2. La guerre du Maroc

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#17 – Les Conquêtes Coloniales : Algérie et Maroc

II. La guerre du Maroc

1. Les soldats derrière les banques

   « Au moment où je vous parle, une poignée de pirates, de- banquiers, de capitalistes rapaces qui ne pensent cyniquement qu’à leurs bénéfices, de journalistes qui glorifient le pillage, rêvent d’une grande expédition au Maroc. » (JAURÈS, 1907.)

   En effet, à cette époque, les banquiers français ont accaparé le produit total des douanes marocaines comme gage des deux emprunts qu’ils ont consentis au chérif en 1904-1906, pendant que Schneider, le Creusot, Krupp, Thyssen, Mannesmann frères, la Compagnie de Châtillon-Commentry, et de grands industriels anglais, italiens, belges, espagnols, groupés dans l’« Union des mines marocaines », la « Compagnie espagnole des mines du Riff », se sont emparé des minerais qui « représentent sans doute les plus belles chances d’industrialisation du Maroc((Célerier : Le Maroc, p. 171)) ». Cette pénétration économique devait avoir pour conséquence l’occupation militaire du Maroc.

   Il est naturel que la France, déjà installée en Algérie, ait songé à poursuivre son expansion vers l’Atlantique. Elle commence en 1901, par faire signer un traité avec le chérif lui permettant de poursuivre sur le territoire du Maroc « les tribus coupables de maraudage ».

   C’était le début de la « pénétration pacifique ».

   Ce terme rassurait le publie français contre la crainte d’une guerre coûteuse et meurtrière((Seignobos : Évolution de la IIIème République, p. 337.)).

   Toute une série de traités conclus avec le sultan, avec les puissances impérialistes rivales, préparait le protectorat français. Ce protectorat fut officiellement établi par l’accord franco-marocain du 30 mars 1912. Déjà, avant même le protectorat, un très grand nombre d’expéditions avaient eu lieu. À partir de 1912, c’est la « guerre générale((SEIGNOBOS : Ouv. cité, p. 342.)) ». La France utilise des effectifs de plus en plus élevés : 56.000 hommes en 1912, 70.000 en 1913, et 63.000 en 1914.

   Pendant la guerre elle-même, les paysans marocains résistaient encore. Il fallut maintenir les troupes pour développer la conquête.

   À la fin de la guerre 1914-18, le pays était loin d’être pacifié. Il y avait encore pour le moins à conquérir le Riff et le .Sud marocain.

2. La guerre du Riff

   Le Riff est un pays riche en minerais:

   Il avait été remarqué par une des plus grosses banques françaises (la Banque de Paris et des Pays-Bas), laquelle contrôlait déjà 250 millions sur les 400 millions exportés pour l’exploitation du Maroc.

   De gros intérêts économiques étaient en jeu, tant par les grandes sociétés ayant le désir d’avoir des concessions dans le Riff que de celles pratiquant le commerce des armes. Le Riff était un exemple trop dangereux pour être toléré par les impérialistes. Il fallait détruire le Riff.

   Le Riff appartenait officiellement à la zone d’influence espagnole, mais pratiquement il était indépendant» surtout depuis les défaites écrasantes subies par l’Espagne. C’est un pays fortement civilisé :

   Riffains et Jbâla sont également sédentaires ; excellents agriculteurs, ils soignent avec passion et non sans habileté, leurs petits champs en terrasse, aux productions très variées et leurs nombreuses plantations d’arbres fruitiers ou vigne tient une plus grande place qu’ailleurs. Dans le Riff, le Targuist où Abd-el-Krim trouva le dernier réduit de sa puissance, donne le plus bel exemple d’humanisation de la montagne((CÉLERIER, OUV. Cité, p. 58.)).

   La partie la plus riche au point de vue agricole est la vallée de l’Ouergha, « grandes cultures de céréales, vergers, orangeraies et olivettes : c’est une terre bénie((Ibid, p. 59.)) ».

   L’impérialisme français avait intérêt à conquérir ce pays. Il va le faire à partir de 1923.

   Tout a-t-il été fait pour maintenir la paix au Maroc ?

   Les Riffains croyaient avoir intérêt à conserver de bonnes relations avec la France ; en effet, géographiquement, leur ravitaillement doit se faire au Maroc, dans la vallée de l’Ouergha. De plus, à la saison des moissons et des vendanges, 50.000 Riffains venaient travailler dans la zone française.

   Ils feront tout pour assurer la paix. Ils veulent régler la question des frontières qui est restée pendante depuis les traités. Des propositions officielles sont soumises au résident général. Deux lettres sont envoyées en 1924 au sultan du Maroc et au maréchal Lyautey. Ces deux lettres restent sans réponse.

   À trois reprises, en février, juin, septembre 1924, Abd-el-Krim fait demander par son émissaire de Fez, qu’on lui dise exactement où se trouvent les frontières ; on éconduisit l’émissaire. Au lieu de discuter, on se montra intransigeant ; c’est de cette façon que l’on entendait sauvegarder la paix au Maroc. (Revue des Deux Mondes.)

   Alors que l’on discute avec les rebelles, les dissidents, on ne veut avoir aucune conversation avec le Riff, pourtant nation juridiquement reconnue par le traité de 1912.

   Peut-on invoquer des sentiments d’hostilité des Riffains à l’égard de la France ? Non, puisque Abd-el-Krim déclarait au correspondant du Journal, en 1924 :

   « Nous voulons le Riff et rien de plus ; avec la France, je ne veux que la paix ; je considère la France comme la reine de l’Islam ; j’ai manifesté sans découragement mon désir d’entente avec la France. »

   Et du côté français ?

