Réponse au camarade A. Kholopov

Le marxisme et les problèmes de linguistique

Staline

Réponse au camarade A. Kholopov

   28 juillet 1950

   J’ai reçu votre lettre.

   J’ai tardé un peu à répondre parce que j’ai été surchargé de travail.

   Votre lettre procède implicitement de deux suppositions : de la supposition qu’il est permis d’extraire une citation des ouvrages de tel ou tel auteur en la détachant de la période historique traitée dans la citation, et, deuxièmement, de la supposition que telles ou telles conclusions et formules du marxisme tirées de l’étude d’une des périodes du développement historique sont justes pour toutes les périodes du développement et doivent, par conséquent, rester immuables.

   Je dois dire que ces deux suppositions sont profondément erronées.

   Je veux en donner quelques exemples.

   1. Dans les années 40 du siècle dernier, lorsqu’il n’y avait pas encore de capitalisme monopoliste, lorsque le capitalisme se développait d’une façon plus ou moins régulière, en suivant une ligne ascendante et en s’étendant à de nouveaux territoires encore inoccupés par lui, et lorsque la loi sur le développement inégal ne pouvait encore se manifester avec pleine vigueur, Marx et Engels sont arrivés à la conclusion que la révolution socialiste ne pouvait triompher dans un pays quelconque pris à part, qu’elle ne pouvait être victorieuse qu’à la suite d’un assaut général déclenché dans tous les pays civilisés ou dans la plupart d’entre eux.

   Cette conclusion est devenue ensuite un principe directeur pour tous les marxistes.

   Cependant, au début du XX° siècle, surtout dans la période de la Première Guerre mondiale, lorsqu’il est devenu clair pour tous que le capitalisme prémonopoliste s’était manifestement transformé en capitalisme monopoliste, lorsque le capitalisme ascendant se fut transformé en capitalisme agonisant, lorsque la guerre eut mis à nu les faiblesses incurables du front impérialiste mondial et lorsque la loi du développement inégal eut prédéterminé la révolution prolétarienne à mûrir à des époques différentes dans les différents pays, Lénine, partant de la théorie marxiste, est arrivé à la conclusion que, dans les conditions nouvelles du développement, la révolution socialiste pouvait très bien être victorieuse dans un seul pays pris séparément, que la victoire simultanée de la révolution socialiste dans tous les pays ou dans la plupart des pays civilisés était impossible par suite du mûrissement inégal de la révolution dans ces pays, que la vieille formule de Marx et d’Engels ne correspondait plus aux nouvelles conditions historiques.

   Comme on le voit, nous avons ici deux conclusions différentes sur la question de la victoire du socialisme, conclusions qui non seulement se contredisent, mais encore s’excluent mutuellement.

   Des clercs et des talmudistes, qui, sans aller au fond des choses, font mécaniquement des citations en les détachant des conditions historiques, peuvent dire que l’une de ces conclusions doit être rejetée comme absolument erronée et que l’autre doit être étendue, comme absolument juste, à toutes les périodes du développement. Mais les marxistes ne peuvent pas ne pas savoir que les clercs et les talmudistes se trompent, ils ne peuvent pas ne pas savoir que ces deux conclusions sont justes, mais non pas de façon absolue, que chacune d’elles est juste pour son temps : la conclusion de Marx et d’Engels pour la période du capitalisme prémonopoliste, et la conclusion de Lénine pour la période du capitalisme monopoliste.

   2. Engels a dit dans son Anti-Dühring qu’après la victoire de la révolution socialiste, l’Etat doit dépérir. C’est pour cette raison qu’après la victoire de la révolution socialiste dans notre pays, les clercs et les talmudistes dans notre Parti ont commencé à exiger que le Parti prenne des mesures pour faire dépérir au plus vite notre Etat, pour dissoudre les organismes d’Etat et renoncer à une armée permanente.

   Cependant, sur la base de l’étude de la situation mondiale de notre époque, les marxistes soviétiques sont arrivés à la conclusion qu’étant donné l’encerclement capitaliste, alors que la victoire de la révolution socialiste n’a eu lieu que dans un seul pays et que le capitalisme domine dans tous les autres, le pays de la révolution victorieuse doit non pas affaiblir, mais consolider par tous les moyens son Etat, les organismes d’Etat, les services de renseignements, l’armée, si ce pays ne veut pas être écrasé par l’encerclement capitaliste. Les marxistes russes sont arrivés à la conclusion que la formule d’Engels a en vue la victoire du socialisme dans tous les pays ou dans la plupart des pays, qu’elle est inapplicable dans le cas où le socialisme triomphe dans un seul pays pris séparément, alors que le capitalisme domine dans tous les autres pays.

