La dissolution de l’Assemblée constituante

La Révolution russe

Rosa Luxembourg

4. La dissolution de l’Assemblée constituante

   Nous allons examiner cela de plus près, d’après quelques exemples.

   Un fait qui a joué un rôle prépondérant dans la politique des bolcheviks, c’est la fameuse dissolution de l’Assemblée constituante en novembre 1917. Cette mesure a exercé une influence décisive sur toute leur attitude ultérieure, elle fut en quelque sorte le point crucial de leur tactique. C’est un fait que Lénine et ses amis, jusqu’à leur victoire d’octobre, exigeaient avec fureur la convocation de l’Assemblée constituante, et que la politique d’atermoiements du gouvernement Kerensky sur ce point était un de leurs principaux griefs contre ce gouvernement qui leur fournissait un motif d’attaques extrêmement violentes. Dans son étude intitulée : De la révolution d’Octobre au traité de Brest-Litovsk, Trotsky dit même que le coup d’Etat d’Octobre a été en fait « le salut pour la Constituante« , comme pour la révolution, en général. « Et quand nous disions, poursuit-il, que la voie d’accès vers la Constituante passait, non par le pré-parlement de Tseretelli, mais par la prise du pouvoir par les soviets, nous étions tout à fait sincères. »

   Et voilà qu’après ces déclarations le premier acte de Lénine, au lendemain de la révolution d’Octobre, fut précisément de dissoudre cette même Assemblée constituante dont elle devait être la voie d’accès ! Quels sont les motifs qui ont amené cette volte-face si stupéfiante ? Trotsky s’en explique longuement dans l’ouvrage susmentionné, et nous allons rapporter ici ses arguments :

   « Si les mois qui précédèrent la révolution d’Octobre furent une période de poussée à gauche des masses et d’afflux irrésistible des ouvriers, soldats et paysans, du côté des bolcheviks, ce mouvement se manifesta au sein du parti socialiste-révolutionnaire par le renforcement de l’aile gauche aux dépens de la droite. Cependant, dans les listes du parti, dominaient encore pour les trois quarts des vieux noms de l’aile droite…
« A cela s’ajoutait encore cette circonstance que les élections elles-mêmes eurent lieu pendant les premières semaines qui suivirent la révolution d’Octobre. La nouvelle du changement qui s’était produit se répandit d’une façon relativement lente, en cercles concentriques, de la capitale à la province, et des villes aux villages. Dans beaucoup d’endroits, les masses paysannes étaient très peu au courant de ce qui se passait à Petrograd et à Moscou. Elles votèrent pour le groupe « Terre et Liberté » et pour leurs représentants dans les comités agraires, qui étaient, pour la plupart, des partisans des « Narodniki ».
« Mais, par là, elles votaient en même temps pour Kerensky et Avxentief, qui avaient dissous ces mêmes comités et fait arrêter leurs membres… Cet état de choses permet de comprendre à quel point la Constituante était restée en arrière du développement de la lutte politique et des changements réalisés dans le rapport des forces entre les différents partis. »

   Tout cela est on ne peut mieux et très convaincant. Seulement, on ne peut que s’étonner que des gens aussi intelligents que Lénine et Trotsky ne soient pas arrivés à la conclusion tout indiquée qui découlait des faits ci-dessus. Etant donné que l’Assemblée constituante avait été élue longtemps avant le tournant décisif d’Octobre et reflétait dans sa composition l’image du passé périmé et non pas le nouvel état de choses, la conclusion s’imposait d’elle-même qu’il fallait casser cette Constituante surannée, donc mort-née, et prescrire sans tarder de nouvelles élections en vue d’une nouvelle Constituante ! Ils ne pouvaient ni ne voulaient confier le sort de la révolution à une Assemblée qui représentait la Russie de Kerensky, la période d’hésitations et de coalition avec la bourgeoisie. Parfait ! Il ne restait plus, dès lors, qu’à convoquer immédiatement à sa place une assemblée issue de la Russie rénovée et plus avancée.

   Au lieu de cela, Trotsky conclut de l’insuffisance particulière de l’Assemblée constituante réunie en octobre à l’inutilité absolue de toute Assemblée constituante, en général, et, même, il va jusqu’à nier la valeur de toute représentation populaire issue d’élections générales en période de révolution.

