La question agraire

La question agraire

Staline

17, 22, 23 Mars 1906

I

   L’ancien régime croule de toutes parts, la campagne commence à bouger. La paysannerie, hier encore opprimée est humiliée, se relève aujourd’hui et redresse l’échine. Le mouvement paysan, hier encore impuissant, s’élance aujourd’hui, tel un torrent impétueux, contre l’ancien régime : ôte-toi de mon chemin, sinon je te balaye ! « Les paysans veulent obtenir les terres seigneuriales », « les paysans veulent supprimer les vestiges du servage », voilà ce qu’on entend dire aujourd’hui dans les bourgs et villages insurgés de Russie.

   Ceux qui comptent imposer silence aux paysans avec des balles se trompent : l’expérience nous l’a montré, les balles ne font qu’attiser et exaspérer le mouvement révolutionnaire.

   Ceux qui tentent d’apaiser les paysans avec de simples promesses et des « banques paysannes » se trompent aussi : les paysans veulent la terre, ils la voient même en rêve et, naturellement, ils n’auront de cesse qu’ils n’aient mis la main sur les terres seigneuriales. Qu’ont-ils à attendre de promesses creuses et d’on ne sait quelles « banques paysannes » ?

   Les paysans veulent s’emparer des terres seigneuriales. Ils entendent supprimer ainsi les vestiges du servage. Et quiconque se refuse à trahir les paysans doit s’appliquer à résoudre précisément de cette façon la question agraire.

   Mais comment la paysannerie pourra-t-elle prendre possession de ces terres ?

   On prétend que l’unique issue est dans le « rachat » des terres « à des conditions avantageuses ». Le gouvernement et les grands propriétaires fonciers possèdent de vastes étendues de terres libres, nous disent ces messieurs ; si les paysans rachètent ces terres, tout s’arrangera : ainsi les loups seront rassasiés et le brebis sauvées. Mais ils ne se demandent pas avec quoi les paysans pourront racheter ces terres, ces paysans qu’on a non seulement dépouillés de leur argent, mais encore écorchés vifs. Ils ne réfléchissent pas à ceci que lors du rachat, on ne remettra aux paysans que de mauvaises terres, et l’on gardera les bonnes pour soi, comme on l’a fait lors de l’ « affranchissement des serfs » ! Et puis, pourquoi les paysans rachèteraient-ils les terres qui de tout temps leur ont appartenu ? Est-ce que les terres de l’Etat et des grands propriétaires fonciers n’ont pas été arrosées par la sueur des paysans ?Est-ce qu’elles n’ont pas appartenu aux paysans ? Est-ce que ces biens de leurs pères et de leurs aïeux n’ont pas été enlevés aux paysans ? Où donc est la justice si l’on demande aux paysans de racheter les terres qui leur furent enlevées ? Et la question du mouvement paysan n’est-elle qu’une question de vente et d’achat ? Le mouvement paysan ne vise-t-il pas à affranchir les paysans ? Qui donc affranchira les paysans du joug du servage, sinon les paysans eux-mêmes? Or, ces messieurs nous assurent que les paysans seront affranchis par les grands propriétaires fonciers : il suffit pour cela de leur verser comptant une petite somme. Et le croiriez-vous ? Cet « affranchissement » devra être réalisé, paraît-il, sous la direction de la bureaucratie tsariste, de cette même bureaucratie qui a plus d’une fois accueilli la paysannerie affamée à coups de canon et de mitrailleuse !…

   Non ! Le rachat des terres ne sauvera pas les paysans. Ceux qui leur conseillent le « rachat à des conditions avantageuses » sont des traîtres, car ils cherchent à prendre les paysans dans les filets du maquignonnage et ne veulent pas que l’affranchissement des paysans soit l’oeuvre des paysans eux-mêmes.

   Si les paysans veulent s’emparer des terres seigneuriales ; s’ils doivent supprimer ainsi les vestiges du servage ; si le « rachat à des conditions avantageuses » ne peut les sauver : si l’affranchissement des paysans doit être l’oeuvre des paysans eux-mêmes, il est hors de doute qu’il n’y a pour eux qu’un seul moyen : enlever les terres aux grands propriétaires fonciers, c’est-à-dire les confisquer.

