Le gouvernement provisoire révolutionnaire et la social-démocratie

Le gouvernement provisoire révolutionnaire et la social-démocratie

Staline

15 Août 1905

I

   La révolution populaire grandit. le prolétariat s’arme et brandit le drapeau de l’insurrection. La paysannerie redresse l’échine et se rallie autour du prolétariat. Le moment n’est plus loin où l’insurrection générale éclatera et où le trône exécré d’un tsar exécré sera « balayé de la surface de la terre ». Le gouvernement tsariste sera renversé. Sur ses décombres, on instaurera le gouvernement de la révolution, un gouvernement provisoire révolutionnaire, qui désarmera les forces ténébreuses, armera le peuple et procèdera sur-le-champ à la convocation d’une Assemblée constituante. A la domination du tsar se substituera ainsi la domination du peuple. C’est cette voie que suit actuellement la révolution populaire.

   Que doit faire le gouvernement provisoire ?

   Il doit désarmer les forces ténébreuses, maîtriser les ennemis de la révolution pour les empêcher de rétablir l’autocratie tsariste. Il doit armer le peuple et contribuer à mener la révolution jusqu’au bout. Il doit assurer la liberté de parole, de presse, de réunion, etc… Il doit abolir les impôts indirects et instituer l’impôt progressif sur les profits et l’héritage. Il doit organiser des comités de paysans, qui règleront les questions agraires à la campagne. Il doit de même séparer l’Eglise de l’Etat et l’école de l’Eglise…

   En dehors de ces revendications d’ordre général, le gouvernement provisoire doit aussi satisfaire les revendications de classe des ouvriers : liberté de grève et d’association, journée de huit heures, organisation par l’Etat des assurances ouvrières, conditions hygiéniques de travail, création de « bourses du travail », etc…

   En un mot, le gouvernement provisoire doit réaliser entièrement notre programme minimum((Voir, pour le programme minimum, le Communiqué sur le IIe congrès du P.O.S.D.R. (J.S.).)) et procéder à la convocation immédiate de l’Assemblée constituante populaire, qui consacrera « à jamais » les transformations survenues dans la vie publique.

   Qui doit faire partie du gouvernement provisoire ?

   C’est le peuple qui fera la révolution ; or, le peuple, c’est le prolétariat et la paysannerie. Il est évident qu’ils doivent se charger de faire aboutir la révolution, de juguler la réaction, d’armer le peuple, etc… Il faut pour cela que le prolétariat et la paysannerie aient, au sein du gouvernement provisoire, des défenseurs de leurs intérêts. Le prolétariat et la paysannerie domineront dans la rue, ils verseront leur sang : il va de soi qu’ils doivent aussi dominer dans le gouvernement provisoire.

   D’accord, nous dit-on, mais qu’y a-t-il de commun entre le prolétariat et la paysannerie?

   Il y a ceci de commun que l’un et l’autre haïssent les survivances du servage ; que l’un et l’autre luttent à mort contre le gouvernement du tsar ; que l’un et l’autre veulent une république démocratique.

   Cela ne doit pas cependant nous faire oublier cette vérité que la différence entre eux est beaucoup plus importante que ce qu’ils ont de commun.

   En quoi consiste cette différence ?

   En ceci que le prolétariat est l’ennemi de la propriété privée ; il hait le régime bourgeois et n’a besoin de la république démocratique que pour rassembler ses forces et renverser ensuite le régime bourgeois, alors que la paysannerie est attachée à la propriété privée, au régime bourgeois et a besoin de la république démocratique pour consolider les fondements du régime bourgeois.

   Inutile de dire que la paysannerie((C’est-à-dire la petite bourgeoisie. (J.S.).)) ne marchera contre le prolétariat que dans la mesure où celui-ci voudra abolir la propriété privée. D’autre part, il est clair également que la paysannerie ne soutiendra le prolétariat que dans la mesure où celui-ci voudra renverser l’autocratie. la révolution actuelle est bourgeoise, c’est-à-dire qu’elle ne touche pas à la propriété privée : la paysannerie n’a donc, à l’heure actuelle, aucune raison de tourner ses armes contre le prolétariat. En revanche, cette révolution répudie foncièrement le pouvoir du tsar : la paysannerie a donc intérêt à se joindre résolument au prolétariat, force d’avant-garde de la révolution. Il est clair que le prolétariat, de son côté, a intérêt à soutenir la paysannerie et à marcher avec elle contre l’ennemi commun : le gouvernement tsariste. Le grand Engels dit avec raison que jusqu’à la victoire de la révolution démocratique le prolétariat doit lutter contre le régime existant aux côtés de la petite bourgeoisie((Voir l’Iskra, n°96. Ce passage a été reproduit dans le n°5 du Social-démocrate. Voir « La démocratie et la social-démocratie ». (J.S.).)). Et si notre victoire ne peut être appelée victoire tant que les ennemis de la révolution ne seront pas entièrement matés ; si le gouvernement provisoire a pour devoir de mater les ennemis et d’armer le peuple ; s’il doit se charger de parachever la victoire, il va de soi que le gouvernement provisoire doit comprendre dans son sein, outre les défenseurs de la petite bourgeoisie, les représentants du prolétariat, chargés de défendre ses intérêts. Il serait absurde que le prolétariat, après avoir assumé la direction de la révolution, confiât à la petite bourgeoisie seule le soin de la mener jusqu’au bout : ce serait se trahir soi-même. Seulement, il ne faut pas oublier que le prolétariat, ennemi de la propriété privée, doit avoir son propre parti et ne doit pas un instant dévier de sa route.

