VII. Stratégie et tactique

Des principes du léninisme

Staline

VII. Stratégie et tactique

   De ce thème, je retiendrai six questions :

a) la stratégie et la tactique, science de la direction de la lutte de classe du prolétariat;

b) les étapes de la révolution et la stratégie;

c) les flux et les reflux du mouvement et la tactique;

d) direction stratégique;

e) direction tactique;

f) réformisme et révolutionnisme.

   1. La stratégie et la tactique, science de la direction de la lutte de classe du prolétariat. La période de domination de la IIe Internationale a été, principalement, celle de la formation et de l’instruction des armées prolétariennes politiques dans les conditions d’un développement plus ou moins pacifique. Période où le parlementarisme était la forme prédominante de la lutte de classes. Les questions concernant les grands conflits de classes, la préparation du prolétariat aux batailles révolutionnaires, les moyens de conquérir la dictature du prolétariat ne figuraient pas alors, semblait-il, à l’ordre du jour. La tâche se résumait en ceci: utiliser toutes les voies de développement légal pour la formation et l’instruction des armées prolétariennes, utiliser le parlementarisme en tenant compte des conditions dans lesquelles le prolétariat restait et devait, semblait-il, rester voué à une attitude d’opposition. Il est à peine besoin de démontrer que, dans une telle période, et avec une telle compréhension des tâches du prolétariat, il ne pouvait y avoir ni stratégie cohérente, ni tactique approfondie. Il n’y avait que des fragments, des idées détachées sur la tactique et la stratégie. Mais de tactique et de stratégie, point.

   Le péché mortel de la IIe Internationale n’est pas d’avoir appliqué en son temps la tactique de l’utilisation des formes parlementaires de lutte, mais d’avoir surestimé l’importance de ces formes, qu’elle considérait comme les seules possibles ou peu s’en faut; et quand arriva la période des luttes révolutionnaires ouvertes, et que la question des formes de lutte extra-parlementaires vint se poser au premier plan, les partis de la IIe Internationale se détournèrent des nouvelles tâches, s’y refusèrent.

   Ce n’est que dans la période suivante, période des actions ouvertes du prolétariat, période de la révolution prolétarienne, où la question du renversement de la bourgeoisie devint une question de pratique immédiate; où la question des réserves du prolétariat (stratégie) devint une des questions les plus vitales; où toutes les formes de lutte et d’organisation parlementaires et extra-parlementaires (tactique) — se manifestèrent avec une entière netteté, — ce n’est que dans cette période que purent être élaborées une stratégie cohérente et une tactique approfondie de la lutte du prolétariat. Précisément dans cette période, Lénine ramena au grand jour les idées géniales de Marx et d’Engels sur la tactique et la stratégie, idées que les opportunistes de la IIe Internationale avaient mises sous le boisseau. Mais Lénine ne se borna pas à rétablir tels principes tactiques de Marx et d’Engels. Il les développa, il les compléta par des idées et des thèses nouvelles, et réunit le tout en un système de règles et de principes directeurs pour guider la lutte de classe du prolétariat. Des ouvrages comme Que faire?, Deux Tactiques, l’Impérialisme, l’Etat et la Révolution, la Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, la Maladie infantile, sont incontestablement un apport des plus précieux au trésor commun du marxisme, à son arsenal révolutionnaire. La stratégie et la tactique du léninisme, c’est la science de la direction de la lutte révolutionnaire du prolétariat.

   2. Les étapes de la révolution et la stratégie. La stratégie a pour objet de fixer la direction de l’effort principal du prolétariat, en se basant sur une étape donnée de la révolution ; d’élaborer un plan approprié de la disposition des forces révolutionnaires (réserves principales et secondaires), de lutter pour la réalisation de ce plan tout au long de l’étape envisagée de la révolution.

   Notre révolution a déjà franchi deux étapes et, après la Révolution d’Octobre, elle s’est engagée dans la troisième. La stratégie a varié en conséquence. Première étape: 1903-février 1917. But : abattre le tsarisme, liquider complètement les survivances moyenageuses. Force fondamentale de la révolution: le prolétariat. Réserve immédiate: la paysannerie. Direction de l’effort principal: isoler la bourgeoisie monarchiste libérale, qui tâche à gagner la paysannerie et à liquider la révolution par un accord avec le tsarisme. Plan de la disposition des forces: alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie. «Le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution démocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie.» (Lénine: Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, t. VIII, p. 96.)