   « Grâce à la lutte ouverte et directe pour le pouvoir, les masses laborieuses accumulent en peu de temps une expérience politique considérable, et montent rapidement, dans leur évolution, d’un degré à l’autre. Le lourd mécanisme des institutions démocratique est d’autant plus incapable de suivre cette évolution que le pays est plus grand et son outillage technique plus imparfait. » (Trotsky.)

   Nous voilà déjà arrivés au « mécanisme des institutions démocratiques » en général. À cela on peut objecter tout d’abord que cette appréciation des institutions représentatives exprime une conception quelque peu schématique et rigide, que contredit expressément l’expérience de toutes les époques révolutionnaires du passé. D’après la théorie de Trotsky, toute assemblée élue ne reflète une fois pour toutes les idées, la maturité politique et l’état d’esprit du corps électoral que juste au moment où il se rend aux urnes. Ainsi l’assemblée démocratique serait toujours le reflet de la masse à l’époque des élections, tout comme, d’après Herschel(( Herschel, Sir William (1738-1822). Astronome anglais né à Hanovre. Il créa l’astronomie stellaire.)), le ciel étoilé nous montre les astres, non pas tels qu’ils sont au moment ou nous les contemplons, mais tels qu’ils étaient au moment ou ils envoyaient leurs rayons d’une distance incommensurable sur la Terre. Ce qui revient à nier complètement tout lieu vivant entre les élus et leurs électeurs, toute influence réciproque des uns sur les autres.

   Cette conception est en contradiction complète avec toute l’expérience de l’histoire. Celle-ci nous montre, au contraire, que le fluide vivant de l’opinion populaire baigne constamment les corps représentatifs, les pénètre, les dirige. Sinon comment expliquer que, dans tous les parlements bourgeois, nous assistons de temps à autre aux plus réjouissantes cabrioles des « représentants du peuple », qui, animés soudain d’un « esprit nouveau », font entendre des accents tout à fait inattendus, que, de temps à autre, les momies les plus desséchées prennent des airs de jeunesse, et que les Scheidemann de tout acabit trouvent tout à coup dans leur poitrine des accents révolutionnaires, quand la colère gronde dans les usines, dans les ateliers et dans les rues ?

   Et cette action vivante et permanente des masses sur les corps élus devrait s’arrêter juste en période de révolution devant le schéma figé des enseignes de partis et des listes de candidats ? Tout au contraire ! La révolution crée précisément, par la flamme qui ranime, cette atmosphère politique vibrante, impressionnable, où les vagues de l’opinion publique, le pouls de la vie populaire, agissent instantanément et de la façon la plus admirable sur les corps représentatifs. C’est ce qui explique les scènes émouvantes bien connues au début de toutes les révolutions, où l’on voit des parlements réactionnaires ou très modérés, élus sous l’ancien régime par un suffrage restreint, se transformer soudain en porte-parole héroïques de la révolution, en organes de l’insurrection. L’exemple classique, c’est le fameux « Long parlement » en Angleterre, qui, élu et réuni en 1642, resta sept ans en fonctions, et refléta successivement tous les changements de l’opinion publique, des rapports des classes, du développement de la révolution, jusqu’à son point culminant, depuis la timide escarmouche du début avec la Couronne sous le contrôle d’un speaker « à genoux », jusqu’à la suppression de la Chambre des Lords, l’exécution de Charles I° et la proclamation de la république !

   Et cette même transformation merveilleuse ne s’est-elle pas reproduite dans les états généraux de France, dans le parlement censitaire de Louis-Philippe, et même – le dernier exemple, le plus frappant, que Trotsky avait à sa portée – dans la quatrième Douma, qui, élue en l’an de grâce 1909, sous la domination la plus figée de la contre-révolution, se sentit animée soudain, en 1917, du souffle ardent de l’insurrection et devint le point de départ de la révolution !

