Introduction

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#10 – Les journées de juin 1848

Introduction

   En février 1848, les ouvriers parisiens, en accord avec la bourgeoisie républicaine, renversèrent Louis-Philippe. En juin 1848, cette même bourgeoisie au pouvoir faisait massacrer ces mêmes ouvriers. Que signifie cette contradiction apparente ? Est-ce là un accident, un phénomène anormal, exceptionnel ? Non. C’est au contraire un fait qui résulte d’une contradiction fondamentale du régime capitaliste qui est la suivante :

   La bourgeoisie capitaliste, pour développer librement son commerce et son industrie, a dû briser les entraves que lui opposaient l’ancien régime monarchique et les privilèges de la noblesse (corporations, réglementation, douanes intérieures et péages, etc.). Ce fut la Révolution bourgeoise de 1789. Mais dès qu’elle fut au pouvoir, le développement de l’industrie capitaliste donna naissance à une classe nouvelle, de plus en plus nombreuse et concentrée, la classe ouvrière, le prolétariat, dont les intérêts s’opposent directement aux siens et contre les revendications duquel elle dut lutter dès le début (loi Le Chapelier, 14 juin 1791, interdisant l’association et la grève aux ouvriers). C’est ce que Karl Marx a fortement exprimé en disant que la bourgeoisie, au fur et à mesure qu’elle développe le capitalisme, crée « son propre fossoyeur », car ce prolétariat, grandissant sans cesse en nombre, en force, en organisation et en conscience de classe, finira par la renverser (c’est déjà fait en U.R.S.S.), comme jadis elle renversa la noblesse. .

   La bourgeoisie s’effraie naturellement de cette croissance du prolétariat qui est son œuvre, mais, d’autre part, elle doit briser par une série de révolutions (1830-1848) les dernières prétentions de la noblesse féodale. Pour cela, elle a dû faire appel à la classe essentiellement révolutionnaire désormais, le prolétariat. Mais aussitôt la révolution faite, la bourgeoisie en a recueilli tous les bénéfices et a refusé de transformer la révolution politique en une révolution sociale réclamée par le prolétariat, n’hésitant pas à faire massacrer celui-ci (à Lyon et Paris en 1831, 1832, 1834; journées de juin 1848).

   C’est là si bien un phénomène, non pas anormal, mais résultant naturellement de l’évolution même des classes sociales en régime capitaliste que, malgré des différences profondes de lieu, d’époque et de conditions économiques, en étudiant l’histoire du capitalisme, on pourrait trouver de nombreux exemples analogues à l’expérience de juin 1848.

   Rappelons seulement les plus récents, mais tenons compte, dans cette comparaison, de deux faits :

   a) Depuis la fin du siècle dernier nous sommes entrés dans l’époque de l’impérialisme. Les révolutions dans les pays coloniaux et semi-coloniaux posent des questions nationales que nous ne rencontrions pas dans les insurrections prolétariennes françaises. La paysannerie exploitée, en Russie avant 1917, en Chine et en Espagne, représente un allié que le prolétariat s’est efforcé à plusieurs reprises d’attacher à sa cause.

   b) Les partis socialistes, complètement embourgeoisés depuis la grande guerre, non seulement ne sont plus à la tête des mouvements révolutionnaires (ce sont les partis communistes qui assument maintenant cette tâche), mais jouent, au contraire, dans toutes les révolutions, un rôle constamment contre-révolutionnaire au service du capitalisme :

  1.    En Russie, en mars 1917, les ouvriers russes renversent Nicolas II et, en juillet 1917, le gouvernement du prince Lvov et du socialiste Kérensky les fait mitrailler (mais en novembre 1917, grâce au parti bolchevik et à son chef Lénine, le prolétariat prend sa revanche et le pouvoir).
  2.    En Allemagne, en novembre 1918, les ouvriers à l’exemple des bolchéviks russes, renversent Guillaume II et, en mars 1919, le socialiste Noske, défenseur de la bourgeoisie capitaliste, écrase les révolutionnaires spartakistes et fait assassiner leurs chefs Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg.
  3.    En Chine, en 1925-26, sous la poussée révolutionnaire des ouvriers de Changhaï et de Canton opprimés par le capital étranger, la bourgeoisie chinoise, groupée avec le prolétariat dans le parti du Kuomintang, fait la révolution nationaliste, puis en avril 1927 à Changhaï, en décembre 1927 à Canton, son chef, Tchang-Kaï-Chek, fait couper par milliers les têtes des ouvriers chinois révolutionnaires.
  4.    Aux Indes, depuis 1920, devant le profond mécontentement des masses, la bourgeoisie hindoue, dirigée par le chef religieux Gandhi, a pris la tête des mouvements contre l’impérialisme anglais. Mais Gandhi condamne l’action révolutionnaire du prolétariat ouvrier et paysan; sa doctrine de « résistance passive » a pour résultat le plus net d’entraver cette action, seule efficace, et il est prêt, pour empêcher la révolution hindoue de prendre un caractère social anticapitaliste, à faire la paix avec l’impérialisme anglais de Mac Donald, qui a multiplié les massacres dans les grandes villes, avant de former, pour mieux consolider l’impérialisme anglais aux Indes et dans le monde entier, un gouvernement d’ « Union nationale » avec les conservateurs anglais.
  5.    En Espagne enfin, le 14 avril 1931, les ouvriers ont été les agents principaux de la révolution qui a renversé Alphonse XIII, et déjà, à Barcelone, Séville, Bilbao, Madrid, un grand nombre sont tombés sous les balles du gouvernement bourgeois républicain et socialiste. Comme Louis Blanc, Zamora, Azana et les socialistes collaborant avec lui sont arrivés au pouvoir grâce à l’élan révolutionnaire du prolétariat. En luttant sous leur direction, les prolétaires espagnols croyaient lutter pour leur propre émancipation. Mais qu’aujourd’hui les ouvriers se révoltent et manifestent dans la rue, ils sont massacrés par ces Cavaignac de l’impérialisme espagnol. Un général comme Sanjurjo a toujours été connu pour sa fidélité à l’ancien régime monarchique et féodal. Or les socialistes de la Péninsule lui ont laissé donner un commandement au Maroc, puis la direction des carabiniers de la République. Quand Sanjurjo s’est révolté, ce sont les socialistes et les syndicalistes-réformistes qui ont demandé et obtenu sa grâce, tandis qu’on mitraillait les ouvriers qui protestaient contre le caractère contre-révolutionnaire d’une pareille générosité. (Voir Cahier n° 5 : les Problèmes de la révolution espagnole.)