   Deuxième étape : mars 1917-octobre 1917. But: abattre l’impérialisme en Russie et sortir de la guerre impérialiste. Force fondamentale de la révolution: le prolétariat. Réserve immédiate: la paysannerie pauvre. Le prolétariat des pays voisins: réserve probable. La guerre traînant en longueur et la crise de l’impérialisme, comme moment propice. Direction de l’effort principal: isoler la démocratie petite-bourgeoise (menchéviks, socialistes-révolutionnaires) qui tâche à gagner la masse des paysans travailleurs et à finir la révolution par un accord avec l’impérialisme. Plan de la disposition des forces: alliance du prolétariat avec la paysannerie pauvre. «Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s’adjoignant la masse des éléments semi-prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite bourgeoisie.» (Ibidem.)

   Troisième étape : commencée après la Révolution d’Octobre. But : consolider la dictature du prolétariat dans un seul pays, et s’en servir comme d’un point d’appui pour vaincre l’impérialisme dans tous les pays. La révolution sort du cadre d’un seul pays, l’époque de la révolution mondiale a commencé. Forces fondamentales de la révolution: la dictature du prolétariat dans un pays, le mouvement révolutionnaire du prolétariat dans tous les pays. Principales réserves: les masses de semi-prolétaires et de petits paysans dans les pays développés, le mouvement de libération dans les colonies et pays dépendants. Direction de l’effort principal: isoler la démocratie petite-bourgeoise, isoler les partis de la IIe Internationale, qui constituent le principal appui de la politique d’entente avec l’impérialisme. Plan de la disposition des forces: alliance de la révolution prolétarienne avec le mouvement de libération des colonies et des pays dépendants.

   La stratégie s’occupe des forces fondamentales de la révolution et de leurs réserves. Elle change chaque fois que la révolution passe d’une étape à l’autre, restant elle-même inchangée, pour l’essentiel, tout au long d’une étape donnée.

   3. Les flux et les reflux du mouvement et la tactique. La tactique a pour objet de fixer la ligne de conduite du prolétariat pendant la période relativement courte du flux ou du reflux du mouvement, de l’essor ou du déclin de la révolution; de lutter pour l’application de cette ligne, en remplaçant les anciennes formes de lutte et d’organisation par de nouvelles, les anciens mots d’ordre par de nouveaux; en combinant ces formes, etc. Si la stratégie a pour but de gagner la guerre, par exemple, contre le tsarisme ou la bourgeoisie, de mener jusqu’au bout la lutte contre le tsarisme ou la bourgeoisie, la tactique, elle, s’assigne des objectifs moins essentiels, car elle s’efforce de gagner, non pas la guerre dans son ensemble, mais telles ou telles batailles, tels ou tels combats, de réaliser avec succès telles ou telles campagnes, telles ou telles actions appropriées à la situation concrète, pendant une période donnée d’essor ou de déclin de la révolution. La tactique est une partie de la stratégie, subordonnée à celle-ci et destinée à la servir.

   La tactique change selon les flux et les reflux. Tandis que, durant la première étape de la révolution (1903-février 1917), le plan stratégique restait sans changement, la tactique, pendant ce temps, s’est modifiée à plusieurs reprises. Dans la période 1903-1905, la tactique du Parti était offensive, car c’était le flux de la révolution, le mouvement révolutionnaire suivait une ligne ascendante, et c’est sur ce fait que la tactique devait se baser. En conséquence, les formes de lutte, elles aussi, étaient révolutionnaires et répondaient aux exigences du flux de la révolution. Grèves politiques locales, manifestations politiques, grève politique générale, boycottage de la Douma, insurrection, mots d’ordre révolutionnaires de combat, telles sont les formes de lutte qui se succédèrent durant cette période. Les formes d’organisation, elles aussi, changeaient en rapport avec les formes de lutte. Comités d’usine, comités paysans révolutionnaires, comités de grève, Soviets de députés ouvriers, parti ouvrier plus ou moins déclaré, telles étaient les formes d’organisation durant cette période.