   Tout cela montre que « le lourd mécanisme des institutions démocratiques » trouve un correctif puissant précisément dans le mouvement vivant des masses, dans leur pression continue. Et plus l’institution est démocratique, plus le pouls de la vie politique des masses est vivant et fort, et plus directe et précise est l’action exercée par elles, en dépit du caractère figé des programmes des partis et du caractère périmé des listes de candidats, etc. Assurément toute institution démocratique, comme toute les institutions humaines d’ailleurs, a ses limites et ses défauts. Mais le remède inventé par Lénine et Trotsky, qui consiste à supprimer la démocratie en général, est pire que le mal qu’il est censé guérir : il obstrue en effet la seule source vivante d’où peuvent sortir les moyens de corriger les insuffisances congénitales des institutions sociales, à savoir la vie politique active, libre, énergique, de larges masses populaires.

   Prenons un autre exemple frappant : le suffrage élaboré par le gouvernement des soviets. On ne voit pas très bien quelle portée pratique on lui attribue. De la critique que font Trotsky et Lénine des institutions démocratiques, il ressort qu’ils repoussent en principe les représentations nationales émanant d’élections générales et ne veulent s’appuyer que sur les soviets. Mais alors pourquoi a-t-on proclamé le suffrage universel ? C’est ce qu’on ne voit pas très bien. D’ailleurs, autant que nous sachions, ce suffrage universel n’a jamais été appliqué : on n’a jamais entendu parler d’élections à aucune sorte de représentation populaire faite sur cette base. Il est plus probable qu’il n’est resté qu’un droit théorique, existant uniquement sur le papier, mais, tel qu’il est, il n’en constitue pas moins un produit très remarquable de la théorie bolcheviste de la dictature. Tout droit de vote, comme d’ailleurs tout droit politique, doit être mesuré, non pas d’après des schémas abstraits de justice et autres mots d’ordre tirés de la phraséologie bourgeoise-démocratique, mais d’après les conditions économiques et sociales, pour lesquelles il est fait. Le suffrage élaboré par le gouvernement des soviets est précisément calculé en vue de la période de transition de la forme de société bourgeoise-capitaliste à la forme de société socialiste, en vue de la période de dictature du prolétariat. Conformément à l’interprétation de cette dictature, que représentent Lénine et Trotsky, ce droit n’est accordé qu’à ceux qui vivent de leur propre travail, et refusé aux autres.

   Or il est clair qu’un pareil système électoral n’a de sens que dans une société qui est aussi, économiquement, en état de permettre à tous ceux qui veulent travailler de vivre d’une façon digne et convenable de leur propre travail. Est-ce le cas de la Russie actuelle ? Etant donné les difficultés énormes contre lesquelles a à lutter la Russie, séparée du marché mondial et coupée de ses principales sources de matières premières, étant donnés la désorganisation épouvantable de la vie économique, le bouleversement total des rapports de production, par suite des transformations des rapports de propriété dans l’agriculture comme dans l’industrie et le commerce, il est évident qu’un nombre considérable d’existences sont tout à coup déracinées, jetées hors de leur voie, sans aucune possibilité matérielle de trouver dans le mécanisme économique quelque emploi que ce soit pour leur force de travail. Cela ne s’applique pas seulement à la classe des capitalistes et des propriétaires fonciers, mais encore aux larges couches de la classe moyenne et à la classe ouvrière elle-même. Car c’est un fait que l’effondrement de l’industrie a provoqué un reflux en masse du prolétariat des villes à la campagne, où il cherche à s’employer dans l’agriculture. Dans de telles conditions, un suffrage politique qui a pour condition économique l’obligation pour tous de travailler est une mesure absolument incompréhensible. Elle a pour but, dit-on, d’enlever les droits politiques aux seuls exploiteurs. Et tandis que des forces de travail productives sont déracinées en masse, le gouvernement des soviets se voit obligé, au contraire, dans un grand nombre de cas, de remettre pour ainsi dire en ferme l’industrie nationale aux anciens propriétaires capitalistes. De même, en avril 1918, il s’est vu contraint de conclure un compromis avec les coopératives de consommation bourgeoises. En outre, l’utilisation des techniciens bourgeois s’est révélée indispensable. Une autre conséquence de ce phénomène est que des couches croissantes du prolétariat, telles que les gardes rouges, etc., sont entretenues par l’Etat à l’aide des fonds publics. En réalité, ce système prive de leurs droits des couches croissantes de la petite-bourgeoise et du prolétariat, pour lesquelles l’organisation économique ne prévoit aucun moyen d’exercer l’obligation au travail.