   En d’autres termes, le prolétariat et la paysannerie doivent conjuguer leurs efforts pour en finir avec le gouvernement tsariste ; conjuguer leurs efforts pour mater les ennemis de la révolution ; et c’est pourquoi le prolétariat, au même titre que la paysannerie, doit avoir au gouvernement provisoire des défenseurs de ses intérêts : les social-démocrates.

   Cela est si clair, si évident qu’il semble superflu d’en parler.

   Mais voilà qu’intervient la « minorité », qui a des doutes et répète obstinément : il ne sied pas à la social-démocratie de participer au gouvernement provisoire, cela est contraire aux principes.

   Examinons la question. Quels sont les arguments de la « minorité » ? Elle se réfère, tout d’abord, au congrès d’Amsterdam((Le congrès d’Amsterdam de la IIe Internationale, tenu en août 1904. )). Ce congrès, à l’encontre du jauressisme, a décidé que les socialistes ne devaient pas chercher à faire partie d’un gouvernement bourgeois ; or, comme le gouvernement provisoire est un gouvernement bourgeois, il serait inadmissible que nous y participions. Ainsi raisonne la « minorité » ; elle ne remarque pas qu’une interprétation aussi scolaire de la résolution du congrès implique que nous ne devrions point participer non plus à la révolution. En effet, nous sommes les ennemis de la bourgeoisie ; or, la révolution actuelle est bourgeoise ; par conséquent, nous ne devons prendre aucune part à cette révolution ! C’est dans cette voie que nous pousse la logique de la « minorité ». La social-démocratie, en revanche, dit que nous, prolétaires, devons non seulement participer à la révolution actuelle, mais encore nous placer à la tête, la diriger et la mener jusqu’au bout. Or, il est impossible de mener la révolution jusqu’au bout sans faire partie du gouvernement provisoire. Il est incontestable qu’en l’occurrence la logique de la « minorité » boite des deux pieds. De deux choses l’une : ou bien, à l’instar des libéraux, nous devons renoncer à l’idée que le prolétariat est le dirigeant de la révolution, et alors la question de notre participation à un gouvernement provisoire. La « minorité », elle, ne veut rompre ni avec l’un, ni avec l’autre, elle veut faire figure et de libérale et de social-démocrate ! C’est ainsi qu’elle violente impitoyablement l’innocente logique…

   Quant au congrès d’Amsterdam, il avait en vue le gouvernement français permanent, et non un gouvernement provisoire révolutionnaire. Le gouvernement français est conservateur et réactionnaire ; il défend ce qui est ancien et combat ce qui est nouveau ; il va de soi qu’un social-démocrate véritable n’en fera pas partie. Alors que le gouvernement provisoire est progressiste et révolutionnaire, qu’il lutte contre ce qui est ancien, fraie la voie à ce qui est nouveau, sert les intérêts de la révolution ; il va de soi qu’un social-démocrate véritable en fera partie et prendra une part active au parachèvement de la révolution. Comme on le voit, ce sont là des choses bien différentes. C’est à tort que la « minorité » se cramponne au congrès d’Amsterdam : il ne la sauvera pas de l’échec.

   Il faut croire que la « minorité » elle-même l’a senti : elle fait appel à un autre argument : elle invoque à présent les ombres de Marx et d’Engels. Le Social-démocrate, par exemple, répète obstinément que Marx et Engels « rejettent radicalement » la participation à un gouvernement provisoire. Mais où et quand ? Que dit Marx, par exemple ? En réalité, Marx dit que…les petits bourgeois démocrates… prêchent au prolétariat… de créer un grand parti d’opposition qui engloberait toutes les nuances dans un parti démocratique… [qu’] une pareille union serait sans aucun doute préjudiciable au prolétariat et leur profiterait exclusivement [au gouvernement provisoire]((Voir le Social-démocrate, n°5. (J.S.).)), etc…((Karl Marx et Friedrich Engels : Adresse du Comité central à la Ligue des communistes)).

