opium et les ont promenés à travers les villages. Dans les chefs-lieux de district, on a même exécuté d’importants hobereaux, comme Yen Yong-tsieou de Siangtan et Yang Tche-tseh de Ninghsiang.

   Pour l’anniversaire de la Révolution d’Octobre et à l’occasion du rassemblement antibritannique et des grandes célébrations de la victoire de l’Expédition du Nord, on a vu dans chaque canton une dizaine de milliers de paysans, avec des drapeaux, des palanches et des houes, se grouper en des cortèges imposants pour participer aux manifestations de masse. C’est alors seulement que les paysans riches sont tombés dans le désarroi. Aux grandes célébrations de la victoire de l’Expédition du Nord, ils ont entendu proclamer que Kieoukiang avait été prise, que Tchiang Kaï-chek n’était pas blessé et que Wou Pei-fou était finalement défait. Qui plus est, ils ont pu lire, écrits en toutes lettres sur des « affiches rouges et vertes » les mots d‘ordre : « Les trois principes du peuple, wansouei ! » « Les unions paysannes, wansouei ! » « Les paysans, wansouei ((« Wansouei » signifie littéralement : « Dix mille ans ». On l’emploie comme exclamation, avec le sens de « Vive ! ». Or, cette même expression était autrefois employée lorsqu’on s’adressait au souverain avec le sens de « Majesté ! ». De là le jeu de mots : « Les paysans wansouei », c’est-à-dire ‘Les paysans sont-ils devenus les souverains ? »)) » etc. Voilà que les unions paysannes ont pris des airs de maître. Les hommes des unions paysannes ont commencé à dire aux paysans riches : « Vous serez inscrits sur le registre spécial ! » ou « Dans un mois, les droits d’admission seront de dix yuans par personne ! ». Et c’est alors que les paysans riches se sont mis à entrer petit à petit dans les unions paysannes ((En 1927, les masses paysannes ignoraient encore qu’il ne fallait pas laisser entrer les paysans riches dans les unions paysannes.)) ; certains ont versé leur adhésion un demi-yuan, voire un yuan entier (alors qu’on n’exigeait que cent sapèques), d’autres n’ont réussi à être admis qu’après avoir trouvé quelqu’un pour parler en leur faveur. Mais bien des entêtés parmi eux n’y ont pas adhéré jusqu’à présent. La majorité de ceux qui adhèrent aux unions paysannes font inscrire les vieillards de leur famille, âgés de soixante ou de soixante-dix ans, parce qu’ils redoutent toujours la « conscription ». Une fois entrés dans l’union, les paysans riches ne montrent aucun enthousiasme à travailler pour elle. Ils restent toujours inactifs.

   Et les paysans moyens ? Ils sont indécis. Ils estiment que la révolution ne leur apportera guère de profit. Ils ont de quoi faire bouillir la marmite, personne ne vient en pleine nuit frapper à leur porte pour réclamer le paiement des dettes. Eux aussi se demandent s’il a jamais existé quelque chose de pareil, et, en eux-mêmes, ils s’interrogent, le sourcil froncé : « Cette union paysanne peut donc tenir ? » « Sortira-t-il quelque chose de ces trois principes du peuple ? » « C’est peu probable ! » concluent-ils. Se figurant que tout dépend de la volonté céleste, ils se disent : « Une union paysanne ? Mais qui sait si cela agrée au Ciel ? » Dans la première période, lorsque les militants des unions paysannes venaient trouver les paysans moyens avec leur registre et leur disaient : « Nous vous invitons à adhérer à l’union paysanne », ceux-ci leur répondaient : « Rien ne presse ! ». Ils n’ont commencé à y entrer qu’au cours de la deuxième période, lorsque les unions paysannes constituaient déjà une grande force. Au sein des unions, ils se conduisent mieux que les paysans riches, mais pour l’instant ils ne sont guère actifs et continuent à rester dans l’expectative. Il est absolument nécessaire que les unions paysannes cherchent à faire adhérer les paysans moyens et renforcent leur travail d’explication parmi eux.

   La force principale, dans ce combat dur et obstiné qui se poursuit à la campagne, a toujours été constituée par les paysans pauvres. Durant la phase de travail clandestin comme durant la phase d’activité au grand jour, ils ont toujours mené une lutte énergique. Ce sont eux qui acceptent le plus volontiers la direction du Parti communiste. Ils sont les ennemis jurés des despotes locaux et des mauvais hobereaux et, sans la moindre hésitation, ils prennent d’assaut leurs forteresses. Aux paysans riches, ils déclarent : « Il y a déjà longtemps que nous avons adhéré à l’union paysanne, qu’est-ce que vous attendez pour en faire autant ? » Et les paysans riches de leur répondre d’un ton moqueur : « Vous qui n’avez pas même une tuile au-dessus de votre tête, pas même un morceau de terre grand comme une pointe d’épingle, qu’est-ce qui pourrait vous retenir d’adhérer à l’union paysanne ? » C’est vrai, les paysans pauvres n’ont rien à perdre. Beaucoup d’entre eux, en effet, « n’ont pas même une tuile au-dessus de leur tête, pas même un morceau de terre grand comme une pointe d’épingle ». Pourquoi donc n’entreraient-ils pas dans les unions paysannes ? D’après les données recueillies au cours de l’enquête, dans le district de Tchangcha, les paysans pauvres constituent 70 pour cent de la population rurale, les paysans moyens 20 pour cent, les propriétaires fonciers et les paysans riches 10 pour cent. Les paysans pauvres se divisent en deux groupes : les indigents ((Dans la catégorie des indigents, dont parle le camarade Mao Tsé-toung, entrent les salariés agricoles (prolétaires ruraux) et les éléments de Lumpenproletariat de la campagne.)) et les pauvres proprement dits ((Il s’agit du semi-prolétariat rural.)).

