1. Introduction

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel

1. Introduction

Quelques interprétations fausses du marxisme.

   Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu dans l’histoire une pensée plus méconnue et plus calomniée que celle de Karl Marx: c’est sans doute que jamais penseur n’inquiéta et ne menaça de plus puissants intérêts. Il en résulte qu’aujourd’hui il se trouve parmi les adversaires du marxisme (et même parmi ses défenseurs) une grosse majorité de personnes qui l’ignorent totalement ou le travestissent, et le devoir s’impose d’en donner une idée claire et juste.

   Parmi les fausses interprétations du marxisme, quatre me semblent particulièrement répandues et dangereuses.

   1° II y a d’abord, au degré inférieur, un très grand nombre de gens qui, sans autre lecture que celle des journaux ou de polémiques grossières, croient de bonne foi que le marxisme n’est qu’une méthode d’agitation politique et sociale, une théorie du chambardement, appuyée sur une technique de l’émeute, d’ailleurs périmée. Le marxisme pour eux n’aurait aucune valeur philosophique (certains révolutionnaires n’ont-ils pas parlé de donner une philosophie au marxisme? ce qui est une prétention burlesque) ; il se réduirait à ce simple but : créer par tous les moyens une lutte des classes, c’est-à-dire une guerre civile qui permettrait de renverser l’ordre social et de détruire la civilisation.

   2° D’autres gens, un peu mieux informés, savent vaguement qu’il y a une philosophie marxiste et qu’elle est matérialiste. Mais, se fiant au sens courant du mot matérialisme, ils y voient une théorie vile d’attachement aux plaisirs matériels, niant les droits de la pensée et l’aspiration à l’idéal. Ils la repoussent donc avec horreur.

   3° En troisième lieu, certains connaissent l’expression marxiste de « matérialisme historique ». Mais d’une part ils considèrent que marxisme et matérialisme historique se confondent et réduisent le marxisme à une « philosophie de l’histoire »; d’autre part ils interprètent cette philosophie de l’histoire comme une explication purement économique des sociétés : tous les événements humains se ramèneraient directement aux forces économiques, forces matérielles, que l’action humaine est incapable de modifier. Ce matérialisme économique s’accompagnerait donc nécessairement d’un fatalisme : l’histoire est menée par des lois inéluctables, sur lesquelles la volonté des Hommes ne peut rien; l’évolution sociale se fait en dehors des Hommes, en dehors de toutes forces intellectuelles. Il est extrêmement facile d’ameuter un public peu averti contre cette conception simpliste et décourageante((C’est la thèse soutenue par JULES ROMAINS dans une récente polémique, celle du « fatalisme marxiste ». Voir l’Œuvre du 11 mars 1935 et mon article dans Commune, n° 20, avril 1935.)).

   4° Enfin une quatrième idée tend à se répandre parmi des Hommes qui se piquent de liberté et de largeur d’esprit : elle consiste à enterrer le marxisme non plus sous les injures, mais sous les fleurs. Le marxisme, dit-on, fut au milieu du XIX° siècle une théorie géniale, grandiose interprétation d’un certain état de l’industrie et de la société occidentales. Malheureusement cette théorie, qui correspondait fort bien à l’état économique et social d’il y a trois quarts de siècle, n’aurait plus aujourd’hui aucune valeur actuelle et ne garderait qu’un intérêt historique. Toutes ses prévisions se seraient trouvées déjouées par l’événement, et la thèse étant un dogmatisme figé, incapable de se modeler sur des circonstances nouvelles, serait par-là frappée à mort. Les affirmations de Marx étant devenues des articles de foi, propagés par une nouvelle Église aussi intolérante que les anciennes, les marxistes feraient figure de pontifes déchus, irrémédiablement dépassés par l’évolution historique((JULES ROMAINS : Problèmes européens, « La crise du marxisme », notamment, pp. 144 et 162 à 164. Flammarion, Paris, 1933.)).

   Ces quatre conceptions du marxisme sont également fausses, comme on le verra tout à l’heure. Mais je dois dire que ceux qui les répandent ont eu jusqu’ici quelques excuses, qui se résument dans cette ignorance générale du marxisme qui a été jusqu’à présent le lot du public français et même des spécialistes français : philosophes ou économistes; ignorance trop favorable aux intérêts de nos maîtres pour être due au hasard.