   Un système électoral, qui fait du droit de vote un produit utopique de l’imagination, sans aucun lien avec la réalité sociale, est une pure absurdité. Et c’est pourquoi ce n’est pas un instrument sérieux de la dictature prolétarienne. C’est un anachronisme, une anticipation de la situation juridique qui pourrait se concevoir dans une économie socialiste déjà réalisée, mais non pas dans la période transitoire de la dictature prolétarienne.

   Lorsque toute la classe moyenne, les intellectuels bourgeois et petits-bourgeois, au lendemain de la Révolution d’octobre, boycottaient pendant des mois le gouvernement des soviets paralysaient les communications par chemins de fer, par postes et télégraphes, l’enseignement, l’appareil administratif, se révoltant ainsi contre le gouvernement ouvrier, alors toutes les mesures de pression contre eux, retrait des droits politiques, de moyens d’existence économique, etc., s’imposaient bien entendu pour briser leur résistance avec un poing de fer. C’est en cela que se manifestait justement la dictature socialiste, laquelle ne doit reculer devant aucun moyen de contrainte pour imposer certaines mesures dans l’intérêt de la collectivité. Par contre, un système électoral qui prononce contre de vastes couches de la société une privation générale de droits, qui les met politiquement hors des cadres de la société, alors qu’il est lui-même hors d’état de leur faire économiquement une place à l’intérieur de ces cadres, une privation de droits qui n’est pas une mesure concrète en vue d’un but concret, mais une règle générale d’effet durable, ce n’est pas une nécessité de la dictature, mais une improvisation non viable(( Dans la marge, sans indication de l’endroit où cette remarque devait être insérée : « Aussi bien les Soviets en tant qu’épine dorsale, que la Constituante et le suffrage universel« .
Sur une feuille annexe, R. Luxemburg écrit : « Les bolchéviks qualifiaient les Soviets de réactionnaires parce que, disaient-ils, composés en majorité de paysans (délégués des paysans et délégués des soldats). Quand les Soviets se sont rangés de leur côté, ils sont devenus les justes représentants de l’opinion populaire. Mais ce revirement soudain dépendait uniquement de la paix et de la question de la terre« .)).

   Mais avec cela la question est loin d’être épuisée : nous n’avons pas fait entrer en ligne de compte la suppression des principales garanties démocratiques d’une vie publique saine et de l’activité politique des masses ouvrières : libertés de la presse, d’association et de réunion, qui ont été entièrement supprimées pour tous les adversaires du gouvernement des soviets. Pour justifier la suppression de ces droits, l’argumentation de Trotsky sur la lourdeur des corps élus démocratiques est tout à fait insuffisante. Par contre, c’est un fait absolument incontestable que, sans une liberté illimitée de la presse, sans une liberté absolue de réunion et d’association, la domination des larges masses populaires est inconcevable.

   Lénine dit : l’Etat bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’Etat socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie. C’est en quelque sorte l’Etat capitaliste renversé sur la tête. Cette conception simpliste oublie l’essentiel : c’est que si la domination de classe de la bourgeoisie n’avait pas besoin d’une éducation politique des masses populaires, tout au moins au-delà de certaines limites assez étroites, pour la dictature prolétarienne, au contraire, elle est l’élément vital, l’air sans lequel elle ne peut vivre.

   « Grâce à la lutte ouverte et directe pour le pouvoir, les masses laborieuses accumulent en peu de temps une expérience politique considérable, et montent rapidement, dans leur évolution, d’un degré à l’autre. »

   Ici, Trotsky se réfute lui-même, et réfute en même temps ses propres amis. C’est justement parce que cela est vrai qu’ils ont, en supprimant toute vie publique, obstrué eux-mêmes la source de l’expérience politique et des progrès du développement. Ou faut-il admettre que l’expérience et le développement étaient nécessaires jusqu’à la prise du pouvoir par les bolcheviks, mais qu’à ce moment-là ils avaient atteint leur apogée et devenaient désormais superflus ? (Discours de Lénine : La Russie est plus que mûre pour le socialisme ! ! !)

