L’éducation polytechnique.

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#12 – Marx et l’Éducation

3. L’éducation polytechnique.

   L’idée de l’éducation polytechnique ne pouvait surgir dans les conditions de la petite industrie artisanale, qui exige une longue préparation professionnelle. Quand Rousseau dit que son « Émile » est bien préparé pour tous les métiers, cela n’est pas exact, et il donne lui-même les raisons pour lesquelles Émile doit choisir la menuiserie. Rousseau ne pouvait poser autrement la question ; et si l’on eût exigé alors une multiplicité de métiers (à défaut du polytechnisme qui repose seulement sur la base de la grande industrie), c’eût été dans les conditions de la petite industrie artisanale, vis-à-vis des classes opprimées, un mot d’ordre utopique et même réactionnaire, qui n’aurait abouti qu’à rabaisser la productivité et la qualité du travail manuel.

   C’est le système des usines qui engendre la nécessité de l’éducation polytechnique. La nature de la grande industrie exige un fréquent déplacement des ouvriers d’une branche à l’autre, d’une profession à l’autre. Elle exige un ouvrier polytechniquement bien préparé, capable de s’orienter rapidement dans des conditions de production nouvelles.

   Mais, là encore, Marx constate une contradiction entre le développement des forces productives et les rapports de production capitalistes. Contrairement aux exigences naturelles de la grande industrie, le régime capitaliste fait de l’Homme un appendice de la machine. Il lui impose l’exécution permanente d’un petit nombre d’opérations partielles très peu compliquées. Ainsi, il recrée les métiers sous la forme la plus monstrueuse; il légitime pour de longues années « l’espèce économique des Hommes asservis par les machines ». Il ne donne à l’ouvrier nulle possibilité de s’adapter plus ou moins rapidement aux changements qui interviennent dans les processus de production. Et l’ouvrier est ainsi condamné, dans certains cas, à un chômage durable; il doit attendre longuement l’occasion de rentrer dans quelque autre industrie ne demandant pas une qualification supérieure. Les capitalistes l’exploitent d’autant mieux.

   Le capitalisme aboutit à la dégradation et à la disqualification des ouvriers, alors que, dans d’autres conditions (c’est- à-dire après l’abolition du capitalisme), la reconstruction révolutionnaire de la production est le facteur d’un puissant développement moral et physique de la classe ouvrière.

   Le mot d’ordre d’éducation polytechnique est dicté par tout le cours du développement de la grande industrie. Mais encore faut-il répondre à cette question: l’éducation polytechnique est-elle possible? N’est-il pas utopique de demander à l’ouvrier de s’adapter rapidement à des conditions de production variées et changeantes ?

   En régime de petite industrie artisanale, ce mot d’ordre serait, certes, irréalisable. Mais pour l’époque de la grande industrie, Marx donne une réponse affirmative à cette question. En effet, « la technologie découvrit… les quelques grandes formes fondamentales du mouvement, suivant lesquelles, malgré la variété des instruments employés, s’exécute nécessairement tout acte productif du corps humain((Capital, éd, Costes, t. III, p. 183)) ». Il en résulte qu’aucun ouvrier n’aura à surmonter de difficultés invincibles pour acquérir la maîtrise de ces « groupes peu nombreux de formes fondamentales du mouvement ».

   D’autre part, la mécanique a constaté que, « malgré la plus grande complication des machines, [le machinisme] ne nous cache pas qu’il n’y a là qu’une incessante répétition des puissances mécaniques simples((Ibid., p. 173.)) ». Voilà un fait qui, à son tour, permet à l’ouvrier de se familiariser rapidement avec toute machine nouvelle.

   Marx indiquait que, pendant l’enfance et l’adolescence, l’adaptation à la machine est grandement facilitée, et que cette adaptation rapide supprime la nécessité de former une classe spéciale d’ouvriers transformés en appendices des machines :

   À l’âge enfantin, l’assimilation de n’importe quel travail, y compris le travail mécanique, se fait plus vite que dans les autres âges…

   Enfin la rapidité avec laquelle les enfants apprennent à travailler à la machine supprime la nécessité de former des classes spéciales d’ouvriers pour le travail aux machines((Ibid., p. 80.)).

   Ainsi, l’éducation polytechnique est tout à fait réalisable en elle-même, dictée qu’elle est par une nécessité vitale. Mais elle est irréalisable en régime capitaliste.

   Cependant, « l’avenir de la classe ouvrière et de l’humanité dépend de l’éducation des jeunes générations ». C’est pourquoi la résolution du congrès de Genève de la 1ère Internationale appelle les ouvriers à lutter pour la protection du droit à l’éducation des enfants et des adolescents : « On y parviendra quand l’opinion publique sera devenue une force politique ».

   Résumons-nous. Marx estime que tous les enfants peuvent être des travailleurs productifs à partir de neuf ans, mais il veut que l’instruction élémentaire indispensable soit commencée avant neuf ans. L’enseignement doit englober les enfants et les adolescents jusqu’à l’âge de dix-sept ans. L’instruction doit être polytechnique, et non pas professionnelle. La spécialisation à vie dans le maniement d’un outil parcellaire se transforme en une spécialité également à vie dans le service d’une machine parcellaire. On ne se sert pas de la machine, on en abuse pour transformer l’ouvrier lui-même dès la première enfance en une parcelle de la machine parcellaire. Bien plus :

   Ce n’est pas les travailleurs seulement, dit Engels, c’est aussi les classes exploitant directement ou indirectement les travailleurs, que la division du travail asservit à l’instrument de leur activité : le bourgeois stupide à son propre capital et à sa propre soif de profit… les « classes cultivées » en général à la diversité de leurs préjugés locaux et de leurs petitesses, à leur propre myopie physique et intellectuelle, à leur mutilation par une éducation en vue d’une spécialité, à leur enchaînement à cette spécialité toute leur vie — cette spécialité ne fût-elle que la pure fainéantise((F. Engels : M. E. Dühring bouleverse la science (Anti-Dühring), édit. Costes, t. III, p. 66.)).

   On lit dans l’Idéologie allemande (voir Archives de Marx et Engels, vol. I, pp.230-231) :

   Les individus qui représentent la classe dominante… règnent, entre autres, comme producteurs d’idées en réglementant la production et la répartition des idées de leur époque, ce qui revient à dire que leurs idées sont les idées dominantes de l’époque… La division du travail… se manifeste aussi dans la classe dominante sous la forme de la séparation du travail intellectuel et du travail matériel, si bien qu’une partie de cette classe intervient dans son sein en qualité de pensée de la classe (idéologues actifs et créateurs de la classe, pour qui le principal moyen d’existence consiste à élaborer les illusions de cette classe sur elle-même), alors que l’autre partie garde à l’égard de ces illusions une attitude passive et réceptive, puisque ces éléments-ci sont, en réalité, les membres actifs de cette classe et qu’il leur reste peu de temps pour se faire des illusions et des idées sur eux-mêmes. Cette dissociation de la classe peut même aboutir jusqu’à une certaine opposition et haine mutuelle des deux parties en question ; mais cette haine disparaît d’elle-même quand il se produit quelque conflit pratique mettant en péril l’existence de la classe.