   Dans la période    1907-1912, le Parti fut contraint de passer à la tactique de retraite, car nous avions alors un déclin du mouvement révolutionnaire, un reflux de la révolution et la tactique devait nécessairement tenir compte de ce fait. En conséquence, les formes de lutte changèrent également, de même que les formes d’organisation. Au lieu du boycottage de la Douma, participation à la Douma; au lieu d’actions révolutionnaires extra-parlementaires déclarées, interventions et travail à la Douma; au lieu de grèves politiques générales, grèves économiques partielles, ou simplement accalmie. On conçoit que, durant cette période, le Parti ait dû passer dans l’illégalité; quant aux organisations révolutionnaires de masse, elles furent remplacées par des sociétés d’éducation et de culture, coopératives, caisses d’assurances et autres organisations légales.

   Il faut en dire autant de la deuxième et de la troisième étapes de la révolution, pendant lesquelles la tactique changea des dizaines de fois, cependant que les plans stratégiques demeuraient inchangés.

   La tactique s’occupe des formes de lutte et des formes d’organisation du prolétariat, de leur succession et de leur combinaison. Basée sur une étape donnée de la révolution, la tactique peut varier à plusieurs reprises, selon les flux ou les reflux, selon l’essor ou le déclin de la révolution.

   4. Direction stratégique. Les réserves de la révolution peuvent être :

   Directes : a) la paysannerie et, en général, les couches intermédiaires de la population du pays; b) le prolétariat des pays voisins; c) le mouvement révolutionnaire dans les colonies et les pays dépendants; d) les conquêtes et les acquisitions de la dictature du prolétariat, à une partie desquelles le prolétariat peut, tout en gardant la supériorité des forces, renoncer temporairement afin d’obtenir à ce prix une trêve d’un adversaire puissant; et

   Indirectes : a) les contradictions et conflits entre les classes non prolétariennes du pays, susceptibles d’être utilisés par le prolétariat pour affaiblir l’adversaire et renforcer ses propres réserves; b) les contradictions, conflits et guerres (guerre impérialiste, par exemple), qui éclatent entre les Etats bourgeois hostiles à l’Etat prolétarien, et que le prolétariat peut utiliser dans son offensive ou lorsqu’il manœuvre en cas de retraite forcée.

   Il n’est guère besoin de s’étendre sur les réserves de la première catégorie, leur importance étant compréhensible à tous et à chacun. Quant aux réserves de la seconde catégorie, dont le rôle n’apparaît pas toujours clairement, il faut dire qu’elles sont parfois d’une importance primordiale pour la marche de la révolution. On ne saurait guère nier, par exemple, l’importance énorme du conflit entre la démocratie petite-bourgeoise (socialistes-révolutionnaires) et la bourgeoisie monarchiste libérale (cadets), pendant et après la première révolution, conflit qui, incontestablement, a contribué à soustraire la paysannerie à l’influence de la bourgeoisie. Encore moins pourrait-on nier l’importance colossale de la guerre à mort que se livraient les principaux groupes impérialistes dans la période de la Révolution d’Octobre, lorsque, occupés à se faire la guerre les uns aux autres, les impérialistes ne pouvaient concentrer leurs forces contre le jeune pouvoir soviétique, et que justement pour cette raison, le prolétariat put se mettre sérieusement à l’organisation de ses forces, à la consolidation de son pouvoir, et préparer l’écrasement de Koltchak et de Dénikine. Il faut croire que, maintenant que les antagonismes entre les groupes impérialistes s’accentuent de plus en plus et qu’une nouvelle guerre devient inévitable entre eux, les réserves de ce genre auront pour le prolétariat une importance de plus en plus sérieuse.

   La direction stratégique a pour objet d’utiliser judicieusement toutes ces réserves, afin d’atteindre le but fondamental de la révolution à une étape donnée de son développement.

   En quoi consiste l’utilisation judicieuse des réserves?

   A remplir certaines conditions indispensables, dont celles qui suivent doivent être considérées comme les principales:

   Premièrement. Concentration des principales forces de la révolution au moment décisif sur le point le plus vulnérable pour l’adversaire, lorsque la révolution est déjà mûre, que l’offensive marche à toute vapeur, que l’insurrection frappe à la porte, et que le ralliement des réserves à l’avant-garde est la condition décisive du succès. La stratégie du Parti dans la période d’avril à octobre 1917 peut être considérée comme un exemple illustrant une pareille utilisation des réserves. Dans cette période, le point le plus vulnérable pour l’adversaire était incontestablement la guerre. Il est certain que précisément sur cette question, en tant que question fondamentale, le Parti rassembla autour de l’avant-garde prolétarienne les masses profondes de la population. Dans cette période, la stratégie du Parti se résumait en ceci: enseigner à l’avant-garde les actions de rue par des manifestations et des démonstrations, et en même temps lui amener les réserves par l’intermédiaire des Soviets à l’arrière et des comités de soldats sur le front. L’issue de la révolution a montré que les réserves avaient été utilisées d’une façon judicieuse.