   En réalité, c’est tout le contraire. Précisément les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks se sont attelés avec courage et résolution nécessitaient l’éducation politique des masses la plus intense et une accumulation d’expérience qui n’est pas possible sans liberté politique((Remarque dans la marge gauche sans renvoi précis: « Une liberté réservée aux seuls partisans du gouvernement, aux seuls membres d’un parti – si nombreux soient-ils -, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de ceux qui ne pensent pas comme vous. Ce n’est pas par quelque souci  fanatique de « justice », mais parce que tout ce que la liberté politique a de vivifiant, de salutaire et de purifiant dépend de ce caractère essentiel, et que ces vertus cessent d’agir quand la « liberté » devient un privilège« .)).

   La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la « liberté » devient un privilège.

   La condition que suppose tacitement la théorie de la dictature selon Lénine et Trotsky, c’est que la transformation socialiste est une chose pour laquelle le parti de la révolution a en poche une recette toute prête, qu’il ne s’agit plus que d’appliquer avec énergie((Remarque dans la marge gauche: « Les bolcheviks ne vont tout de même pas nier, la main sur le cœur,  qu’ils ont dû tâtonner à chaque pas, faire des tentatives, des expériences, des essais dans un sens et dans un autre et qu’une bonne portion des mesures qu’ils ont prises ne sont pas des merveilles. C’était forcé et cela nous arrivera à tous quand nous nous y mettrons, même si, sans doute, les conditions ne seront pas partout aussi difficiles« .)). Par malheur- ou, si l’on veut, par bonheur -, il n’en est pas ainsi. Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait plus qu’à appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de l’avenir. Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut s’engager, indications d’ailleurs d’un caractère surtout négatif. Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d’abord pour rendre la voie libre à l’économie socialiste. Par contre, de quelle sorte seront les mille grandes et petites mesures concrètes en vue d’introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement. Ce n’est pas une infériorité, mais précisément une supériorité du socialisme scientifique sur le socialisme utopique, que le socialisme ne doit et ne peut être qu’un produit historique, né de l’école même de l’expérience, à l’heure des réalisations, de la marche vivante de l’histoire, laquelle. tout comme la nature organique dont elle est en fin de compte une partie, a la bonne habitude de faire naître toujours. avec un besoin social véritable, les moyens de le satisfaire, avec le problème sa solution. Mais s’il en est ainsi, il est clair que le socialisme, d’après son essence même, ne peut être octroyé, introduit par décret. Il suppose toute une série de mesures violentes, contre la propriété, etc. Ce qui est négatif, la destruction, on peut le décréter, ce qui est positif, la construction, on ne le peut pas. Terres vierges. Problèmes par milliers. Seule l’expérience est capable d’apporter les correctifs nécessaires et d’ouvrir des voies nouvelles. Seule une vie bouillonnante, absolument libre, s’engage dans mille formes et improvisations nouvelles, reçoit une force créatrice, corrige elle-même ses propres fautes. Si la vie publique des Etats à liberté limitée est si pauvre, si schématique, si inféconde, c’est précisément parce qu’en excluant la démocratie elle ferme les sources vives de toute richesse et de tout progrès intellectuels. (A preuve les années 1905 et suivantes et les mois de février-octobre 1917.) Ce qui vaut pour le domaine politique vaut également pour le domaine économique et social. Le peuple tout entier doit y prendre part. Autrement le socialisme est décrété, octroyé, par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert.