   En un mot, le prolétariat doit avoir un parti de classe distinct. Mais qui donc s’y oppose, « savant critique » ? Pourquoi vous battez-vous contre des moulins à vent ?

   Le « critique » n’en continue pas moins à citer Marx.

   En cas de lutte contre un ennemi commun, il n’est pas besoin d’une union spéciale. Dans la mesure où une lutte directe contre cet ennemi est nécessaire, les intérêts des deux partis coïncident pour un certain temps, etc… une alliance se réalise alors, qui n’est prévue que pour une période donnée… Pendant et après la lutte, les ouvriers doivent, à chaque occasion, présenter leurs besoins [sans doute : revendications] propres à côté de ceux des démocrates bourgeois… En un mot, il est indispensable, dés le premier moment de la victoire, de se méfier… de ses alliés d’hier, du parti qui veut exploiter la victoire commune exclusivement à ses fins((Voir le Social-démocrate, n°5. (J.S.).)).

   En d’autres termes, le prolétariat doit suivre son chemin propre et en soutenir la petite bourgeoisie que dans la mesure où cela ne contredit pas ses intérêts. Mais qui s’y oppose, étonnant « critique » et qu’aviez-vous besoin de vous référer aux paroles de Marx ? Marx parle-t-il du gouvernement provisoire révolutionnaire ? Il n’en dit pas un mot ! Est-ce que, selon Marx, la participation à un gouvernement provisoire pendant une révolution démocratique est contraire à nos principes ? Il n’en dit pas un mot ! Pourquoi donc notre auteur est-il aux anges? Où a-t-il été dénicher « une contradiction de principe » entre Marx et nous ? Pauvre « critique »! Il se met en quatre pour découvrir une telle contradiction, mais, à son grand déplaisir, sans aucun résultat.

   Et que dit Engels, d’après les menchéviks ? Dans sa lettre à Turati, il dit, paraît-il, que la révolution future en Italie sera petite-bourgeoise et non socialiste ; que jusqu’à sa victoire le prolétariat doit marcher aux côtés de la petite bourgeoisie contre le régime existant, tout en ayant obligatoirement son propre parti ; mais qu’après la victoire de la révolution il serait extrêmement dangereux pour les socialistes de faire partie du nouveau gouvernement. Ils répèteraient ainsi l’erreur de Louis Blanc et d’autres socialistes français de 1848, etc((Voir le Social-démocrate n°5. Le Social-démocrate cite ces mots entre guillemets. On pourrait croire que ces mots d’Engels sont reproduits textuellement. En réalité, il n’en est rien. Le contenu de la lettre d’Engels y est seulement exposé en d’autres termes. (J.S.).))… Autrement dit, puisque la révolution italienne sera démocratique, et non socialiste, ce serait une grave erreur de rêver à la domination du prolétariat et de rester dans le gouvernement même après la victoire ; c’est seulement jusqu’à la victoire que le prolétariat pourrait marcher avec les petits bourgeois contre l’ennemi commun. Mais qui donc le conteste, qui dit que nous devons confondre la révolution démocratique et la révolution socialiste ? Quel besoin avait-on de se référer à Turati, adepte de Bernstein ? Et pourquoi évoquer Louis Blanc ? Louis Blanc était un « socialiste » petit-bourgeois, alors qu’il est question chez nous de social-démocrates. Il n’existait pas de Parti social-démocrate à l’époque de Louis Blanc : or, ici, il est question de ce parti. Les socialistes français avaient en vue la conquête du pouvoir politique ; ce qui nous intéresse, quant à nous, c’est la question de la participation au gouvernement provisoire… Est-ce que, selon Engels, participer à un gouvernement provisoire pendant une révolution démocratique est contraire à nos principes ? Il n’en dit pas un mot ! Mais alors pourquoi fallait-il, ô notre menchévik, disserter si longuement ? Ne comprenez-vous pas qu’embrouiller les questions, ce n’est pas les résoudre ? Quel besoin aviez-vous de déranger inutilement les ombres de Marx et d’Engels ?

   La « minorité » a sans doute senti elle-même que les noms de Marx et d’Engels ne la sauveront pas, et la voilà qui se cramponne maintenant à un troisième « argument ». Vous voulez mettre une double bride aux ennemis de la révolution, nous dit la « minorité » ; vous voulez que « la pression du prolétariat sur la révolution s’exerce non seulement ‘d’en bas’, non seulement de la rue, mais encore d’en haut, des palais du gouvernement provisoire »((Voir l’Iskra, n°93. (J.S.).)). Mais cela est contraire aux principes, nous reproche la « minorité ».

   Ainsi, la « minorité » affirme que nous ne devons agir sur la marche de la révolution « que d’en bas ». La « majorité », en revanche, estime que nous devons compléter l’action exercée « d’en bas » par une action exercée « d’en haut », afin que la pression s’exerce de toutes parts.