   Voici ce que Lénine, paraphrasant les thèses bien connues de Marx et d’Engels sur l’insurrection, dit à propos de cette condition de l’utilisation stratégique des forces de la révolution :

1) Ne jamais jouer avec l’insurrection et, quand on la commence, être bien pénétré de l’idée qu’il faut marcher jusqu’au bout.

2) Rassembler, à l’endroit décisif, au moment décisif, des forces de beaucoup supérieures à celles de l’ennemi, sinon ce dernier, mieux préparé et mieux organisé, anéantira les insurgés.

3) L’insurrection une fois commencée, il faut agir avec la plus grande décision et passer absolument, coûte que coûte, à l’offensive. «La défensive est la mort de l’insurrection armée.»

4) Il faut s’efforcer de prendre l’ennemi au dépourvu, de saisir le moment où ses troupes sont dispersées.

5) Il faut remporter chaque jour des succès, même peu considérables (on peut dire: à chaque heure, quand il s’agit d’une ville), en gardant à tout prix l’«avantage moral». («Conseils d’un absent», t. XXI, pp. 319- 320.)

   Deuxièmement. Bien choisir le moment pour porter le coup décisif, le moment pour déclencher l’insurrection, et qui doit être celui où la crise a atteint son point culminant; où l’avant-garde est prête à se battre jusqu’au bout; où les réserves sont prêtes à soutenir l’avant-garde et où le désarroi est le plus fort dans les rangs de l’adversaire.

   On peut, dit Lénine, considérer que le moment est venu pour la bataille décisive si «(1) toutes les forces de classes qui nous sont hostiles sont suffisamment en difficulté, se sont suffisamment entredéchirées, sont suffisamment affaiblies par une lutte qui est au-dessus de leurs moyens.; si «(2) tous les éléments intermédiaires, hésitants, chancelants, inconstants — la petite bourgeoisie, la démocratie petite-bourgeoise par opposition à la bourgeoisie — se sont suffisamment démasqués devant le peuple, suffisamment déshonorés par leur faillite pratique»; si «(3) dans le prolétariat un puissant mouvement d’opinion se fait jour et commence à gagner les masses à l’action la plus décisive, la plus résolument hardie et révolutionnaire contre la bourgeoisie. C’est alors que la révolution est mûre, c’est alors que, si nous avons bien tenu compte de toutes les conditions indiquées plus haut… si nous avons bien choisi le moment, notre victoire est assurée». (La Maladie infantile, t. XXV, p. 229.)

   L’organisation de l’insurrection d’Octobre peut être considérée comme un modèle d’application d’une telle stratégie.

   Ne pas observer cette condition mène à une faute dangereuse qu’on appelle la «perte de cadence»; il en est ainsi lorsque le Parti retarde sur la marche du mouvement, ou le devance de trop loin, ce qui crée le danger d’un échec. Un exemple de cette «perte de cadence», un exemple de la façon dont on ne doit pas choisir le moment de l’insurrection, c’est la tentative d’une partie de nos camarades de commencer l’insurrection par l’arrestation de la Conférence démocratique en septembre 1917, alors qu’une hésitation se faisait encore sentir dans les Soviets; que l’armée du front était encore à la croisée des chemins, et que les réserves n’avaient pas encore rallié l’avant- garde.

   Troisièmement. La direction une fois adoptée, la suivre sans défaillance au travers des difficultés et des complications de tout genre et de tout ordre sur le chemin conduisant au but, afin que l’avant-garde ne perde pas de vue le but essentiel de la lutte, et que les masses ne s’égarent pas en marchant vers ce but et en s’efforçant de se grouper autour de l’avant-garde. Ne pas observer cette condition mène à une faute grave, bien connue des marins, qui l’appellent «perte de la direction». Il faut considérer comme un exemple de cette «perte de direction», l’attitude erronée de notre Parti, immédiatement après la Conférence démocratique, lorsqu’il prit la décision de participer au Préparlement. A ce moment, le Parti semblait avoir oublié que le Préparlement était une tentative de la bourgeoisie de faire dévier le pays de la voie des Soviets afin de l’entraîner dans celle du parlementarisme bourgeois; que la participation du Parti à une pareille institution pouvait brouiller toutes les cartes et désorienter les ouvriers et les paysans, qui menaient la lutte révolutionnaire sous le mot d’ordre: «Tout le pouvoir aux Soviets.» Cette faute fut corrigée par la sortie des bolchéviks du Préparlement.