   Un contrôle public est absolument nécessaire. Sinon l’échange des expériences n’est possible que dans le cercle fermé des fonctionnaires du nouveau gouvernement. La corruption est inévitable (paroles de Lénine, Bulletin d’informations n°29((

Remarque sur une feuille séparée :
« Discours de Lénine sur la discipline et la corruption » [Renvoie à l’article du bulletin d’information social-démocrate, ci-dessus].
« Même chez nous et partout l’anarchie sera inévitable. L’élément lumpenproletarien est inhérent à la société bourgeoise, impossible de l’en séparer.
Preuves:
1. Prusse orientale. Les pillages des « cosaques ».
2. L’apparition partout en Allemagne des brigandages et des vols (« fauche », personnel des postes et des chemins de fer, police, frontières complètement abolies entre la société policée et le banditisme).
3. preuve. La rapide dépravation des responsables syndicaux. Contre ça des mesures terroristes draconiennes sont impuissantes. Au contraire, elles sont un élément de corruption supplémentaire. Seul antidote : idéalisme et
activité sociale des masses, liberté politique illimitée. »

Idées développées par R. Luxemburg sur une autre feuille:
« Dans toute révolution la lutte contre le Lumpenproletariat constitue un problème spécifique de grande importance. Nous aussi, en Allemagne et partout, nous y serons confrontés. L’élément lumpenproletarien est profondément inhérent à la société bourgeoise, pas seulement en tant que couche particulière, que déchet social qui prend des dimensions gigantesques, surtout aux époques où les murs de l’ordre social s’effondrent, mais en tant que partie intégrante de la société tout entière. Ce qui s’est passé en Allemagne – et peu ou prou dans tous les autres pays – a montré avec quelle facilité toutes les couches de la société bourgeoise succombent à la dépravation : les degrés qui séparaient les hausses de prix abusives, les fraudes des hobereaux polonais, les affaires fictives, les falsifications de produits alimentaires, l’escroquerie, les malversations de fonctionnaires, du vol, de l’effraction et du gangstérisme ont disparu au point que la frontière entre les citoyens honorables et les bandits s’est évanouie. Ici se répète le phénomène de la dépravation constante et rapide des vertus bourgeoises lorsqu’elles sont transplantées outre-mer sur un terrain social étranger, dans les conditions de la colonisation. En se débarrassant des barrières et des soutiens conventionnels de la morale et du droit, la société bourgeoise, dont la loi vitale profonde est l’immoralité, est la proie d’un encanaillement pur et simple: exploitation effrénée et directe de l’homme par l’homme. Partout la révolution prolétarienne aura à lutter contre cet ennemi, instrument de la contre-révolution.
Et pourtant, même à cet égard, la terreur est un glaive émoussé, voire à deux tranchants. La justice militaire la plus draconienne est impuissante contre les explosions de débordements lumpenprolétariens. Il y a plus : tout régime d’état de siège prolongé aboutit inévitablement à l’arbitraire et tout arbitraire a un effet déprimant sur la société. Le seul moyen efficace dont dispose la révolution prolétarienne consiste, ici encore, à prendre des mesures radicales dans le domaine politique et social, et à transformer le plus rapidement possible les garanties sociales concernant la vie de la masse et… à déchaîner l’idéalisme révolutionnaire qu’on ne peut maintenir à la longue que dans un climat de liberté politique sans limites, par une intense activité des masses.
De même que, contre les infections et les germes infectieux, l’action libre des rayons du soleil est le moyen le plus efficace pour purifier et guérir, de même la révolution et son principe novateur, la vie intellectuelle qu’elle suscite, l’activité et l’auto-responsabilité des masses, dont la forme est la liberté politique la plus large… sont le seul soleil qui guérisse et purifie. »
))

). La pratique du socialisme exige toute une transformation intellectuelle dans les masses dégradées par des siècles de domination bourgeoise. Instincts sociaux à la place des instincts égoïstes, initiative des masses à la place de l’inertie, idéalisme, qui fait passer par-dessus toutes les souffrances, etc. Personne ne le sait mieux, ne le montre avec plus de force, ne le répète avec plus d’obstination que Lénine. Seulement il se trompe complètement sur les moyens : décrets, puissance dictatoriale des directeurs d’usines, punitions draconiennes, règne de la terreur, autant de moyens qui empêchent cette renaissance. La seule voie qui y conduise, c’est l’école même de la vie publique, la démocratie la plus large et la plus illimitée, l’opinion publique. C’est justement la terreur qui démoralise.