   Là est l’issue.

   Une question se pose : jusqu’où doit aller cette confiscation ? A-t-elle une limite ? Les paysans doivent-ils s’emparer de toutes les terres ou d’une partie seulement ?

   Certains disent que s’emparer de toutes les terres, ce serait trop ; qu’il suffit d’en prendre une partie pour satisfaire les paysans. Admettons-le. Mais comment fera-t-on si les paysans réclament davantage ? Nous n’allons tout de même pas leur barrer la route : arrêtez-vous, n’avancez pas plus loin ! Voilà qui serait réactionnaire ! Les évènements de Russie n’ont-ils pas prouvé que les paysans réclament effectivement la confiscation de toutes les terres seigneuriales ? Et puis, que veux dire « s’emparer d’une partie » ? Quelle partie doit être enlevée aux grands propriétaires fonciers, la moitié ou le tiers ? Qui doit trancher cette question, les grands propriétaires seuls ou les propriétaires et les paysans tous ensemble ? Comme on le voit, il reste ici une grande marge pour le maquignonnage ; la marchandage demeure possible entre propriétaires fonciers et paysans ; or cela va radicalement à l’encontre de l’affranchissement des paysans. Ceux-ci doivent comprendre une fois pour toutes qu’il ne faut pas marchander avec les grands propriétaires fonciers, mais lutter contre eux. Il faut non pas raccommoder le joug du servage, mais le briser, pour en détruire à jamais les vestiges. « S’emparer d’une partie seulement », c’est travailler à raccommoder les vestiges du servage ; et ceci est incompatible avec l’affranchissement des paysans.

   Il est évident que le seul moyen est d’enlever aux grands propriétaires fonciers toutes leurs terres. C’est ainsi seulement qu’on pourra faire aboutir le mouvement paysan, qu’on pourra accroître l’énergie populaire et détruire les vestiges périmés du servage.

   Ainsi l’actuel mouvement des campagnes est un mouvement démocratique des paysans. le but de ce mouvement est de supprimer les vestiges du servage. Et, pour les supprimer, il faut confisquer toutes les terres seigneuriales et celles de l’Etat.

   Certains messieurs nous lancent l’accusation que voici : pourquoi, jusqu’à présent, la social-démocratie n’a-t-elle pas réclamé la confiscation de toutes les terres ? Pourquoi, jusqu’à présent, n’a-t-elle parlé que de la confiscation des « otrezki »((Le manifeste de 1861 accordait aux serfs la liberté personnelle sans aucun droit sur la terre. Pour qu’ils pussent remplir leurs obligations envers l’Etat et le propriétaire foncier, les paysans recevaient, moyennant le paiement d’un fermage ou d’un droit de rachat, des lots de terre. Les « otrezki » — « coupes » ou « retraits » — étaient des parcelles retranchées des lots attribués aux paysans et conservées par les propriétaires fonciers. l’importance de ces parcelles retranchées a été surtout considérable dans la zone fertile des terres noires. )) ?

   Pour la raison, messieurs, qu’en 1903, lorsque le parti parlait des « otrezki », la paysannerie de Russie n’était pas encore gagnée au mouvement. Le devoir du parti était de lancer à la campagne un mot d’ordre qui enflammât le coeur des paysans, qui soulevât la paysannerie contre les vestiges du servage. Ce mot d’ordre était celui des « otrezki » : ils rappelaient de façon frappante à la paysannerie de Russie ce qu’il y avait d’injuste dans les vestiges du servage.

   Mais les temps ont changé. Le mouvement paysan a grandi. A présent il n’est plus nécessaire de le susciter : il se déchaîne sans cela. Aujourd’hui, il n’est plus question de savoir comment on doit mettre en mouvement la paysannerie, mais ce que doit réclamer la paysannerie déjà en mouvement. Il est clair qu’il faut ici des revendications précises, et le parti déclare à la paysannerie qu’elle doit exiger la confiscation de toutes les terres seigneuriales et de toutes celles de l’Etat.