   Quatrièmement. Manœuvrer avec ses réserves de façon à se replier en bon ordre, lorsque l’ennemi est fort, que la retraite est inévitable, qu’il est notoirement désavantageux d’accepter la bataille que l’adversaire veut imposer, et que la retraite, vu le rapport des forces en présence, devient l’unique moyen de soustraire l’avant-garde au coup qui la menace, et de lui conserver ses réserves.

   Les partis révolutionnaires, dit Lénine, doivent parachever leur instruction. Ils ont appris à mener l’offensive. Il faut comprendre maintenant qu’il est indispensable de compléter cette science par la science de la retraite opérée dans les règles. Il faut comprendre — et la classe révolutionnaire s’applique à comprendre par sa propre et amère expérience, — qu’il est impossible de vaincre sans avoir appris la science de l’offensive et de la retraite opérée dans les règles. (Ibidem, p. 177.)

   Le but d’une telle stratégie est de gagner du temps, de démoraliser l’adversaire et d’accumuler des forces pour, ensuite, passer à l’offensive.

   La conclusion de la paix de Brest-Litovsk peut être considérée comme un modèle de cette stratégie. Elle permit au Parti de gagner du temps, d’exploiter les conflits dans le camp de l’impérialisme, de démoraliser les forces de l’adversaire, de garder avec soi la paysannerie et d’accumuler des forces pour préparer l’offensive contre Koltchak et Dénikine.

En concluant une paix séparée, disait alors Lénine, nous nous débarrassons, autant qu’il est possible à l’heure actuelle, des deux groupes impérialistes ennemis, en profitant de leur hostilité et de la guerre qui les empêche de s’entendre contre nous; nous en profitons, et cela nous permet, pendant une certaine période, d’avoir les coudées franches pour continuer et affermir la révolution socialiste. («Thèses sur la conclusion immédiate d’une paix séparée et annexionniste», t. XXII, p. 198.)

   Aujourd’hui, disait Lénine trois ans après la paix de Brest-Litovsk, tous, jusqu’au dernier imbécile, comprennent que la «paix de Brest-Litovsk» fut une concession qui nous avait renforcés, et avait divisé les forces de l’impérialisme international. («Nouveaux temps, erreurs anciennes sous une forme nouvelle», t. XXVII, p. 7.).

   Telles sont les principales conditions garantissant la juste direction stratégique.

   5. Direction tactique. La direction tactique est une partie de la direction stratégique, subordonnée aux tâches et aux exigences de cette dernière. La direction tactique a pour objet de s’assimiler toutes les formes de lutte et d’organisation du prolétariat, et d’assurer leur utilisation judicieuse afin d’obtenir, dans un rapport de forces donné, le maximum de résultats, nécessaire à la préparation du succès stratégique.

   En quoi consiste l’utilisation judicieuse des formes de lutte et d’organisation du prolétariat?

   A remplir certaines conditions indispensables, dont celles qui suivent doivent être considérées comme les principales :

   Premièrement. Mettre au premier plan précisément les formes de lutte et d’organisation qui correspondent le mieux aux conditions d’un flux ou reflux donné du mouvement, peuvent faciliter et assurer l’acheminement des masses vers les positions. révolutionnaires, l’acheminement des masses innombrables vers le front de la révolution, leur répartition sur ce front.

   Ce qui importe, ce n’est pas que l’avant-garde prenne conscience de l’impossibilité de maintenir l’ancien ordre de choses et de la nécessité inéluctable de son renversement. Ce qui importe, c’est que les masses, les masses innombrables, comprennent cette nécessité et se montrent prêtes à soutenir l’avant-garde. Mais cela, les masses ne peuvent le comprendre que par leur propre expérience. Donner aux innombrables masses la possibilité de constater par leur propre expérience que le renversement de l’ancien pouvoir est inéluctable; mettre en avant des moyens de lutte et des formes d’organisation leur permettant de se rendre plus facilement compte, par l’expérience, de la justesse des mots d’ordre révolutionnaires: telle est la tâche.