   Mais alors, qui donc entre en contradiction avec le principe de la social-démocratie, la « majorité » ou la « minorité » ?

   Adressons-nous à Engels. Dans la période de 1870 à 1880, une insurrection éclata en Espagne. La question d’un gouvernement provisoire révolutionnaire se posa. A cette époque, les bakouninistes (anarchistes) étaient là-bas à l’oeuvre. Ils niaient toute action exercée « d’en haut », d’où une polémique entre eux et Engels. Les bakouninistes prêchaient la même chose que la « minorité » aujourd’hui.

   Les bakouninistes, dit Engels, avaient prêché depuis des années que toute action de haut en bas est nuisible, que tout doit être organisé et exécuté de bas en haut((Voir le n°3 du Proletari, où sont citées ces paroles d’Engels. (J.S.).)).

   D’après eux, toute organisation d’un pouvoir politique, dit provisoire ou révolutionnaire, ne peut-être qu’une nouvelle duperie et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que tous les gouvernements actuels((Voir le n°3 du Prolétari. (J.S.).)).

   Engels raille cette façon de voir et dit que la vie a cruellement réfuté cette théorie des bakouninistes. Force a été aux bakouninistes de céder aux exigences de la vie et… en dépit de leurs principes anarchistes, ils ont dû former un gouvernement révolutionnaire((Idem. (J.S.))).

   Ils ont ainsi, foulé aux pieds le principe qu’ils venaient eux-mêmes de proclamer : à savoir que l’instauration d’un gouvernement révolutionnaire n’est qu’une nouvelle duperie et une nouvelle trahison envers la classe ouvrière.((Idem. (J.S.)))Ainsi parle Engels.

   Il apparaît donc que le principe de la « minorité », — n’agir que « d’en bas », — est un principe anarchiste, qui, en réalité contredit foncièrement la tactique social-démocrate. Le point de vue de la « minorité », selon lequel toute participation à un gouvernement provisoire serait néfaste aux ouvriers, est une phrase anarchiste, dont Engels se moquait déjà. Il apparaît aussi que la vie rejettera les conceptions de la « minorité » et les brisera en se jouant, comme ce fut le cas pour les bakouninistes.

   Néanmoins, la « minorité » s’obstine : nous n’irons pas, dit-elle, contre les principes. Ces gens-là ont une étrange conception des principes social-démocrates. Prenons, par exemple, leurs principes concernant le gouvernement provisoire révolutionnaire et la Douma d’Etat. La « minorité » se prononce contre la participation à la Douma d’Etat, suscitée par les intérêts de l’autocratie : cela, paraît-il, ne serait pas contraire aux principes ! La « minorité » se prononce contre la participation à un gouvernement provisoire créé et légitimé par le peuple révolutionnaire : ce serait contraire aux principes. Mais elle est pour une participation à la Douma d’Etat, convoquée et légitimée par le tsar autocrate : cela, paraît-il, ne serait pas contraire aux principes ! La « minorité » est contre une participation à un gouvernement provisoire appelé à enterrer l’autocratie : ce serait contraire aux principes. Mais elle est pour la participation à la Douma d’Etat, appelée à consolider l’autocratie : cela, paraît-il, ne serait pas contraire aux principes !… De quels principes parlez-vous donc, très honorables amis, de ceux des libéraux ou des social-démocrates ? Vous feriez bien de répondre directement à cette question. Nous avons là-dessus quelques doutes.

   Mais laissons ces questions.

   Le fait est que la « minorité », en quête de principes, a glissé sur la pente de l’anarchisme.

   Voilà ce qui est clair aujourd’hui.

II

   Nos menchéviks n’ont pas trouvé à leur goût les résolutions prises au IIIe congrès du parti. Leur signification révolutionnaire véritable a troublé le « marais » des menchéviks et éveillé leur appétit de « critique ». Il est à croire que leur mentalité opportuniste a été surtout choquée par la résolution sur le gouvernement provisoire révolutionnaire ; ils ont donc entrepris de la « démolir ». Mais n’y ayant rien trouvé à quoi ils puissent accrocher leur critique, ils ont eu recours à leur moyen habituel et si bon marché : la démagogie ! Cette résolution a été rédigée pour leurrer les ouvriers, pour les mystifier et les aveugler, écrivent ces « critiques ». Et ils semblent très satisfaits de leur manège. Ils imaginent leur adversaire frappé à mort ; et, se croyant en posture de critiques vainqueurs, ils s’exclament : « Et ce sont eux (les auteurs de la résolution) qui ont la prétention de diriger le prolétariat! ». A regarder ces « critiques », on croit voir ce personnage de Gogol qui, ayant perdu la raison, se prend pour le roi d’Espagne. tel est le sort de ceux qui sont victimes de la folie des grandeurs !