   Comme on le voit, nous avons ici deux formules différentes, qui s’excluent mutuellement, en ce qui concerne les destinées de l’Etat socialiste.

   Les clercs et les talmudistes peuvent dire que cette circonstance crée une situation intolérable, qu’il faut rejeter l’une des formules comme absolument erronée et étendre l’autre, comme absolument juste, à toutes les périodes du développement de l’Etat socialiste.

   Mais les marxistes ne peuvent pas ne pas savoir que les clercs et les talmudistes se trompent, car ces deux formules sont justes, mais non pas de façon absolue, chacune d’elles est juste pour son époque : la formule des marxistes soviétiques pour la période de la victoire du socialisme dans un ou plusieurs pays, et la formule d’Engels pour la période où la victoire successive du socialisme dans des pays isolés conduira à la victoire du socialisme dans la plupart des pays et où seront créées ainsi les conditions nécessaires à l’application de la formule d’Engels.

   On pourrait multiplier de tels exemples.

   Il faut dire la même chose des deux formules différentes à propos du problème de la langue, extraites d’ouvrages différents de Staline et citées par le camarade Kholopov dans sa lettre.

   Le camarade Kholopov se réfère à l’ouvrage de Staline A propos du marxisme en linguistique, où se trouve la conclusion qu’à la suite du croisement de deux langues, par exemple, l’une d’elles est généralement victorieuse et l’autre dépérit, et que, par conséquent, le croisement ne donne pas une nouvelle langue, une troisième langue, mais conserve l’une des langues.

   Il se réfère ensuite à une autre conclusion tirée du rapport de Staline au XVI° Congrès du Parti communiste (b.) de l’U.R.S.S. où il est dit que dans la période de la victoire du socialisme à l’échelle mondiale, lorsque le socialisme se consolidera et entrera dans la vie courante, les langues nationales doivent inévitablement fusionner en une langue commune qui ne sera certainement ni le russe, ni l’allemand, mais quelque chose de nouveau. En confrontant ces deux formules et en voyant que non seulement elles ne coïncident pas, mais s’excluent l’une l’autre, le camarade Kholopov est pris de désespoir.

   « D’après votre article, écrit-il dans sa lettre, j’ai compris qu’à la suite du croisement des langues, il ne peut jamais se former une nouvelle langue, tandis qu’avant cet article j’étais fermement convaincu, conformément à votre intervention au XVI° Congrès du Parti communiste (b.) de l’U.R.S.S., que sous le communisme les langues se fondraient en une seule langue commune. »

   Visiblement, le camarade Kholopov, après avoir découvert une contradiction entre ces deux formules, profondément convaincu que cette contradiction doit être liquidée, estime nécessaire de rejeter l’une des formules comme erronée et de se cramponner à l’autre formule comme juste pour tous les temps et pour tous les pays.

   Mais à quelle formule se cramponner, il ne sait trop. Il en résulte une sorte de situation sans issue. Le camarade Kholopov n’a même pas l’idée que les deux formules peuvent être justes, chacune pour son époque.

   Cela arrive toujours avec les clercs et les talmudistes qui, sans aller au fond des choses, citant de façon mécanique, sans égard aux conditions historiques auxquelles se rapportent les citations, tombent toujours dans une situation sans issue.

   Et cependant, si l’on examine le fond de la question, il n’y a aucune raison de considérer la situation comme étant sans issue. Le fait est que l’opuscule de Staline : A propos du marxisme en linguistique et l’intervention de Staline au XVI° Congrès du Parti ont en vue deux époques tout à fait différentes et que, par conséquent, il s’ensuit des formules différentes.

   La formule donnée par Staline dans son opuscule, là où il est question du croisement des langues, a en vue l’époque antérieure à la victoire du socialisme à l’échelle mondiale, lorsque les classes exploiteuses sont la force dominante dans le monde, que l’oppression nationale et coloniale demeure très forte, que l’isolement national et la méfiance mutuelle des nations sont consacrés par les différences d’ordre étatique, lorsqu’il n’y a pas encore d’égalité en droits des nations, que le croisement des langues s’effectue au cours d’une lutte pour la domination de l’une des langues, qu’il n’existe pas encore les conditions nécessaires à la collaboration pacifique et amicale des nations et des langues, lorsque ce ne sont pas la collaboration et l’enrichissement mutuel des langues qui sont à l’ordre du jour, mais l’assimilation de certaines langues et la victoire des autres.