   L’avant-garde se serait détachée de la classe ouvrière, et celle-ci aurait perdu le contact avec les masses, si le Parti n’avait pas décidé, en son temps, de participer à la Douma; s’il n’avait pas décidé de concentrer ses forces sur le travail à la Douma et de déployer la lutte sur la base de ce travail, afin de permettre aux masses de constater, par leur propre expérience, la nullité de la Douma, le mensonge des promesses des cadets, l’impossibilité d’un accord avec le tsarisme, la nécessité inéluctable d’une alliance entre la paysannerie et la classe ouvrière. Sans cette expérience des masses pendant la période de la Douma, il eût été impossible de démasquer les cadets et d’assurer l’hégémonie du prolétariat.

   Le danger de la tactique de l’otzovisme* était qu’elle menaçait de détacher l’avantgarde de ses innombrables réserves.

   Le Parti se serait détaché de la classe ouvrière, et celle-ci aurait perdu son influence dans les grandes masses de paysans et de soldats, si le prolétariat avait suivi les communistes «de gauche» qui appelaient à l’insurrection en avril 1917, alors que les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires n’avaient pas encore eu le temps de se démasquer comme partisans de la guerre et de l’impérialisme, que les masses n’avaient pas encore eu le temps de constater, par leur propre expérience, le mensonge des discours des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires sur la paix, la terre, la liberté. Sans l’expérience des masses pendant la période de Kérenski, les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires n’auraient pas été isolés, et la dictature du prolétariat eût été impossible. C’est pourquoi la tactique de l’«explication patiente» des fautes des partis petits-bourgeois, et de la lutte ouverte au sein des Soviets, était la seule tactique juste.

   Le danger de la tactique des communistes «de gauche» était qu’elle menaçait de transformer le Parti, de chef de la révolution prolétarienne, en une poignée de conspirateurs creux et inconsistants.

   On ne peut, dit Lénine, vaincre avec l’avant-garde seule. Jeter l’avant-garde seule dans la bataille décisive tant que la classe tout entière, tant que les grandes masses n’ont pas pris soit une attitude d’appui direct à l’avant-garde, soit tout au moins de neutralité bienveillante… serait non seulement une sottise, mais un crime. Or, pour que vraiment la classe tout entière, pour que vraiment les grandes masses de travailleurs et d’opprimés du Capital en arrivent à prendre une telle position, la propagande seule, l’agitation seule, ne suffisent pas. Pour cela, il faut la propre expérience politique de ces masses. Telle est la loi fondamentale de toutes les grandes révolutions, loi confirmée maintenant avec une force et un relief frappants, non seulement par la Russie, mais aussi par l’Allemagne. Ce ne sont pas seulement les masses incultes, souvent illettrées, de Russie, ce sont aussi les masses d’Allemagne, hautement cultivées, sans un seul analphabète, qui ont dû éprouver à leurs dépens toute la faiblesse, toute la veulerie, toute l’impuissance, toute la servilité devant la bourgeoisie, toute la lâcheté du gouvernement des paladins de la IIe Internationale, tout ce qu’il y a d’inévitable dans la dictature des ultra-réactionnaires (Kornilov en Russie, Kapp et consorts en Allemagne), alternative unique en face de la dictature du prolétariat, pour se tourner résolument vers le communisme. (La Maladie infantile, t. XXV, p. 228.)

   Deuxièmement. Trouver à chaque moment donné, dans la chaîne des processus, ce maillon particulier qui permet, si l’on s’en saisit, de tenir toute la chaîne et de préparer les conditions du succès stratégique.

   Ce qui importe, c’est précisément de dégager, parmi les tâches qui se posent devant le Parti, la tâche immédiate dont la solution constitue le point central et dont l’accomplissement assurera la solution heureuse des autres tâches immédiates.

   On pourrait démontrer l’importance de cette thèse par deux exemples empruntés, l’un au passé lointain (période de la formation du Parti), l’autre au passé tout récent (période de la Nep).