   Ce qui signifie que chaque chose vient en son temps et lieu, aussi bien les « otrezki » que la confiscation de toutes les terres.

II

   Nous avons vu que le mouvement actuel à la campagne représente un mouvement de libération des paysans ; nous avons vu aussi que pour libérer les paysans, il faut supprimer les vestiges du servage, et que pour supprimer ces vestiges, il faut enlever toutes leurs terres aux grands propriétaires fonciers et à l’Etat, afin de déblayer le chemin de la vie nouvelle, du libre développement du capitalisme.

   Supposons tout cela réalisé. Comment ces terres doivent-elles être réparties ? A qui doivent-elles être remises en propriété ?

   Les uns disent que les terres saisies doivent être remises au village, en propriété commune ; la propriété privée de la terre doit être dés maintenant abolie et le village doit jouir de la propriété absolue des terres ; après quoi, il répartira lui-même des « lots » égaux entre les paysans ; de cette façon, le socialisme se trouvera dés maintenant réalisé à la campagne : à la place du salariat s’instituera la jouissance égalitaire du sol.

   C’est, nous disent les socialistes-révolutionnaires, ce qui s’appelle la « socialisation de la terre« .

   Pouvons-nous accepter cette solution ? Examinons le fond de l’affaire. Et d’abord ceci: les socialistes-révolutionnaires veulent commencer par la campagne pour réaliser le socialisme. Cela est-il possible ? La ville, on le sait, est plus développée que la campagne, elle est le guide de la campagne ; toute mesure socialiste doit donc commencer par la ville. Or, les socialistes-révolutionnaires prétendent faire de la campagne le guide de la ville, la forcer à réaliser la première le socialisme, ce qui, bien entendu, est impossible à cause de son état arriéré. D’où l’on voit que le « socialisme » des socialistes-révolutionnaires sera un socialisme mort-né.

   Passons maintenant au fait qu’ils entendent réaliser dés maintenant le socialisme à la campagne. Réaliser le socialisme, c’est supprimer la production marchande, abolir l’économie monétaire, détruire de fond en comble le capitalisme et socialiser tous les moyens de production. Les socialistes-révolutionnaires, eux, entendent laisser toutes ces choses en l’état et ne socialiser que la terre, ce qui est absolument impossible. Si la production marchande reste telle qu’elle est, la terre aussi deviendra une marchandise ; aujourd’hui ou demain elle fera son apparition sur le marché, et voilà le « socialisme » des socialistes-révolutionnaires volatilisé. Il est évident qu’ils veulent réaliser le socialisme dans le cadre du capitalisme, ce qui, bien entendu, est inconcevable. Voilà pourquoi l’on dit que le « socialisme » des socialistes-révolutionnaires est un socialisme bourgeois.

   Quant à la jouissance égalitaire du sol, ce n’est tout bonnement qu’une phrase creuse. la jouissance égalitaire du sol exige l’égalité de fortune ; or, entre les paysans, il existe une inégalité de fortune que la révolution démocratique d’aujourd’hui n’est pas en mesure de supprimer. Peut-on croire que le paysan qui possède huit paires de boeufs exploitera la terre dans la même mesure que celui qui n’en possède pas une seule ? Les socialistes-révolutionnaires s’imaginent pourtant que la « jouissance égalitaire du sol » supprimera le salariat et mettra fin au développement du capital, ce qui, bien entendu, est absurde. Evidemment, les socialistes-révolutionnaires entendent lutter contre la continuation du développement capitaliste et faire tourner en arrière la roue de l’histoire : c’est là qu’ils voient le salut. La science, elle, nous dit que la victoire du socialisme dépend du développement du capitalisme, et quiconque lutte contre ce développement lutte contre le socialisme. Voilà pourquoi l’on donne aussi aux socialistes-révolutionnaires le nom de socialistes-réactionnaires.