   Ces exemples suffisent à montrer que l’étude ci-dessous, sur les journées de juin 1848, bien que relatant des événements vieux de 84 ans, présente un grand intérêt d’actualité. Ces journées sont une des grandes leçons du passé que le prolétariat doit étudier pour accomplir sa mission historique inéluctable : le renversement du capitalisme.

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   Cette étude sur les journées de Juin ne peut être ni définitive, ni même originale. Notre éloignement de Paris nous a empêché de consulter les documents des Archives nationales — ce qui serait indispensable. Car, volontairement souvent, inconsciemment quelquefois, les historiens bourgeois n’utilisent pas toutes les pièces d’archives qu’ils ont à leur disposition. Ils font un choix qui sert leur démonstration.

   Mais nous avons voulu, par un exemple précis, montrer aux lecteurs de ces Cahiers, et tout particulièrement aux normaliens, comment l’enseignement officiel méconnaît, ignore, ou transforme l’histoire. À ce sujet l’histoire des insurrections prolétariennes est significative. Pendant longtemps nos maîtres ont essayé de les expliquer par des corruptions gigantesques, ou des ivresses collectives. (Cette thèse se rencontre encore pour la Commune.) Une pareille interprétation était maladroite, elle contredisait trop nettement certains faits qu’il n’était pas possible de cacher : les revendications précises des insurgés, leurs tentatives d’organisation et aussi la conscience qu’ils avaient d’appartenir à une classe montante, lourde d’une mission historique révolutionnaire, conscience qui se précisait à chaque insurrection. On a découvert un autre système: les insurrections prolétariennes du XIX° siècle sont en France des « accidents ». Elles ont été provoquées par des maladresses de la politique gouvernementale. Pour les représentants de cette explication géniale, si Thiers n’avait pas transporté l’Assemblée nationale à Versailles, la Commune n’aurait pas éclaté, et si les Ateliers nationaux n’avaient pas été brutalement supprimés, nous ne connaîtrions pas les journées de juin 1848.

   C’est une confusion manifeste de la cause profonde et du prétexte de surface. Mais, pour nous, les insurrections ouvrières sont la preuve sanglante des contradictions qui minent le régime capitaliste ; les journées de juin 1848 vont nous le démontrer.

   Prenons un des manuels en usage dans les écoles normales, celui de Driault et Hennemann (pages 37, 38, 39). Le récit des journées de juin 1848 est extrêmement simplifié; l’importance de la lutte est rétrécie; pour Driault, l’émeute commence le 24 juin. En réalité, nous l’indiquerons ailleurs, le 23 juin à midi on se fusillait déjà sur les Boulevards.

   Pourquoi ce soulèvement du prolétariat ? Driault est très net : il est dû « à cette inexpérience des républicains qui leur a fait commettre d’autres fautes ». Notre historien montre alors comment les Ateliers nationaux ont été constitués, comment les « généreuses » idées de Louis Blanc ont été transformées par le sinistre Marie, comment les ouvriers restèrent inoccupés et se mirent alors à « écouter les conseils de violence ». Pour les normaliens qui ne pourront pas s’arracher à « l’esprit » du livre; la conclusion sera la suivante : « Si Marie n’avait pas existé, si Louis Blanc avait pu appliquer son système, les ouvriers n’auraient pas été poussés à la révolte. Donc les insurrections ne sont pas nécessaires, elles peuvent être évitées par des habiletés politiques ».

   Un simple rapprochement montrera l’inconsistance et l’absurdité de cette thèse de Driault : pourquoi, en 1930, des gouverneurs républicains, pourtant pleins d’expérience et instruits par les leçons du passé, n’ont-ils pas su éviter l’insurrection indochinoise, noyée aussi dans le sang ?

   L’historien Charles Schmidt, au contraire, reconnaît plus justement que le soulèvement de juin 1848, comme nous le montrerons, s’explique « surtout par une crise économique intense »

   « Les temps sont passés du marxisme et de la haine des classes » (Driault, page 337). Malgré cette affirmation tranchante, étudions en marxistes ces journées de juin 1848.