   Dans la période de la formation du Parti, lorsque les innombrables cercles et organisations n’étaient pas encore reliés entre eux; que le travail à la mode artisanale et par cercles isolés rongeait le Parti du haut en bas; que le désarroi idéologique était le trait caractéristique de la vie intérieure du Parti, dans cette période le maillon essentiel de la chaîne, la tâche fondamentale, entre toutes celles qui se dressaient alors devant le Parti, était la création d’un journal illégal pour toute la Russie (Iskra). Pourquoi? Parce que, dans les conditions d’alors, ce n’était qu’au moyen d’un journal illégal pour toute la Russie que l’on pouvait créer dans le Parti un noyau cohérent, capable de rattacher en un «Otzovisme» (du mot russe: otzovat — rappeler), tendance petite-bourgeoise opportuniste qui se fit jour aux années de réaction (1908-1912) dans les rangs du Parti bolchévik. Les otzovistes réclamaient le rappel des députés social-démocrates de la Douma d’Etat et l’abandon du travail dans les syndicats et les autres organisations. ouvrières légales.

   Dans la période de transition de la guerre à l’oeuvre de construction économique, alors que l’industrie végétait en proie à la désorganisation, et que l’agriculture souffrait du manque des produits de la ville; que la soudure de l’industrie d’Etat avec l’économie paysanne était devenue la condition fondamentale du succès de l’édification socialiste, — en cette période le maillon essentiel de la chaîne des processus, la tâche fondamentale entre toutes, était le développement du commerce. Pourquoi? Parce que, dans les conditions de la Nep, la soudure de l’industrie avec l’économie paysanne est impossible autrement que par le commerce; parce que, dans les conditions de la Nep, la production sans l’écoulement des marchandises est la mort de l’industrie; parce qu’on ne peut élargir l’industrie qu’en élargissant l’écoulement des marchandises par le développement du commerce; parce que c’est seulement après s’être consolidé dans le domaine du commerce et rendu maître de ce dernier, c’est seulement après s’être saisi de ce maillon, que l’on peut espérer souder l’industrie au marché rural, et résoudre avec succès les autres problèmes à l’ordre du jour, afin de créer les conditions nécessaires pour construire les fondements de l’économie socialiste.

   Il ne suffit pas d’être un révolutionnaire et un partisan du socialisme, ou un communiste en général… dit Lénine. Il faut savoir trouver, à chaque moment donné, le maillon précis dont on doit se saisir de toutes ses forces pour retenir toute la chaîne et préparer solidement le passage au maillon suivant…

   A l’heure présente… ce maillon c’est l’animation du commerce intérieur, soumis à une juste réglementation (orientation) de la part de l’Etat Le commerce, voilà le «maillon» dans la chaîne d’événements historiques, dans les formes transitoires de notre oeuvre de construction socialiste de 1921-1922; maillon «dont nous devons nous saisir de toutes nos forces»… («De l’importance de l’or maintenant et après la victoire complète du socialisme», t. XXVII, p. 82.)

   Telles sont les principales conditions qui assurent une direction tactique juste.

   6. Réformisme et révolutionnisme. En quoi la tactique révolutionnaire se distingue-t-elle de la tactique réformiste?

   D’aucuns pensent que le léninisme est, en général, contre les réformes, contre les compromis et les accords. C’est absolument faux. Les bolchéviks savent tout aussi bien que les autres que, en un certain sens, «tout don est un bienfait»; que dans certaines circonstances les réformes en général, les compromis et les accords en particulier, sont nécessaires et utiles.

   Faire la guerre, dit Lénine, pour le renversement de la bourgeoisie internationale, guerre cent fois plus difficile, plus longue, plus compliquée que la plus acharnée des guerres ordinaires entre Etats, et renoncer d’avance à louvoyer, à exploiter les antagonismes d’intérêts (fussent-ils momentanés) qui divisent nos ennemis, à passer des accords et des compromis avec des alliés possibles (fussent-ils temporaires, peu sûrs, chancelants, conditionnels), n’est-ce pas d’un ridicule achevé? N’est-ce pas quelque chose comme de renoncer d’avance, dans l’ascension difficile d’une montagne inexplorée et inaccessible jusqu’à ce jour, à marcher parfois en zigzags, à revenir parfois en arrière, à renoncer à la direction une fois choisie pour essayer des directions différentes? (La Maladie infantile, t. XXV, p. 210.)

   Il ne s’agit évidemment pas des réformes ou des compromis et accords, mais de l’usage que les gens font des accords et des réformes.

   Pour le réformiste, la réforme est tout; le travail révolutionnaire, lui, n’est là que pour l’apparence, pour en parler, pour jeter de la poudre aux yeux. C’est pourquoi, avec la tactique réformiste, dans les conditions du pouvoir bourgeois une réforme devient de façon inévitable un instrument de renforcement de ce pouvoir, un instrument de désagrégation de la révolution.