   Tout cela ôté, que reste-t-il ? Lénine et Trotsky ont mis à la place des corps représentatifs issus d’élections générales les soviets comme la seule représentation véritable des masses ouvrières. Mais en étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie dans les soviets eux-mêmes soit de plus en plus paralysée. Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif. C’est une loi à laquelle nul ne peut se soustraire. La vie publique entre peu à peu en sommeil. Quelques douzaines de chefs d’une énergie inlassable et d’un idéalisme sans borne dirigent le gouvernement, et, parmi eux, ceux qui gouvernent en réalité, ce sont une douzaine de têtes éminentes, tandis qu’une élite de la classe ouvrière est convoquée de temps à autre à des réunions, pour applaudir aux discours des chefs, voter à l’unanimité les résolutions qu’on lui présente, au fond par conséquent un gouvernement de coterie – une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois, au sens de la domination jacobine (le recul des congrès des soviets de trois mois à six mois !). Et il y a plus : un tel état de choses doit provoquer nécessairement un ensauvagement de la vie publique : attentats, fusillades d’otages, etc.

   L’erreur fondamentale de la théorie Lénine-Trotsky est précisément que, tout comme Kautsky, ils opposent la démocratie à la dictature. « Dictature ou démocratie« , ainsi se pose la question pour les bolcheviks comme pour Kautsky. Ce dernier se prononce bien entendu pour la démocratie, et même pour la démocratie bourgeoise, puisqu’il l’oppose à la transformation socialiste Lénine-Trotsky se prononcent au contraire pour la dictature d’une poignée de personnes, c’est-à-dire pour la dictature selon le modèle bourgeois. Ce sont là deux pôles opposés, tout aussi éloignés l’un et l’autre de la véritable politique socialiste. Le prolétariat, une fois au pouvoir, ne peut, suivant le bon conseil de Kautsky, renoncer à la transformation socialiste sous prétexte que « le pays n’est pas mûr » et se vouer à la seule démocratie, sans se trahir lui-même et sans trahir en même temps l’Internationale et la révolution. Il a le devoir et l’obligation, justement, de se mettre immédiatement, de la façon la plus énergique, la plus inexorable, la plus brutale, à l’application des mesures socialistes, et, par conséquent, d’exercer la dictature, mais une dictature de classe, non celle d’un parti ou d’une clique, dictature de classe, c’est-à-dire avec la publicité la plus large, la participation la plus active, la plus illimitée, des masse populaires, dans une démocratie complète. « En tant que marxistes, nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle« , écrit Trotsky. Assurément, nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle. Mais du socialisme et du marxisme non plus, nous n’avons jamais été idolâtres. S’ensuit-il pour cela que nous ayons le droit, à la façon de Cunow((Cunow, Heinrich (1862-1936). Professeur à l’université de Berlin, membre du SPD, écrivain. Pendant la guerre, il fut à l’extrême droite du parti.))-Lensch-Parvus de jeter au rancart le socialisme ou le marxisme quand ils nous gênent ? Trotsky et Lénine sont la négation vivante de cette question. Nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle, cela ne veut dire qu’une chose : nous avons toujours distingué le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours démasqué le dur noyau d’inégalité et de servitude sociales qui se cache sous la douce enveloppe de l’égalité et de la liberté formelles, non pour la rejeter, mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’enveloppe, tout au contraire à conquérir le pouvoir politique pour la remplir d’un contenu social nouveau. La tâche historique qui incombe au prolétariat, une fois au pouvoir, c’est de créer, à la place de la démocratie bourgeoise, la démocratie socialiste, et non pas de supprimer toute démocratie. Mais la démocratie socialiste ne commence pas seulement en terre promise, quand aura été créée l’infrastructure de l’économie socialiste, à titre de cadeau de Noël pour le bon peuple qui aura entre-temps fidèlement soutenu la poignée de dictateurs socialistes. La démocratie socialiste commence avec la destruction de l’hégémonie de classe et la construction du socialisme. Elle n’est pas autre chose que la dictature du prolétariat.

