Un jugement de spécialiste

Un jugement de spécialiste

Rosa Luxembourg

   Article paru dans le Leipziger Volkszeitung N° 254 du 2 novembre 1899.
Gesammelte Werke, Dietz Verlag, Edition 1982, p. 579 – 580
Traduction : Dominique Villaeys-Poirré


   Compte tenu de notre politique navale qui ne montre ni plan ni limite, il est intéressant d’écouter l’avis d’un spécialiste sur les objectifs et les limites de l’augmentation des forces navales. Dans le numéro de juillet de la revue italienne « Rivista Maritima » (Revue navale), le Capitaine Astuto répond au cri d’alarme du patriote défenseur de la marine nationale Roncagli, qui dans son écrit « Marine, finances et politique » approuve l’augmentation importante de la marine italienne. « Le rôle de la marine », dit Roncagli « est déterminé par les conditions politiques et géographiques du pays et ne dépend pas des conditions économiques, financières et sociales » qui n’entrent en ligne de compte que lorsque cela est nécessaire pour établir le niveau maximum vraisemblable des tâches que l’on se fixe. »

   A cela, le Capitaine Astuto répond : « Ce niveau maximum n’est pas indépendant du budget dont on dispose, nous sommes d’avis qu’entre la fonction militaire et la fonction civile d’un Etat une relation exacte doit être établie. Ce n’est qu’exceptionnellement que peut être rompu l’équilibre entre les forces économiques et les tâches militaires d’un pays ; en général, l’on doit pouvoir supporter le coût financier quand on examine la situation militaire d’un peuple. »

   Astuto écrit ensuite : « L’objectif de la flotte doit être déterminé par les conditions géographiques et politiques – cette déclaration est très approximative. Selon que l’on vise un rôle offensif ou défensif, le rôle de la marine n’est pas le même. Pour déterminer l’importance de la flotte, on doit savoir avant tout quelle résistance elle va rencontrer. Le problème revêt avant tout un caractère politique et économique ; c’est une utopie que de vouloir posséder une marine qui serait en mesure de combattre toute forme de résistance. Il est nécessaire de déterminer, et ceci selon la politique que l’on veut mener, quelles forces possibles, vraisemblables ou certaines, on pourrait avoir à combattre ; Après avoir établi cela, on doit estimer dans chacun des cas la force adverse et, appuyé sur les finances dont on dispose, déterminer le temps et les moyens nécessaires pour atteindre la puissance déterminée. Si l’on ne peut pas ériger cette puissance navale compte tenu des conditions citées, alors, il faut ou bien renoncer ou bien chercher des alliances. »

   Un officier de la marine raisonnable considère donc comme insensé ce que vise notre gouvernement avec le plan actuel : une augmentation sans limites de la marine, pour pouvoir faire face à toute résistance possible sans tenir compte de la situation politique réelle. Comme spécialiste, il pose sans ambages la question : veut-on une marine pour mener des guerres offensives ou seulement, pour protéger le pays contre des attaques étrangères ; et dans ce dernier cas de quel côté peut-on attendre en toute vraisemblance une attaque.

   Si l’on pose ainsi la question, le plan naval du gouvernement allemand apparaît ainsi comme mort-né sur le plan politique. Les auteurs de ce plan illimité ne se sont manifestement pas posé des questions aussi triviales, et sans penser le moins du monde aux nécessités réelles qui s’imposeront à la marine allemande sur le plan politique, ils se sont donné comme objectif de rivaliser sur mer avec l’Angleterre ! Car pour protéger nos côtes et pour protéger de même les 8% de nos exportations, qui relèvent plus ou moins du périmètre de protection de notre marine, elle est plus que suffisante. L’augmentation de notre marine maintenant ne servirait pas à la défense des intérêts allemands dans d’éventuels conflits mondiaux, mais au contraire provoquerait de tels conflit, elle ne servirait pas à protéger nos affaires, mais à mettre notre nez dans les affaires des autres.

   La compétition nautique avec l’Angleterre est certes très séduisante, mais on connaît l’histoire de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse qu’un bœuf qu’elle explosa.

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