   Examinons de près la « critique » que nous trouvons dans le n°5 du Social-démocrate. Comme on le sait déjà, nos menchéviks ne peuvent songer sans effroi au spectre sanglant du gouvernement provisoire révolutionnaire, et ils font appel à leurs saint — les Martynov et les Akimov — pour les délivrer de ce monstre et le remplacer par le « Zemski Sobor(( Le « Zemski Sobor » ou « assemblée des représentants de la terre russe » correspond aux Etats généraux de l’ancien régime en France. Au début du XVIIe siècle, pendant le « temps des troubles », le « Zemski Sobor » exerça un moment le pouvoir. )) », devenu aujourd’hui la Douma d’Etat. A cette fin, ils portent aux nues le « Zemski Sobor » et essaient de faire passer pour du bon argent cette création pourrie du tsarisme pourri ! « Nous savons que la grande Révolution française a institué la république sans avoir eu de gouvernement provisoire », écrivent-ils. Et c’est tout ? vous ne savez rien de plus « honorables » critiques ? Ce n’est pas beaucoup ! Il faudrait en savoir davantage ! Il faudrait savoir, par exemple, que la grande Révolution française a triomphé en tant que mouvement révolutionnaire bourgeois, alors qu’en Russie « le mouvement révolutionnaire triomphera en tant que mouvement des ouvriers, ou ne triomphera pas du tout », comme le dit à juste titre Plékhanov. En France, la bourgeoisie était à la tête de la Révolution ; en Russie, c’est le prolétariat. Là-bas, c’est la bourgeoisie qui présidait au sort de la Révolution ; ici, c’est le prolétariat. Puisque les forces révolutionnaires dirigeantes sont autres, n’est-il pas évident que les résultats ne sauraient être les mêmes pour l’une et l’autre classes ? Si en France la bourgeoisie, qui se trouvait à la tête de la révolution, en a recueilli les fruits, doit-il en être de même en Russie ? Oui, disent nos menchéviks, ce qui s’est passé là-bas, en France, doit aussi se produire ici, en Russie. Ces messieurs, pareils à un fabricant de cercueils, prennent les mesures d’un trépassé de longues date et les appliquent aux vivants. Ils ont en outre commis une fraude de taille : ils ont enlevé la tête de l’objet qui nous intéresse et reporté le centre de la polémique sur la queue. Comme tout social-démocrate révolutionnaire, nous parlons d’instaurer une république démocratique. Eux, ils ont subtilisé le mot « démocratique » et se sont mis à pérorer sur la « république ». « Nous savons que la grande Révolution française a instauré la république : mais quelle république, — une république vraiment démocratique ? Telle que la veut le Parti ouvrier social-démocrate de Russie ? Cette république a-t-elle donné au peuple le suffrage universel ? Les élections d’alors étaient-elles absolument directes ? Avait-on établi l’impôt progressif sur le revenu ? Parlait-on d’améliorer les conditions de travail, de diminuer la journée de travail, d’augmenter les salaires etc… ? Non. Il n’y a rien eu de tout cela, et d’ailleurs il n’en pouvait être question, car les ouvriers n’avaient pas alors une éducation social-démocrate. Aussi leurs intérêts, dans la république française de l’époque, ont-ils été oubliés, négligés par la bourgeoisie. Inclineriez-vous, messieurs, vos têtes  « vénérables » devant une telle république ? Est-ce cela votre idéal ? Bon voyage ! Mais souvenez-vous bien, honorables critiques, que s’incliner devant une telle république n’a rien de commun avec la social-démocratie et son programme ; c’est du démocratisme de la pire espèce. Et vous faites passer tout cela en fraude, en vous couvrant du nom de la social-démocratie.

   D’autre part, les menchéviks devraient savoir que la bourgeoisie de Russie, avec son « Zemski Sobor », ne nous gratifiera pas même d’une république comme celle de la France ; elle n’a pas du tout l’intention d’abolir la monarchie. Connaissant parfaitement « l’insolence » des ouvriers là où il n’existe pas de monarchie, elle s’efforce de conserver cette forteresse intacte et de s’en faire une arme contre son ennemi implacable : le prolétariat. C’est dans ce but qu’au nom du « peuple » elle mène des pourparlers avec le tsar-bourreau et lui conseille dans l’intérêt de la « patrie » et du trône, de convoquer un « Zemski Sobor » pour éviter « l’anarchie ». Ignoreriez-vous tout cela, vous autres menchéviks ?