   Sans compter que les paysans entendent lutter pour l’abolition de la propriété féodale, non pas contre la propriété bourgeoise, mais sur la base de la propriété bourgeoise : ils veulent répartir entre eux les terres saisies pour en devenir les propriétaires privés, ils ne se satisferont pas de la « socialisation de la terre ».

   Comme on le voit, la « socialisation de la terre » est inacceptable.

   D’autres disent que les terres expropriées doivent être remises à l’Etat démocratique dont les paysans ne seraient que les affermataires.

   C’est ce qu’on appelle la « nationalisation de la terre« . La nationalisation de la terre est-elle acceptable ? Si nous prenons en considération le fait que l’Etat futur, si démocratique qu’il soit, sera néanmoins bourgeois, que la remise des terres à cet Etat sera suivie d’un renforcement politique de la bourgeoisie, ce qui extrêmement désavantageux pour le prolétariat rural et urbain ; si nous considérons aussi le fait que les paysans eux-mêmes seront hostiles à la « nationalisation de la terre » et ne se satisferont pas du rôle de simples affermataires, on comprendra aisément que la « nationalisation de la terre » ne répond pas aux intérêts du mouvement actuel.

   Par conséquent, la « nationalisation de la terre » est également inacceptable.

   D’autres encore disent que la terre doit être remise en propriété aux autorités administratives locales qui l’affermeraient aux paysans.

   C’est ce qu’on appelle la « municipalisation de la terre« .

   La municipalisation de la terre est-elle acceptable ? Que signifie-t-elle ? Elle signifie d’abord que les paysans ne deviendront pas propriétaires des terres qu’ils auront enlevées de haute lutte aux grands propriétaires fonciers et à l’Etat. Qu’en penseront-ils ? Les paysans entendent recevoir la terre en toute propriété, ils entendent partager les terres expropriées, dont ils se voient les propriétaires même en rêve. Et quand on leur dira que les terres doivent être remises non pas à eux, mais aux autorités locales, ils ne seront certainement pas d’accord avec les partisans de la « municipalisation ». Cela, nous ne devons pas l’oublier.

   Et puis, que faire si les paysans, entraînés par la révolution, s’approprient toutes les terres saisies et ne laissent rien aux autorités locales ? Nous n’allons tout de même pas leur barrer la route et leur dire : arrêtez-vous, ces terres doivent être remises aux autorités locales et non à vous ; l’affermage vous suffira.

   En second lieu, si nous acceptons le mot d’ordre de « municipalisation », nous devons dés maintenant le lancer dans le peuple et expliquer tout de suite aux paysans que ces terres pour lesquelles ils luttent et dont ils veulent s’emparer, seront remises en propriété aux autorités locales et non pas à eux. Certes, si le parti a une grande influence sur les paysans, il se peut qu’ils l’approuvent, mais il va sans dire qu’ils ne lutteront plus avec la même énergie, ce qui sera extrêmement préjudiciable à la révolution actuelle. Et si le parti n’a pas une grande influence sur les paysans, ceux-ci s’en écarteront et lui tourneront le dos, ce qui provoquera un conflit entre les paysans et le parti et affaiblira considérablement les forces de la révolution.

   On nous dira : souvent les désirs des paysans sont en contradiction avec le développement de l’histoire ; or, nous ne pouvons pas méconnaître la marche de l’histoire et nous conformer toujours aux désirs des paysans, — le parti doit avoir ses principes. Très juste! Le parti doit se guider sur ses principes. Mais le parti qui rejetterait toutes les aspirations paysannes, indiquées ci-dessus trahirait ses principes. Si le désir des paysans de s’emparer des terres seigneuriales et de les partager ne contredit pas la marche de l’histoire ; si ces aspirations, au contraire, découlent entièrement de la révolution démocratique actuelle ; si une lutte véritable contre la propriété féodale n’est possible que sur la base de la propriété bourgeoise ; si les aspirations des paysans expriment précisément cette tendance, alors il va de soi que le parti ne peut rejeter ces revendications des paysans, car refuser de les soutenir équivaudrait à renoncer au développement de la révolution. Au contraire, si le parti a des principes, s’il ne veut pas devenir un frein pour la révolution, il doit contribuer à réaliser ces aspirations des paysans. Or elles sont en contradiction absolue avec la « municipalisation de la terre » !