   On peut assurer que dès 1923, la France préparait l’occupation de la vallée de l’Ouergha.

« Les traités nous reconnaissent au nord de l’Ouergha, une région frontière que nous n’avons pas atteinte et qui comprend des zones riches et des tribus importantes commandées par Raisouli et Abd-el-Krim. Nous avons les mains libres à l’intérieur ; il s’agit de prendre pied sur la rive droite de l’Ouergha en y établissant un solide glacis pour éclairer la situation ; c’est la seule opération importante qu’il y ait encore à réaliser. » (Rapport spécial, rédigé en 1923, au sujet des crédits à ouvrir en 1924.)

   Or, il était imprudent d’aller dans cette région aux frontières mal déterminées, où les tribus étaient paisibles, mais où l’occupation risquait de faire naître des conflits. La preuve en est dans ces deux citations :

   « De rares postes éloignés l’un de l’autre et tenus par quelques Sénégalais, s’échelonnent le long de la rive Sud, sur une ligne Est-Ouest. Il n’en faut pas davantage pour cette zone tranquille. » (H. BIDOU, dans la Revue des Deux Mondes, 1924.)

   « Jusque-là notre frontière Nord était pour nous une frontière passive. » (Général NOLLET, 8 février 1925.)

   Donc rien ne nécessitait l’envoi de soldats dans cette région, si l’on n’avait pas eu d’intentions belliqueuses. La conquête du Riff fut menée avec la violence habituelle.

3. Le Sud et l’Atlas

   Il s’agissait maintenant de conquérir l’Anti-Atlas et les oasis du Sud. L’expédition commença en 1929. Elle devait être terminée en 1935. Les derniers renseignements affirment que le plan de pacification a été réalisé plus tôt et que, en mars 1934, les objectifs militaires ont été atteints.

   Pourquoi cette extension de la conquête ?

   Parce que les montagnes sont les derniers refuges où ont su s’abriter les héroïques paysans du Maroc. Quant au Sud, il renferme de riches oasis comme le Tafilalet. Le Tafilalet est une riche palmeraie du Sud marocain :

   Héritier d’un grand passé, berceau de la dynastie actuelle des Sultans marocains, centre de ravitaillement des tribus nomades voisines et ennemies, foyer d’intrigues de toutes sortes, le Tafilalet a une importance politique qui dépasse de beaucoup sa valeur économique((CÉLERIER, Ouv. cité, p. 80.)).

   Comment a-t-on fait les conquêtes ?

   Les procédés les plus brutaux ont été employés. Pour vaincre les habitants du Tafilalet, on barra le cours d’eau qui arrose la palmeraie, afin de détruire les jardins et de forcer, par la soif et la faim, les indigènes à la soumission. Cela ne suffit pas. Le 15 janvier 1932, pendant quatre heures, la palmeraie du Tafilalet a été bombardée par trois batteries de 75, un groupe de 155 et cinq escadrilles d’aviation.

   Pour la prise de celle région, rien n’a été épargné, ni en hommes, ni en matériel, ni en ruses. On a vu des villages entiers détruits par le canon, on a vu des morts gisants, on a vu des tanks piétiner, sous leurs épaisses chenilles, des plaines fertiles((Du journal Maghreb.)).

4. Est-ce fini ?

   Non ! Il reste encore des parties de l’Anti-Atlas à conquérir. Montagnards et paysans ont pu s’incliner devant la force. Ils conservent la volonté de lutter contre l’envahisseur jusqu’à la victoire finale.

   Les voici, ces paysans, vus par un reporter du Petit Parisien (16-7-1933) :

   « Ils ne sont vêtus que de hardes sales, dont les pierres aiguës ont retenu des lambeaux. Sur leur crâne ras, ils ont noué un étroit chiffon sale ou une cordelette de poils. Fermement, contre eux, ils tiennent le fusil, leur arme. Ils ont peine à comprendre que tout à l’heure il faudra le déposer, le mettre aux pieds d’un Moghazeni arrogant. À mi-voix, ils parlent entre eux surveillant du coin de l’œil ces Roumis pour qui Allah les a abandonnés. Il n’y a que de la haine dans ces regards, une haine impuissante, mais active, et qu’un appel, un geste, pourraient encore déchaîner. Ils ont lutté tant qu’ils ont pu, maintenant, c’est la paix. Et secrètement, parce que nous n’avons rien gagné de leur cœur, ils pensent que, quand nous en aurons assez, nous repartirons. »

   Même dans le Riff, leurs poèmes expriment leur volonté de lutte :

Le Roumi a fait souga
Il a pris Tizi-A’zza.
Il veut faire le thé avec l’eau d’Oulmna.
Moujahidine, au combat ! À quoi bon la vie !

Et cet autre :

Avion, avion, pourquoi ronfles-tu, toi ?
Je ne suis pas ton ennemi.
Je n’ai pas tué ton frère,
Mon Seigneur Dieu dans le ciel,
Te le revaudra
((Riffet Djbala, p. 83.)).

   Et le bilan ?

   La guerre du Maroc a coûté en hommes, de 1907 à 1930, 31.000 morts de l’armée régulière d’Afrique (chiffres officiels), et de juillet 1932 à octobre 1932, 2.000 tués ou blessés.

   Et dans ces chiffres, il n’est point parlé des forces supplémentaires indigènes.

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