   Il nous faut non une république comme celle que la bourgeoisie française a instaurée au XVIIIe siècle, mais une république telle que la veut le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, au XXe siècle. or, cette république ne peut naître que d’une insurrection populaire victorieuse ayant à sa tête, le prolétariat et du gouvernement révolutionnaire provisoire qu’elle aura mis en avant. Ce gouvernement provisoire pourra seul réaliser provisoirement notre programme minimum et soumettre les transformations intervenues à l’approbation d’une Assemblée constituante convoquée par lui.

   Nos « critiques » ne croient pas qu’une Assemblée constituante, convoquée conformément à notre programme, puisse exprimer la volonté du peuple (et comment pourraient-ils se l’imaginer, eux qui ne veulent pas aller au delà de la grande révolution française survenue il y a 115 ou 116 ans ?).

   Ceux qui ont la richesse et l’influence, continuent les « critiques », disposent de tant de moyens de fausser les élections en leur faveur qu’il est parfaitement inutile de parler de la volonté réelle du peuple. Pour que les électeurs pauvres ne deviennent pas les interprètes de la volonté des riches, il faut un grand combat, une longue discipline de parti [celle que les menchéviks ne veulent pas reconnaître !]. Même en Europe [?], malgré une éducation politique déjà ancienne, ce résultat n’est pas atteint. Et nos bolchéviks qui croient que le gouvernement provisoire détient ce talisman !

   Voilà le véritable suivisme ! Les voilà, « reposant dans le sein de Dieu », la « tactique-processus » grandeur nature ! Demander pour la Russie ce qui n’a pas encore été réalisé en Europe, il ne saurait en être question, proclament sentencieusement les « critiques » ! Nous savons pourtant que notre programme minimum n’a été complètement réalisé ni en Europe ni même en Amérique ; par conséquent, quiconque l’accepte et lutte pour sa réalisation en Russie après la chute de l’autocratie n’est, selon les menchéviks, qu’un rêveur incorrigible, un pitoyable Don Quichotte ! En un mot, notre programme minimum est faux, utopique, et n’a rien à voir avec la « vie » réelle ! n’est-il pas vrai, messieurs les « critiques » ? C’est bien ainsi, selon vous. Ayez donc le courage de le dire explicitement, sans détours ! Nous saurons alors qui à nous avons affaire et vous vous affranchirez des formalités de programme que vous abhorrez ! Car vous parlez si timidement, avec tant de pusillanimité, du peu d’importance du programme que beaucoup de gens, en dehors de bolchéviks bien sûr, croient encore que vous reconnaissez le programme de la social-démocratie de Russie, voté au IIe congrès du parti. Mais pourquoi ce pharisaïsme ?

   Nous touchons là au fond de nos divergences. vous ne croyez pas à notre programme et vous en contestez la justesse. Alors que nous, au contraire, nous nous en inspirons toujours et y conformons tous nos actes !

   Nous croyons que « ceux qui ont la richesse et l’influence » ne pourront ni corrompre ni tromper le peuple entier si la propagande électorale est libre. Car, à leur influence et leur or, nous opposerons la parole social-démocrate et sa vérité (dont contrairement à vous, nous ne doutons pas) ; nous atténuerons ainsi l’effet des manoeuvres frauduleuses de la bourgeoisie. Mais vous, vous n’y croyez pas, et c’est pourquoi vous tirez la révolution vers le réformisme.

   En 1848, continuent les « critiques », le gouvernement provisoire de la France [encore la France !], dont faisaient également partie des ouvriers, convoqua une Assemblée nationale où pas un délégué du prolétariat parisien ne fut élu.

   C’est là, encore une fois, une incompréhension complète de la théorie social-démocrate et une conception schématique de l’histoire ! Pourquoi jeter des phrases au vent ? En France, bien que des ouvriers eussent fait partie du gouvernement provisoire, le résultat a été nul ; c’est pourquoi la social-démocratie doit, en Russie refuser sa participation, car là encore le résultat serait nul, concluent les « critiques ». Mais est-ce sur la participation des ouvriers qu’est centré le débat ? Disons-nous que l’ouvrier, quel qu’il soit et quelle que soit sa tendance, doit participer au gouvernement provisoire révolutionnaire ? Non , nous ne sommes pas encore vos adeptes et nous ne décernons pas à chaque ouvrier un brevet de social-démocrate. Quant à faire des ouvriers qui participent au gouvernement provisoire français de membres du Parti social-démocrate, cette idée ne nous est même pas venue à l’esprit ! A quoi bon cette analogie déplacée ? Et d’ailleurs peut-on établir une comparaison entre la conscience politique du prolétariat français de 1848 et celle du prolétariat de Russie à l’heure actuelle ? Le prolétariat français de ce temps s’était-il livré, ne fût-ce qu’une seule fois, à une manifestation politique contre le régime existant ? Avait-il jamais fêté le 1er Mai sous le signe de la lutte contre le régime bourgeois ? Etait-il organisé au sein d’un parti ouvrier social-démocrate ? Avait-il un programme social-démocrate ? Nous savons bien que non. De tout cela, le prolétariat français n’avait pas la moindre idée. La question se pose : le prolétariat français pouvait-il alors cueillir les fruits de la révolution comme en est en mesure de le faire le prolétariat de Russie, qui est, lui, organisé depuis longtemps au sein d’un parti social-démocrate, a un programme social-démocrate parfaitement défini et se fraie consciemment un chemin vers le but qu’il s’est assigné ? Quiconque est capable de comprendre tant soit peu la réalité répondra par la négative. Et seuls les hommes capables d’apprendre par coeur les faits historiques sans savoir en expliquer l’origine selon le temps et le lieu, peuvent identifier ces deux ordres de faits très différents.