   Parfaitement : dictature ! Mais cette dictature consiste dans la manière d’appliquer la démocratie, non dans son abolition, dans des interventions énergiques, résolues, dans les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise, sans lesquelles la transformation socialiste ne peut être réalisée. Mais cette dictature doit être l’œuvre de la classe et non d’une petite minorité dirigeante, au nom de la classe, autrement dit, elle doit sortir pas à pas de la participation active des masses, être sous leur influence directe, soumise au contrôle de l’opinion publique, produit de l’éducation politique croissante des masses populaires.

   Et c’est certainement ainsi que procéderaient les bolcheviks, s’ils ne subissaient pas l’effroyable pression de la guerre mondiale, de l’occupation allemande, de toutes les difficultés énormes qui s’y rattachent, qui doivent nécessairement défigurer toute politique socialiste animée des meilleures intentions et s’inspirant des plus beaux principes.

   Un argument très net en ce sens est fourni par l’emploi si abondant de la terreur par le gouvernement des soviets, et notamment au cours de la période qui a commencé après l’attentat contre l’ambassadeur allemand((Il s’agit de l’attentat contre le comte Mirbach, ambassadeur d’Allemagne à Moscou dont l’assassinat, en juillet 1918, par des socialistes-révolutionnaires fut le point de départ de la répression de l’opposition par les bolcheviks.)). Cette vérité banale que les révolutions ne sont pas baptisées à l’eau de rose est en soi assez insuffisante.

   Tout ce qui se passe en Russie s’explique parfaitement : c’est une chaîne inévitable de causes et d’effets dont les points de départ et d’arrivée sont la carence du prolétariat allemand et l’occupation de la Russie par l’impérialisme allemand. Ce serait exiger de Lénine et de ses amis une chose surhumaine que de leur demander encore, dans des conditions pareilles, de créer, par une sorte de magie, la plus belle des démocraties, la dictature du prolétariat la plus exemplaire et une économie socialiste florissante. Par leur attitude résolument révolutionnaire, leur énergie sans exemple et leur fidélité inébranlable au socialisme international, ils ont vraiment fait tout ce qu’il était possible de faire dans des conditions si terriblement difficiles. Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils créent une théorie de la tactique que leur ont imposée ces conditions fatales, et veulent la recommander au prolétariat international comme le modèle de la tactique socialiste. De même que, par là, ils s’exposent eux-mêmes tout à fait inutilement et placent leur véritable et incontestable mérite historique sous le boisseau de fautes imposées par la nécessité, ils rendent aussi au socialisme international, pour l’amour duquel ils ont lutté et souffert, un mauvais service quand ils prétendent lui apporter comme des idées nouvelles toutes les erreurs commises en Russie sous la contrainte de la nécessité, qui ne furent au bout du compte que des conséquences de la faillite du socialisme international dans cette guerre mondiale.

   Les socialistes gouvernementaux d’Allemagne peuvent bien crier que la domination des bolcheviks en Russie n’est qu’une caricature de dictature du prolétariat. Qu’elle l’ait été ou non, ce ne fut précisément que parce qu’elle était une conséquence de l’attitude du prolétariat allemand, laquelle n’était pas autre chose qu’une caricature de lutte de classes. Nous vivons tous sous la loi de l’histoire, et l’ordre socialiste ne peut précisément s’établir qu’internationalement. Les bolcheviks ont montré qu’ils peuvent faire tout ce qu’un parti vraiment révolutionnaire peut faire dans les limites des possibilités historiques. Qu’ils ne cherchent pas à faire des miracles. Car une révolution prolétarienne modèle et impeccable dans un pays isolé, épuisé par la guerre, étranglé par l’impérialisme, trahi par le prolétariat international, serait un miracle. Ce qui importe, c’est de distinguer dans la politique des bolcheviks l’essentiel de l’accessoire, la substance de l’accident. Dans cette dernière période, où nous sommes à la veille des luttes décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : non pas telle ou telle question de détail de la tactique, mais la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui aient montré l’exemple au prolétariat mondial; ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puisent s’écrier avec Hutten : « J’ai osé !« ((Hutten, Ulrich von (1488-1523). Théologien allemand, célèbre par ses virulentes attaques, au début de la Réforme, contre le clergé et les moines.))

   C’est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d’avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l’exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c’est dans ce sens que l’avenir appartient partout au « bolchevisme ».

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