Plus précisément, un certain nombre de faits peuvent être invoqués pour expliquer la persistance de ces erreurs :

   1° Il est très vrai que beaucoup de militants révolutionnaires n’ont encore qu’une culture philosophique et scientifique bien insuffisante et que, dans le vocabulaire courant des partis d’extrême gauche, certaines expressions marxistes ont été et sont encore prises trop souvent à contre-sens. Dans combien d’articles de journaux ou de discours de réunions politiques et syndicales n’a-t-on pas lu ou entendu qu’il fallait créer, instaurer ou préconiser la lutte des classes?

   2° Le marxisme a été connu presque exclusivement en France par l’intermédiaire des écrivains social-démocrates allemands, de Bernstein et de Kautsky en particulier. Or, il y a chez eux falsification de la pensée de Marx et d’Engels; on peut la résumer en disant qu’ils ont laissé tomber tout ce que le marxisme doit à la dialectique de Hegel et qu’ils l’ont interprété dans les cadres de la logique traditionnelle, ce qui lui enlève sa richesse, son mouvement intérieur, son caractère intimement révolutionnaire. C’est aux « scolastiques social-démocrates » qu’on doit l’interprétation étroitement économique et fataliste du matérialisme historique et le fétichisme des paroles de Marx, cette « manière de se reporter à Marx comme à un recueil de textes figés »((N. GUTERMAN et H. LEFEBVRE, Préface aux Morceaux choisis de KARL MARX. Gallimard Paris, 1934, p. 30.)).

   3° II faut ajouter que jusqu’à ces dernières années il était assez difficile à un Français ignorant l’allemand de lire les œuvres de Marx et d’Engels — en dehors du Manifeste communiste et d’abrégés plus ou moins déformés du premier livre du Capital. Il lui était surtout impossible de lire les commentaires et les œuvres originales des véritables continuateurs de Marx et d’Engels et du plus grand d’entre eux, Lénine.

   4° Il est d’ailleurs malaisé de comprendre la dialectique matérialiste sans connaître au moins sommairement la logique de Hegel dont elle procède directement. Et l’on peut dire sans exagération que l’hégélianisme, écarté presque complètement des programmes universitaires, est tout à fait inconnu des philosophes et des étudiants français en philosophie, à qui Aristote ou Platon, Descartes, Leibniz et liant sont familiers. D’autres ont essayé déjà d’expliquer cette étrange lacune de notre enseignement officiel((Voir l’enquête de l’Université syndicaliste en 1932.)).

   5° Enfin il faut loyalement reconnaître que non seulement chez Bernstein et Kautsky mais chez un trop grand nombre de marxistes, même encore aujourd’hui, l’admiration justifiée pour l’enseignement du maître a pris souvent l’apparence d’une dévotion aveugle à toutes ses affirmations. C’est rendre un mauvais service à la mémoire de Marx et méconnaître l’esprit de son œuvre que de poser ce postulat qu’il a tout deviné et prophétisé, et qu’on trouvera dans ses œuvres la solution anticipée de tous les problèmes du jour.

Idée générale du marxisme

   Cependant l’ignorance et la méconnaissance du marxisme deviennent de moins en moins excusables. C’est aujourd’hui la philosophie, à la fois officielle et réelle, d’un sixième du globe (en attendant mieux): non pas un catéchisme de formules mortes, enseignées et apprises par tradition ou par convention et sans rapport avec la vie pratique, mais la méthode vivante que les bâtisseurs du monde nouveau éprouvent tous les jours au contact de la réalité. L’intérêt, tantôt enthousiaste, tantôt indigné, tantôt angoissé, que les Hommes du reste du monde portent à l’Union Soviétique ne peut manquer de s’étendre à la théorie dont elle se réclame et à laquelle il faut bien, bon gré mal gré, attribuer quelque part dans la prodigieuse construction socialiste.

   D’autre part il a paru en France en ces dernières années des traductions des textes fondamentaux de Marx et d’Engels((La part de Marx et celle d’Engels sont souvent indiscernables dans la formation du marxisme. Il est juste que la théorie porte le nom du premier. (« Marx nous dépassait tous, dit Engels lui-même, il voyait plus loin, plus large et plus rapidement que nous tous. » Ludwig Feuerbach, dans : MARX ET ENGELS : Études philosophiques, E, S. I.; Paris, 1935, p. 47.) Il n’en est pas moins vrai qu’Engels collabora, avec un dévouement et une modestie admirables, à plusieurs œuvres publiées sous le seul nom de Marx. Et une œuvre comme le Ludwig Feuerbach, écrite par Engels après la mort de son ami, est un des textes fondamentaux du marxisme.
Voir la bibliographie à la fin de cet ouvrage.)).