   Les indigents constituent 20 pour cent de la population rurale ; ce sont eux qui manquent de tout, c’est-à-dire qui n’ont ni terre, ni argent, ni aucun moyen d’existence et qui sont contraints de s’engager comme soldats, de chercher ailleurs un travail salarié ou de vagabonder en mendiant. Les pauvres proprement dits constituent 50 pour cent de la population rurale ; ils comprennent les ouvriers artisanaux, les paysans fermiers (à l’exclusion des paysans fermiers riches) et les paysans semi-propriétaires : ils possèdent peu de chose, en d’autres termes, ils ont un peu de terre et quelques ressources, mais les fruits de leur travail ne suffisent pas à assurer leur subsistance ; toute l’année, ils triment et sont en proie aux pires soucis. La masse énorme des paysans pauvres, qui représente 70 pour cent de la population rurale, forme l’épine dorsale des unions paysannes, l’avant-garde dans la lutte pour le renversement des forces féodales, les glorieux pionniers de la grande cause de cette révolution restée si longtemps inachevée. Sans les paysans pauvres (les « va-nu-pieds », comme les appellent les hobereaux), la révolution à la campagne n’aurait jamais pu atteindre l’ampleur qu’elle connaît actuellement ; sans eux, il aurait été impossible de renverser les mauvais hobereaux et les despotes locaux et d’accomplir la révolution démocratique. En tant qu’éléments les plus révolutionnaires, les paysans pauvres se sont assuré la direction dans les unions paysannes. Au cours de la première comme de la seconde période, presque tous les postes de présidents et de membres des comités des unions paysannes du dernier échelon ont été occupés par des paysans pauvres (dans le district de Hengchan, le personnel des unions paysannes de canton se répartit ainsi : 50 pour cent d’indigents, 40 pour cent de pauvres proprement dits et 10 pour cent d’intellectuels dans le besoin). Il est absolument nécessaire que le rôle dirigeant dans les unions paysannes revienne aux paysans pauvres. Sans eux, il n’y aurait pas de révolution. Se refuser à reconnaître le rôle des paysans pauvres, c’est se refuser à reconnaître la révolution. Les attaquer, c’est attaquer la révolution. La direction générale donnée à la révolution par les paysans pauvres a toujours été juste. Ils ont battu en brèche le prestige des despotes locaux et des mauvais hobereaux. Ils ont jeté à terre grands et petits despotes locaux et mauvais hobereaux et les ont maintenus sous leurs pieds.

   Beaucoup de leurs actes qualifiés d’ « excès » pendant la période de l’action révolutionnaire n’ont été, au fond, qu’une nécessité de la révolution. Les autorités, les comités du parti ((Il s’agit des comités de district du Kuomintang de cette époque.)) et les unions paysannes de certains districts de la province de Hounan ont commis des fautes à cet égard ; certains d’entre eux sont allés jusqu’à envoyer des soldats, à la demande des propriétaires fonciers, pour arrêter des membres du personnel des unions paysannes de base. Dans les districts de Hengchan et Sianghsiang, on a jeté en prison nombre de présidents et de membres des comités des unions paysannes de canton. C’est là une faute extrêmement grave qui encourage l’arrogance des réactionnaires. Pour s’en convaincre, il suffit de constater quelle joie délirante s’empare des propriétaires fonciers locaux coupables de forfaits et combien s’épaissit l’atmosphère de réaction partout où l’on arrête le président ou un membre du comité de l’union paysanne. Nous devons combattre les propos contre-révolutionnaires sur le « mouvement des va-nu-pieds », sur le « mouvement des fainéants », et veiller en particulier à ne pas aider les despotes locaux et les mauvais hobereaux à attaquer les paysans pauvres. Il est vrai que parmi les paysans pauvres occupant des postes dirigeants il a pu se trouver des gens qui avaient effectivement des défauts, mais d’ores et déjà la majorité d’entre eux se sont corrigés.

   D’eux-mêmes, ils interdisent expressément les jeux de hasard et luttent contre le banditisme. Là où l’union paysanne est puissante, les jeux de hasard ont totalement cessé et le banditisme a disparu. Il y a des endroits où réellement, comme on dit, on ne prend pas ce qui a été perdu sur le chemin et on ne ferme pas les portes la nuit. D’après une enquête effectuée dans le district de Henchan, 85 pour cent des paysans pauvres occupant des postes dirigeants sont devenus des éléments entièrement positifs, des hommes capables et énergiques ; 15 pour cent d’entre eux seulement ne se sont pas encore totalement débarrassés de certaines de leurs mauvaises habitudes. On peut tout au plus considérer qu’il y a parmi eux « quelques éléments malsains », mais il est absolument inadmissible de faire chorus avec les despotes locaux et les mauvais hobereaux en les traitant tout en bloc de « va-nu-pieds ». Seule l’application du mot d’ordre du renforcement de la discipline, mis en avant par les unions paysannes elles-mêmes, permet de résoudre le problème de ces « quelques éléments malsains » en menant un travail de propagande parmi les masses, en éduquant ces gens, en raffermissant la discipline des unions paysannes. Il ne faut en aucun cas envoyer des soldats pour procéder à des arrestations arbitraires ; ce serait porter préjudice au prestige de paysans pauvres et par là même encourager l’arrogance des despotes locaux et des mauvais hobereaux. Il convient d’accorder une attention particulière à cette question.

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