Affaire Dreyfus et cas Millerand

Affaire Dreyfus et cas Millerand

Rosa Luxembourg

Réponse à une consultation internationale

   Cahiers de la Quinzaine, n° 11, 1899

   Le principe socialiste de la lutte de classes exige l’action du prolétariat partout où ses intérêts en tant que classe sont en cause. Cela est le cas pour tous les conflits qui divisent la bourgeoisie. Tout déplacement dans les rapports des puissances sociales de la société bourgeoise, tout changement dans les rapports politiques du pays influe aussi en première ligne sur la situation de la classe ouvrière. Nous ne pourrions assister à ce qui se passe à l’intérieur de la bourgeoisie, comme des témoins indifférents, qu’au cas où le socialisme pourrait être réalisé à l’extérieur de la société bourgeoise, par exemple par la fondation dans chaque pays d’une colonie séparée. Mais comme nous ne songeons pas à émigrer pour ainsi dire de la société bourgeoise dans la société socialiste, mais au contraire à renverser la société bourgeoise par des moyens créés au sein même de cette société, le prolétariat doit s’efforcer, dans sa marche en avant vers la victoire, d’influencer tous les événements sociaux dans le sens qui lui est favorable. Il doit tâcher de devenir une puissance qui, dans tous les événements politiques de la société bourgeoise, pèse d’un poids de plus en plus lourd dans la balance. Le principe de la lutte de classes non seulement ne peut l’interdire, mais au contraire il impose l’intervention active du prolétariat dans tous les conflits politiques et sociaux de quelque importance qui se produisent à l’intérieur de la bourgeoisie.

   Pour ce qui est de l’affaire Dreyfus en particulier, l’intervention du prolétariat dans ce cas n’a besoin pour être justifiée ni de ce point de vue général au sujet de conflits bourgeois, ni du point de vue des intérêts de l’humanité pour la société. Car dans le cas Dreyfus se sont manifestés quatre facteurs sociaux qui lui donnent directement le cachet d’une question intéressant la lutte de classes, ce sont : militarisme, chauvinisme-nationalisme, antisémitisme et cléricalisme. Ces ennemis directs du prolétariat socialiste, nous les combattons toujours dans l’agitation générale par la parole et la plume en vertu et de nos principes et de nos tendances générales. Combien incompréhensible serait-il donc de ne pas entrer en lutte contre ces ennemis là où il s’agissait de les démasquer, non pas en tant que clichés abstraits mais en se servant des vivants événements du jour.

   La participation même des socialistes au mouvement provoqué par l’affaire Dreyfus ne peut donc faire aucun doute au point de vue de la lutte de classes. Il ne peut donc s’agir que du comment de cette participation. A ce point de vue le rôle de la classe ouvrière socialiste se distingue essentiellement du rôle des éléments « révisionnistes » bourgeois. Tandis qu’il ne s’agissait pour ceux-ci que de la réparation d’un assassinat légal, le cas présentait aux socialistes l’occasion rare de rendre évidente la désagrégation de la société bourgeoise. Tandis que les éléments bourgeois, par leur action sur l’Etat-major, voulaient guérir le militarisme de son abcès afin de le rendre capable de vivre, les socialistes au contraire étaient forcés de combattre le système même du militarisme dans sa décadence et de lui opposer la revendication des milices et de l’armement populaire.

   L’attitude du parti socialiste pouvait donc se différencier d’une façon tellement fondamentale de celle des dreyfusards bourgeois qu’on n’avait même pas besoin de parler d’un appui du monde « révisionniste » bourgeois de la part des socialistes, ces derniers ayant trouvé l’occasion de mener une lutte tout à fait indépendante, c’est-à-dire une lutte de classes nettement caractérisée qui les différenciait des autres fractions du mouvement.

   Dans quelle mesure ce mouvement a eu en fait ce caractère, cela est une autre question. Il nous semble que par-ci par-là le point de vue de la justice abstraite et de la défense de la personne de Dreyfus a été peut-être mis trop en avant par nos camarades et que l’on a un peu négligé l’agitation en faveur du système des milices. Ce qui a eu pour conséquence que le prolétariat a peut-être acquis moins de conscience de classe qu’il ne pouvait en acquérir. Mais la critique est aisée, l’art est difficile. Et du reste les camarades français auront encore bien des occasions d’utiliser avec toutes leurs conséquences, au profit de la lutte de classes, les enseignements de l’affaire Dreyfus, lorsque l’ensemble des socialistes en France aura saisi la portée de cet événement social pour la cause du prolétariat.

   L’importance politique proprement dite de l’affaire Dreyfus pour le prolétariat consiste, d’après nous, en ce que cette affaire a donné la possibilité de faire d’un grand mouvement politique remuant tout le pays l’objet de la lutte de classes et de cette façon de répandre en un court espace de temps plus de conscience socialiste qu’on n’aurait pu en développer pendant de longues années par la propagande abstraite de nos principes.

   C’est pour cela que ce mouvement a entraîné dans son courant irrésistible les socialistes de plusieurs organisations. Et si le mouvement dreyfusard a provoqué dans les rangs socialistes une forte répulsion, cela vient, selon nous, du sentiment vrai, quoique instinctif, que tout grand mouvement spontané de classe du prolétariat français ne s’arrête pas devant les limites des différentes organisations et menace de les balayer. Mais c’est à cause de cela, précisément, que la réunion des forces éparpillées du socialisme français est apparue comme la condition préalable de toute action large et énergique. Et nous, personnellement, nous ne craignons pas, de la réunion des différentes organisations socialistes dans le libre jeu de la lutte politique quotidienne, le moindre danger pour la doctrine de Marx et les principes de la démocratie socialiste pour autant qu’ils ont déjà pris racine en France. Il n’y a pas pour la démocratie socialiste de meilleure école que la grande et vivante lutte de classes délivrée des clichés abstraits. La conception matérialiste de l’histoire ne nous permet pas ici non plus de croire au développement d’un mouvement populaire vivant, engendré par les formules abstraites, mais au contraire c’est sur la base. matérielle d’une grande et forte lutte de classes embrassant tout le prolétariat que s’élèvera une conception claire de la théorie et des principes.