   « Il faut, nous enseignent encore et encore les ‘critiques’, que le peuple use de violence, que la révolution soit ininterrompue, et non se contenter d’élections et rentrer ensuite chacun chez soi. » Nouvelle calomnie ! Qui donc vous a dit, très honorable critique, que nous nous contenterons ensuite chacun chez soi ? Nommez-le donc !

   Nos « critiques » s’alarment aussi de ce que nous exigions de notre programme minimum, et ils s’exclament : « C’est ne rien comprendre aux choses : car les revendications politiques et économiques de notre programme ne peuvent être réalisées que par la voie législative ; or, le gouvernement provisoire n’est pas un organe législatif. » A la lecture de ce réquisitoire contre « les agissements illégaux », un doute se glisse en nous : cet article n’aurait-il pas été adressé au Social-démocrate par quelque bourgeois libéral, adorateur de la légalité ?((Cette idée s’impose d’autant plus que, de toute la bourgeoisie de Tiflis, les menchéviks, dans le n°5 du Social-démocrate, ne considèrent comme traîtres à la « cause commune » qu’une dizaine de marchands. On peut en conclure que les autres sont leurs partisans et font « cause commune » avec les menchéviks. Quoi d’étonnant à ce qu’un de ces partisans de la « cause commune » se soit avisé d’envoyer au journal de ses collègues un article « critique contre l’intransigeante « majorité » ? (J.S.).)). Comment expliquer autrement ce sophisme bourgeois selon lequel le gouvernement provisoire révolutionnaire n’aurait pas le droit d’abroger les anciennes lois et d’en établir de nouvelles ! Ce raisonnement ne sent-il pas à plein nez le libéralisme le plus plat ? Et n’est-il pas étrange dans la bouche d’un révolutionnaire ? Vraiment, cela rappelle le condamné dont on allait couper la tête et qui suppliait le bourreau de ne pas toucher au bouton qu’il avait sur le cou. Au reste, que ne passerait-on pas à des « critiques » qui ne distinguent pas un gouvernement provisoire révolutionnaire d’un simple cabinet des ministres (ce n’est pas de leur faute : leurs maîtres, les Martynov et les Akimov, les ont amenés là). Qu’est-ce qu’un cabinet des ministres? Le résultat de l’existence d’un gouvernement permanent. Et qu’est-ce qu’un gouvernement provisoire révolutionnaire ? Le résultat de la suppression du gouvernement permanent. Le premier applique les lois existantes avec le concours d’une armée permanente. le second abroge les lois existantes et à leur place, avec le concours du peuple insurgé, consacre la volonté de la révolution. Qu’y a-t-il de commun entre eux ?

   Admettons que la révolution ait triomphé et que le peuple vainqueur ait formé un gouvernement provisoire révolutionnaire. La question se pose : que doit faire ce gouvernement, s’il ne peut ni abroger ni promulguer des lois ? Attendre l’Assemblée constituante ? Mais la convocation de cette Assemblée exige, elle aussi, la promulgation de lois nouvelles comme : le suffrage universel, direct, etc…, la liberté de parole, de la presse, des réunions, et ainsi de suite. Tout cela fait partie de notre programme minimum. Et si le gouvernement provisoire révolutionnaire ne peut le réaliser, de quoi s’inspirera-t-il en convoquant l’Assemblée constituante ? Serait-ce du programme élaboré par Boulyguine((Il s’agit du projet de loi relatif à l’institution d’une Douma d’Etat consultative et du règlement sur les élections à la Douma, élaborés par une commission que présidait le ministre de l’Intérieur Boulyguine. Le projet de loi et le règlement électoral furent publiés en même temps que le manifeste du tsar, le 6 (19) août 1905. Les bolchéviks boycottèrent activement la Douma de Boulyguine. Celle-ci fut balayée par la révolution avant même d’avoir pu se réunir. )) et approuvé par Nicolas II ?