   Comme on le voit, la « municipalisation de la terre » est, elle aussi inacceptable.

III

   Nous avons vu que ni la « socialisation », ni la « nationalisation », ni la « municipalisation » ne répondent véritablement aux intérêts de la révolution actuelle.

   Comment donc faut-il répartir les terres saisies, à qui faut-il les remettre en propriété ?

   Il est clair que les terres saisies par les paysans doivent être remises aux paysans eux-mêmes pour qu’ils puissent se les partager entre eux. C’est ainsi que doit être résolue la question posée plus haut. Le partage des terres entraînera une mobilisation de la propriété. les moins fortunés vendront leurs terres et s’achemineront vers la prolétarisation ; les paysans aisés achèteront de nouvelles terres et s’appliqueront à améliorer la technique de la culture ; la campagne se divisera en classes, une lutte plus aiguë s’allumera entre ces classes et c’est ainsi que sera créée la base pour un développement ultérieur du capitalisme.

   Comme on le voit, le partage de la terre découle du développement économique actuel.

   D’autre part, le mot d’ordre : « La terre aux paysans, rien qu’aux paysans et à personne d’autre« , encouragera la paysannerie, il lui insufflera une force nouvelle et permettra de mener à son terme le mouvement révolutionnaire déjà commencé à la campagne.

   Comme on le voit, la marche elle-même de la révolution actuelle exige le partage des terres.

   Nos adversaires nous accusent de faire renaître ainsi la petite bourgeoisie, ce qui contredit radicalement la doctrine de Marx. Voici ce qu’écrit la Révolutsionnaïa Rossia((La Révolutsionnaïa Rossia [la Russie révolutionnaire], organe des socialistes-révolutionnaires, parut de la fin de 1900 à 1905. Editée d’abord par l’Union des socialistes-révolutionnaires, elle devint à partir de janvier 1902 l’organe central du parti socialiste-révolutionnaire.)) :

   « En aidant la paysannerie à exproprier les grands propriétaires fonciers, vous contribuez inconsciemment à instaurer l’économie petite-bourgeoise sur les ruines des formes plus ou moins développées de l’économie agraire capitaliste. n’est-ce pas là « un pas en arrière » du point de vue du marxisme orthodoxe ? » (Voir la Révolutsionnaïa Rossia, n°75).

   Je dois dire que messieurs les « critiques » ont embrouillé les faits. Ils ont oublié que l’économie du grand propriétaire foncier n’est pas une économie capitaliste, qu’elle est une survivance de l’économie féodale et que, par conséquent, en expropriant les grands propriétaires fonciers, on détruit les vestiges de l’économie féodale et non l’économie capitaliste. Ils ont oublié également que, du point de vue du marxisme, l’économie féodale n’a jamais été suivie et ne saurait être suivie, immédiatement, par l’économie capitaliste : entre les deux se place l’économie petite-bourgeoise qui succède à l’économie féodale et se transforme ensuite en économie capitaliste. Déjà Karl Marx, dans le livre III du Capital, affirmait que, dans l’histoire, l’économie féodale a été suivie d’abord par l’économie rurale petite-bourgeoise et qu’après seulement s’est développée la grande économie capitaliste ; il n’y a pas eu et il ne pouvait pas y avoir de bond immédiat de l’une à l’autre. Cependant, ces singuliers « critiques » nous disent que, du point de vue marxiste, la saisie et le partage des terres seigneuriales représentent un recul ! Bientôt ils nous jetteront à la tête que « l’abolition du servage » a été, elle aussi, un recul du point de vue marxiste, puisque alors également certaines terres furent « enlevées » aux grands propriétaires fonciers pour être remises aux petits exploitants : les paysans ! Drôle de gens ! Ils ne comprennent pas que le marxisme envisage toutes choses du point de vue historique ; que du point de vue du marxisme, l’économie rurale petite-bourgeoise est progressiste par rapport à l’économie féodale ; que la destruction de l’économie féodale et l’instauration de l’économie petite-bourgeoise sont une condition nécessaire au développement du capitalisme qui, par la suite, évincera cette économie petite-bourgeoise.