   Celui qui s’astreindra à lire, en surmontant quelques difficultés d’interprétation((Ce qui rend souvent difficile la lecture des œuvres marxistes, c’est que leurs auteurs n’ont pas exposé directement leurs idées, mais les ont présentées sous forme de polémique contre des philosophes qui sont aujourd’hui totalement oubliés ou même ont toujours été ignorés en France : Bruno Bauer, Max Stirner (la Sainte Famille de Marx et l’Idéologie allemande), Proudhon (la Misère de la philosophie de Marx), Feuerbach (Ludwig Feuerbach, d’Engels), Dühring (l’Anti- Dühring du même), Mach et Avenarius (Matérialisme et empirio-criticisme de Lénine).)), quelques-uns de ces textes, s’apercevra vite d’une chose : c’est que le marxisme est « toute une conception du monde((PLÉKHANOV : Les questions fondamentales du marxisme, E. S. I., Paris, p. 11.)) » une philosophie complète, ample et souple, utilisant et transformant les plus grands systèmes modernes, cherchant des suggestions jusque dans les doctrines antiques. Il commencera dès lors à s’étonner — ou à s’indigner —- que les historiens officiels de la philosophie lui aient, consciemment ou inconsciemment, caché un tel mouvement de pensée qui, du seul point de vue de l’histoire intellectuelle de l’humanité, semble devoir prendre au moins la même importance que la pensée d’un Descartes, d’un Spinoza ou d’un Kant et qui a déjà, de toute évidence, une influence plus directe et plus intense sur les institutions et l’histoire des peuples.

   Le lecteur de bonne foi s’apercevra aussi que le marxisme est une philosophie du mouvement et de la vie, une philosophie antidogmatique par essence, qui renonce à toute « vérité absolue »((MARX et ENGELS : Études philosophiques, p. 17.)) impossible à obtenir, qui prétend mettre fin au « labyrinthe des systèmes » bâtis par un homme et pour un homme, des systèmes clos et incapables de se prolonger, de se développer sans périr. Il s’apercevra que Marx propose une méthode que pourra seul faire fructifier l’effort collectif de nombreuses générations, un plan d’étude et d’action qui peut et doit se perfectionner peu à peu, en s’éprouvant à mesure qu’il entre en contact avec la nature, nature matérielle et nature humaine. Il s’indignera encore que cette conception ait pu être présentée comme un bloc de dogmes morts.

   Et il sera amené à souscrire au jugement de Lénine :

   L’histoire de la philosophie et celle de la science sociale démontrent avec une clarté parfaite qu’il n’y a rien dans le marxisme qui ressemble à un « sectarisme » ou à une doctrine fermée et rigide surgie en dehors de la voie directe du développement de la civilisation universelle. Bien au contraire, tout le génie de Marx consista précisément à résoudre les .problèmes que la pensée avancée de l’humanité posait déjà. Sa doctrine naquit comme la continuation directe et immédiate de celle des plus grands représentants de la philosophie, de l’économie politique et du socialisme… Le marxisme est le successeur naturel de tout ce que l’humanité a créé de meilleur au XIX° siècle dans la philosophie allemande, dans l’économie politique anglaise et dans le socialisme français((Lénine : « Les trois sources et les trois parties intégrantes du marxisme », dans Karl Marx et sa doctrine, pp. 53-54. Bureau d’éditions, Paris, 1933.)).

   Je ne m’occuperai dans cet exposé que de la philosophie du marxisme. Elle porte un nom : c’est le matérialisme dialectique. Je voudrais montrer que dans l’enseignement officiel le matérialisme dialectique est complètement méconnu et que, faute d’asseoir le marxisme sur cette base philosophique, les manuels d’enseignement en donnent une idée absolument fausse. Mais il m’est impossible de faire comprendre ce truquage sans donner d’abord un exposé d’ensemble du marxisme. En définissant la dialectique et en expliquant comment la dialectique matérialiste de Marx s’est substituée à la dialectique idéaliste de Hegel, j’espère donner un aperçu élémentaire du marxisme philosophique, qui permettra au lecteur de mieux saisir la critique des livres d’enseignement qui termine ce cahier.

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