   Admettons encore que le peuple vainqueur, après avoir subi de nombreuses pertes par suite du manque d’armes, exige du gouvernement provisoire révolutionnaire le licenciement de l’armée permanente et l’armement du peuple pour lutter contre la contre-révolution. C’est alors que les menchéviks se mettent à prêcher : la suppression de l’armée permanente et l’armement du peuple sont du ressort, non du gouvernement provisoire révolutionnaire, mais de l’Assemblée constituante. C’est à elle que vous devez en appeler, ne demandez pas d’actes illégaux, etc… Jolis conseillers, il n’y a pas à dire !

   Voyons maintenant de quel droit les menchéviks privent le gouvernement provisoire révolutionnaire de toute « capacité ». D’abord, parce qu’il n’est pas une institution législative, et puis parce que l’Assemblée constituante n’aurait, paraît-il, plus rien à faire. Voilà à quelle honte en arrivent ces béjaunes en politique ! Il se trouve qu’ils ne savent même pas que la révolution triomphante et l’interprète de sa volonté, le gouvernement provisoire révolutionnaire, sont les maîtres de la situation jusqu’à la formation d’un gouvernement permanent, qu’ils peuvent donc abroger et promulguer des lois ! S’il en était autrement, si le gouvernement provisoire ne possédait pas ces droits, son existence n’aurait plus aucun sens et le peuple insurgé n’aurait pas institué un pareil organisme. Il est tout de même étonnant que les menchéviks aient oublié l’a b c de la révolution.

   Les menchéviks demandent : ce que doit donc faire l’Assemblée constituante, si le gouvernement provisoire révolutionnaire applique notre programme minimum ? Vous craignez, honorables critiques, qu’elle ne soit réduite au chômage. Soyez sans crainte, le travail ne lui manquera pas. Elle sanctionnera les transformations que le gouvernement provisoire révolutionnaire aura opérées avec l’aide du peuple insurgé ; elle élaborera la Constitution du pays, dont notre programme minimum ne sera qu’une partie. Voilà ce que nous demanderons à l’Assemblée constituante !

   Ils [les bolchéviks] ne peuvent se figurer une scission entre la petite bourgeoisie même et les ouvriers, scission qui aura ses répercussions sur les élections ; par suite, le gouvernement provisoire voudra opprimer au profit de sa classe les électeurs ouvriers, écrivent les « critiques ».

   Comprenne qui pourra cette sagesse ! Que signifient ces mots : « le gouvernement provisoire voudra opprimer au profit de sa classe les électeurs-ouvriers » !!? De quel gouvernement provisoire parlent-ils, contre quels moulins à vent se battent ces Don Quichotte? Quelqu’un a-t-il jamais dit que si la petite bourgeoisie s’emparait à elle seule du gouvernement provisoire révolutionnaire, elle n’en défendrait pas moins les intérêts des ouvriers ? Pourquoi prêter aux autres sa propre étourderie ? Nous disons qu’on peut admettre, dans certaines conditions, la participation de nos délégués social-démocrates au gouvernement provisoire révolutionnaire à côté des représentants de la démocratie. S’il en est ainsi, s’il s’agit d’un gouvernement provisoire révolutionnaire dont font aussi partie les social-démocrates, comment pourrait-il être de composition petite-bourgeoise ? Nous fondons nos arguments en faveur de la participation au gouvernement provisoire révolutionnaire sur ce fait que la réalisation de notre programme minimum ne contredit pas dans l’essentiel les intérêts de la démocratie : paysannerie et petite bourgeoisie des villes (que vous, menchéviks, invitez à adhérer à votre parti) ; nous estimons donc possible de l’appliquer en commun. Mais si la démocratie s’oppose à l’application de certains points de notre programme, nos délégués, soutenus dans la rue par leurs électeurs, par le prolétariat, s’efforceront d’appliquer ce programme par la force, si cette force existe (si elle fait défaut, nous n’entrerons pas dans le gouvernement provisoire, et d’ailleurs on ne nous y enverra pas siéger). Comme on le voit, la social-démocratie doit participer au gouvernement provisoire révolutionnaire précisément pour y défendre le point de vue social-démocrate, c’est-à-dire pour ne pas permettre aux autres classes de léser les intérêts du prolétariat.

   Les représentants du Parti ouvrier social-démocrate de Russie au gouvernement provisoire révolutionnaire déclareront la guerre non au prolétariat, comme le croient les menchéviks dans leur aberration, mais, en accord avec le prolétariat, aux ennemis du prolétariat. Mais que vous importe tout cela, à vous, menchéviks ? Que vous importent la révolution et son gouvernement provisoire ? Votre place est là-bas, à la « [Douma d’Etat] »…

La première partie de cet article a été  publiée dans la « Prolétariatis Brdzola » [la Lutte du prolétariat], 11, 15 août 1905.
Article non signé.
Traduit du géorgien.

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