   Mais laissons en paix les « critiques ».

   La vérité est que la remise des terres aux paysans, et puis leur partage, sapent les fondements des survivances du servage, préparent le terrain pour le développement de l’économie capitaliste, renforcent considérablement l’essor révolutionnaire : voilà pourquoi ces mesures sont acceptables pour le Parti social-démocrate.

   Ainsi, pour supprimer les vestiges du servage, il faut confisquer toutes les terres seigneuriales; les paysans doivent en prendre possession et se les partager entre eux, selon leurs intérêts.

   C’est sur cette base que doit être établi le programme agraire du parti.

   On nous dira : tout cela concerne les paysans, mais que pensez-vous du prolétariat rural ? Nous répondons que s’il faut aux paysans un programme agraire démocratique, il existe pour les prolétaires des campagnes et des villes un programme socialiste, qui exprime leurs intérêts de classe ; quant à leurs intérêts immédiats, il en a été tenu compte dans les seize points du programme minimum où l’on parle de l’amélioration des conditions du travail. (Voir le Programme du parti, adopté au IIe congrès). Pour l’instant, l’action socialiste immédiate du parti consiste en ceci ; il fait une propagande socialiste parmi les prolétaires ruraux, il les rassemble en des organisations socialistes qui leur sont propres et les unit aux prolétaires des villes en un parti politique distinct. Le parti se tient constamment en rapports avec cette fraction de la paysannerie ; il lui dit : vous devez garder la liaison avec les paysans en lutte et lutter contre les grands propriétaires fonciers ; et pour autant que vous marchez vers le socialisme, vous devez vous unir résolument aux prolétaires des villes et lutter impitoyablement contre tout bourgeois, qu’il soit paysan ou noble. Avec les paysans, pour la république démocratique ! Avec les ouvriers, pour le socialisme ! Voilà ce que dit le parti au prolétariat rural.

   Si le mouvement des prolétaires et leur programme socialiste attisent la flamme de la lutte des classes, pour abolir ainsi à jamais toute division en classes, le mouvement paysan et son programme agraire démocratique, de leur côté, attisent à la campagne la flamme de la lutte entre les ordres de la société, pour abolir ainsi jusque dans sa racine toute division en ordres((La société féodale est caractérisée par la division en ordres. Ainsi, il existait dans la France d’avant 1789 trois ordres : noblesse, clergé, tiers état. La révolution démocratique bourgeoise se dresse contre les ordres privilégiés, elle abat les anciennes barrières pour laisser le champ libre au capitalisme. )).

*

   P.S. En terminant cet article, nous ne pouvons laisser passer sans réponse la lettre d’un lecteur qui nous écrit ce qui suit : « Votre premier article ne m’a tout de même pas satisfait. Le parti n’était-il pas hostile à la confiscation de toutes les terres ? Et s’il l’était, pourquoi ne le disait-il pas ? »