   On comprend que dans ces conditions il ne peut y avoir que des langues victorieuses et des langues vaincues.

   La formule de Staline a précisément en vue ces conditions lorsqu’elle dit que le croisement de deux langues, par exemple, n’aboutit pas à la formation d’une nouvelle langue, mais à la victoire d’une des langues et à la défaite de l’autre.

   Quant à l’autre formule de Staline, tirée de son intervention au XVI° Congrès du Parti, là où il est question de la fusion des langues en une seule langue commune, elle a en vue une autre époque et, précisément, l’époque postérieure à ta victoire du socialisme à l’échelle mondiale, lorsque l’impérialisme mondial n’existera plus, que les classes exploiteuses seront renversées, l’oppression nationale et coloniale liquidée, l’isolement national et la méfiance mutuelle des nations remplacés par la confiance mutuelle et le rapprochement des nations, l’égalité en droits des nations traduite dans la vie, lorsque la politique d’oppression et d’assimilation des langues sera liquidée, lorsque sera organisée la collaboration des nations et que les langues nationales auront la possibilité, dans leur collaboration, de s’enrichir mutuellement en toute liberté.

   On comprend que dans ces conditions il ne pourra être question de l’oppression et de la défaite de certaines langues et de la victoire d’autres langues.

   Nous n’aurons pas ici affaire à deux langues dont l’une subira une défaite tandis que l’autre sortira victorieuse de la lutte, mais à des centaines de langues nationales desquelles, par suite d’une longue collaboration économique, politique et culturelle des nations, se détacheront d’abord les langues zonales uniques les plus enrichies, ensuite les langues zonales fusionneront en une seule langue internationale commune, qui ne sera naturellement ni l’allemand, ni le russe, ni l’anglais, mais une langue nouvelle qui aura absorbé les meilleurs éléments des langues nationales et zonales.

   Par conséquent, ces deux formules différentes correspondent à deux époques différentes du développement de la société et, précisément parce qu’elles leur correspondent, les deux formules sont justes, chacune pour son époque.

   Exiger que ces formules ne se contredisent pas et ne s’excluent pas est aussi absurde que d’exiger que l’époque de la domination du capitalisme ne soit pas en contradiction avec l’époque de la domination du socialisme, que le socialisme et le capitalisme ne s’excluent pas.

   Les clercs et les talmudistes considèrent le marxisme, les différentes conclusions et formules du marxisme comme un assemblage de dogmes qui ne changent « jamais » même lorsque changent les conditions du développement de la société.

   Ils pensent que s’ils apprennent par cœur ces conclusions et ces formules et se mettent à les citer à tort et à travers, ils seront en mesure de résoudre n’importe quelle question, escomptant que les conclusions et les formules apprises leur serviront pour tous les temps et pour tous les pays, pour toutes les circonstances de la vie.

   Or, seuls peuvent penser ainsi les gens qui ne voient du marxisme que la lettre, mais n’en voient pas l’essence, qui apprennent par coeur les textes des conclusions et des formules du marxisme, mais n’en comprennent pas le contenu.

   Le marxisme est la science des lois du développement de la nature et de la société, la science de la révolution des masses opprimées et exploitées, la science de la victoire du socialisme dans tous les pays, la science de l’édification de la société communiste.

   Le marxisme en tant que science ne peut rester stationnaire : il se développe et se perfectionne.

   Dans son développement, le marxisme ne peut manquer de s’enrichir d’expériences nouvelles et de connaissances nouvelles ; par conséquent, certaines de ses formules et de ses conclusions ne peuvent manquer de changer avec le temps, ne peuvent manquer d’être remplacées par des formules et des conclusions nouvelles qui correspondent aux nouvelles tâches historiques.

   Le marxisme n’admet pas de conclusions et de formules immuables, obligatoires pour toutes les époques et toutes les périodes. Le marxisme est l’ennemi de tout dogmatisme.

   28 juillet 1950.

   Pravda, 2 août 1950.

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