   Pour le révolutionnaire, au contraire, le principal c’est le travail révolutionnaire, et non la réforme; pour lui, la réforme n’est que le produit accessoire de la révolution. C’est pourquoi, avec la tactique révolutionnaire, dans les conditions du pouvoir bourgeois, une réforme devient naturellement un instrument de désagrégation de ce pouvoir, un instrument de renforcement de la révolution, un point d’appui pour le développement continu du mouvement révolutionnaire.

   Le révolutionnaire accepte la réforme afin de l’utiliser comme un prétexte pour combiner l’action légale et l’action illégale, afin de s’en servir comme d’un paravent pour renforcer le travail illégal en vue de la préparation révolutionnaire des masses au renversement de la bourgeoisie.

   C’est là l’essence de l’utilisation révolutionnaire des réformes et des accords dans les conditions de l’impérialisme.

   Le réformiste, au contraire, accepte les réformes pour renoncer à tout travail illégal, faire échec à la préparation des masses pour la révolution, et se reposer à l’ombre de la réforme «octroyée».

   C’est là l’essence de la tactique réformiste.

Ainsi en est-il des réformes et des accords dans les conditions de l’impérialisme.

   Toutefois, la situation change quelque peu après le renversement de l’impérialisme, sous la dictature du prolétariat. Dans certains cas, dans certaines conditions, le pouvoir prolétarien peut se trouver forcé d’abandonner provisoirement la voie de la refonte révolutionnaire de l’ordre de choses existant, pour s’engager dans la voie de sa transformation graduelle, «dans la voie réformiste» — comme le dit Lénine dans son article que l’on connaît: «De l’importance de l’or», — dans la voie des mouvements tournants, dans la voie des réformes et des concessions aux classes non prolétariennes, afin de désagréger ces classes, de donner un temps de répit à la révolution, de rassembler ses forces et de préparer les conditions d’une nouvelle offensive. Cette voie, on ne saurait le nier, est, en un certain sens, une voie «réformiste». Seulement, il faut se souvenir qu’ici nous sommes en présence d’une particularité fondamentale, c’est que la réforme émane, en l’espèce, du pouvoir prolétarien; qu’elle fortifie le pouvoir prolétarien, lui donne la trêve nécessaire; qu’elle est appelée à désagréger non la révolution, mais les classes non prolétariennes.

   Ainsi la réforme, dans ces conditions, se change en son contraire.

   L’application d’une telle politique par le pouvoir prolétarien devient possible pour la raison, et pour la raison seule, que, dans la période précédente, l’essor de la révolution a été suffisamment grand et lui a donné un espace suffisamment large pour pouvoir battre en retraite, en remplaçant la tactique de l’offensive par la tactique du recul momentané, par la tactique des mouvements tournants.

   Ainsi donc, si autrefois, sous le pouvoir bourgeois, les réformes étaient un produit accessoire de la révolution, maintenant, sous la dictature du prolétariat, la source des réformes est constituée par les conquêtes révolutionnaires du prolétariat, les réserves accumulées chez le prolétariat et composées de ces conquêtes.

   Seul le marxisme, dit Lénine, définit de façon précise et juste le rapport entre les réformes et la révolution; et Marx n’a pu voir ce rapport que d’un seul côté, savoir: dans les conditions précédant la première victoire plus ou moins solide, plus ou moins durable du prolétariat dans un pays au moins. Dans les conditions d’alors, ce rapport juste reposait sur le principe suivant: les réformes sont un produit accessoire de la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat… Après la victoire du prolétariat au moins dans un pays, il survient du nouveau dans le rapport des réformes et de la révolution. En principe tout reste comme devant, mais il se produit dans la forme un changement que Marx lui-même ne pouvait prévoir, mais dont on ne peut se rendre compte qu’en se plaçant sur le terrain de la philosophie et de la politique du marxisme… Après la victoire, elles (c’est-à-dire les réformes. J. Staline.) (tout en restant au point de vue international ce même «produit accessoire») constituent en outre pour le pays où la victoire a été remportée, une trêve indispensable, et légitime dans le cas où, à la suite d’une tension extrême, les forces manquent notoirement pour franchir, en suivant la voie révolutionnaire, telle ou telle étape. La victoire fournit une «provision de forces» permettant de tenir même pendant une retraite forcée, — de tenir aussi bien dans le sens matériel que dans le sens moral. («De l’importance de l’or», t. XXVII, pp. 84-85.)

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