   Non, estimé lecteur, le parti n’a jamais été hostile à cette confiscation. Dés le IIe congrès, celui où fut précisément adopté le point relatif aux « otrezki », dés ce congrès (en 1903), le parti disait, par la bouche de Plékhanov et de Lénine, que nous soutiendrons les paysans s’ils revendiquent la confiscation de toutes les terres((Voir les Procès-verbaux du IIe congrès. (J.S.).)). Deux ans plus tard (en 1905), les deux fractions du parti, les « bolchéviks » au IIIe congrès et les « menchéviks » à leur Ière conférence, ont déclaré à l’unanimité qu’ils soutiendraient sans réserve les paysans quant à la confiscation de toutes les terres((Voir les Procès-verbaux du IIIe congrès. (J.S.).)). Ensuite, les journaux des deux tendances du parti, aussi bien l’Iskra et le Prolétari que la Novaïa Jizn((La Novaïa Jizn [la Vie nouvelle], premier journal bolchévik légal, parut à Saint-Pétersbourg du 27 octobre au 3 décembre 1905. Dés que Lénine revint de l’émigration, la Novaïa Zijn passa sous sa direction effective. Maxime Gorki participait activement à sa rédaction. A son n°27, la Novaïa Zijn fut interdite par les autorités. Son dernier numéro, le n°28, parut illégalement.)) et la Natchalo((Le Natchalo [le Commencement] quotidien légal des menchéviks, parut à Pétersbourg du 13 novembre au 2 décembre 1905.)), ont appelé maintes fois la paysannerie à confisquer toutes les terres… Comme vous le voyez, le parti était, dés le début, pour la confiscation de toutes les terres et, par conséquent, vous n’avez aucune raison de penser qu’il s’est mis à la remorque du mouvement paysan. celui-ci n’avait pas encore commencé pour de bon, les paysans ne réclamaient pas encore même les « otrezki », que le parti parlait déjà, à son IIe congrès, de la confiscation de toutes les terres.

   Si toutefois vous nous demandez pourquoi nous n’avons pas inscrit dans notre programme, en cette même année 1903, la revendication de la confiscation de toutes les terres, nous vous répondrons à notre tour par une question : pourquoi donc les socialistes-révolutionnaires n’ont-ils pas inscrit dés 1900, dans leur programme, la revendication de la république démocratique ? Etaient-ils vraiment contre cette revendication((Voir Nos tâches, édition de l’Union des socialistes-révolutionnaires, 1900. (J.S.).)) ? Pourquoi ne parlait-on alors que de nationalisation tandis qu’aujourd’hui on nous rebat les oreilles avec la socialisation ? Et si aujourd’hui, nous ne disons rien dans notre programme minimum de la journée de travail de 7 heures, est-ce à dire que nous sommes contre ? Qu’en conclure ? Seulement ceci : c’est qu’en 1903, alors que le mouvement était encore faible, la confiscation de toutes les terres serait restée lettre morte, le mouvement encore faible n’aurait pu faire triompher cette revendication; voilà pourquoi le mot d’ordre des « otrezki » convenait mieux à cette période. Mais, par la suite, quand le mouvement grandit et mit en avant les questions d’ordre pratique, le parti dut montrer que le mouvement ne pouvait et ne devait pas s’arrêter aux seuls « otrezki », que la confiscation de toutes les terres s’imposait.

   Tels sont les faits.

   Quelques mots pour finir à propos de la Tznobis Pourtzéli((La Tznobis Pourtzéli [la Feuille des nouvelles], quotidien géorgien ; parut à Tiflis de 1896 à 1906. A partir de la fin de 1900, ce journal fut le porte-parole des nationalistes géorgiens ; en 1904, il devint l’organe des social-fédéralistes géorgiens.)) (voir le n°3033). Ce journal débite des insanités sur la « mode » et le « principe » et il assure que le parti, naguère, érigé les « otrezki » en principe. Il s’agit là d’un mensonge, car le parti a, dés le début, publiquement admis le principe de la confiscation de toutes les terres, le lecteur a pu le constater plus haut. Quant au fait que la Tznobis Pourtzéli ne distingue pas entre principes et questions pratiques, le malheur n’est pas grand : avec l’âge, elle apprendra à les distinguer((Tznobis Pourtzéli a « entendu dire » quelques part que les « social-démocrates de Russie… ont adopté un nouveau programme agraire en vertu duquel… ils soutiennent la municipalisation des terres ». Je dois déclarer qu’aucun programme de cette nature n’a été adopté par les social-démocrates de Russie. L’adoption d’un programme est affaire de congrès ; or, notre congrès ne s’est pas encore tenu. Il est clair que quelqu’un ou quelque chose a induit en erreur la Tznobis Pourtzéli. Ce journal ferait bien de ne pas servir à ses lecteurs des on-dits.)).

L’Elva [l’Eclair], n°5, 9 et 10 des 17, 22 et 23 mars 1906.
Signé : I. Bessochvili
Traduit du géorgien
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