   La réponse à la deuxième question, à savoir la participation des socialistes au gouvernement bourgeois, dépend de la façon dont on entend cette participation – soit comme une forme normale de la lutte socialiste, telle que la participation aux assemblées législatives – soit comme une mesure exceptionnelle dans un moment exceptionnel de la vie de l’Etat. Il nous semble que le citoyen Jaurès dans son article « Organisons-nous » (Petite République du 17 juillet) s’est placé à ce dernier point de vue. Il y pose la question clairement et distinctement : « Un socialiste peut-il dans un temps de crise et pour un temps déterminé répondre à l’appel des partis bourgeois et s’associer à eux pour un acte gouvernemental ? » Il dit ensuite, en se référant à un article de nous paru dans la Leipziger Volkszeitung (6 juillet) dans lequel nous aussi nous ne reconnaissions comme admissible l’entrée d’un socialiste dans le gouvernement que dans les cas absolument exceptionnels, mais doutions qu’un cas de ce genre se présentât en ce moment en France : « C’est là une question de fait » (et non de principe). Si on pose la question de cette façon, si on n’envisage qu’une œuvre déterminée, alors ce serait vraiment du doctrinarisme étroit que d’opposer un non catégorique aux exigences du moment et aux complications de la situation.

   Alors, dans le cas Millerand, la question se ramènerait à savoir si la situation donnée en France rendait vraiment nécessaire l’entrée d’un socialiste dans le ministère. Ici, ne peuvent entrer en considération les conditions de fait que les camarades français sont seuls capables de juger. Mais dans la mesure où il est permis à une personne du dehors d’avoir une opinion, il nous semble déjà que le manque d’une des conditions préalables, c’est-à-dire un parti fort et unifié qui pourrait seul donner mandat pour cette dangereuse expérience, fait apparaître cette expérience comme inacceptable. Mais dans un article postérieur, Jaurès paraît poser la question un peu différemment. Dans l’article « Méthode socialiste » (Petite République, 3 août) il paraît mettre l’activité des socialistes dans le gouvernement bourgeois sur le même plan que leur activité au parlement, au conseil municipal, etc. « Ce qui est vrai, dit-il, c’est qu’aujourd’hui le socialisme est assez fort pour pénétrer toutes les institutions et s’approprier tous les pouvoirs sans se laisser absorber par la société bourgeoise. »

   Avec cela nous accepterions en principe la pénétration dans le gouvernement comme l’un des nombreux moyens de l’action socialiste, mais cela n’est pas en harmonie avec le caractère essentiel du socialisme. Les points de vue qui d’après nous doivent servir de guides, nous les avons développés dans l’article du 6 juillet cité plus haut et nous ne pouvons ici que nous limiter à l’essentiel.

   L’unique méthode à l’aide de laquelle nous puissions atteindre la réalisation du socialisme est la lutte de classes. Nous pouvons et nous devons pénétrer dans toutes les institutions de la société bourgeoise et utiliser tous les événements qui s’y passent et qui permettent de mener la lutte de classes. C’est à ce point de vue que la participation à l’affaire Dreyfus était imposée pour les socialistes par l’esprit de conservation. Mais c’est précisément à ce point de vue aussi que la participation au pouvoir bourgeois paraît contre-indiquée, car la nature même du gouvernement bourgeois en exclut la possibilité de la lutte de classes socialiste. Ce n’est pas que nous craignions pour les socialistes les dangers et les difficultés de l’activité ministérielle : nous ne devons reculer devant aucun danger et aucune difficulté attachés au poste auquel nous placent les intérêts du prolétariat. Mais le ministère n’est pas, d’une façon générale, un champ d’action pour un parti de la lutte de classes prolétarienne. Le caractère d’un gouvernement bourgeois n’est pas déterminé par le caractère personnel de ses membres, mais par sa fonction organique dans la société bourgeoise. Le gouvernement de l’Etat moderne est essentiellement une organisation de domination de classe dont la fonction régulière est une des conditions d’existence pour l’Etat de classe. Avec l’entrée d’un socialiste dans le gouvernement, la domination de classe continuant à exister, le gouvernement bourgeois ne se transforme pas en un gouvernement socialiste, mais un socialiste se transforme en un ministre bourgeois. Les réformes sociales qu’un ministre ami des ouvriers peut réaliser n’ont en elles-mêmes rien de socialiste, elles ne sont socialistes qu’en tant qu’elles ont été obtenues par la lutte de classes. Mais venant d’un ministre, les réformes sociales ne peuvent pas avoir le caractère de classe prolétarien, mais uniquement le caractère de classe bourgeois, car le ministre, par le poste qu’il occupe, les rattache à sa responsabilité pour toutes les autres fonctions du gouvernement bourgeois, militarisme, etc. Tandis qu’au parlement, au conseil municipal, nous obtenons des réformes utiles en combattant le gouvernement bourgeois, nous n’arrivons aux mêmes réformes en occupant un poste ministériel qu’en soutenant l’Etat bourgeois. L’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’Etat bourgeois par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’Etat bourgeois.

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