La dialectique matérialiste

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel

2. La philosophie du marxisme

La dialectique matérialiste

   En somme, le gigantesque effort de Hegel avorte; son explication totale de toute réalité se réduit à l’auto-description d’une personnalité, qui certes a sa puissance, mais aussi ses faiblesses et qui ne peut en fin de comptes avoir la prétention de résumer en elle l’humanité et l’univers. Mais cet échec ne condamne pas la méthode hégélienne; celle-ci n’est fragile chez Hegel que parce qu’elle repose sur la seule individualité de l’auteur, sur l’esprit de Hegel, follement hypostasié en Esprit absolu, en un véritable Dieu. La dialectique n’est une mystification chez Hegel que parce qu’elle est, à proprement parler, sens dessus dessous, ou la tête en bas. Il faut la retourner, la remettre sur ses pieds. Autrement dit, il faut substituer à la dialectique idéaliste la dialectique matérialiste.

   Karl Marx écrivait en 1872 dans la seconde préface du Capital :

   Ma méthode dialectique ne diffère pas seulement par ses fondements de la méthode hégélienne; elle en est le contraire direct. Pour Hegel, le processus de la pensée, dont il fait même, sous le nom d’idée, un sujet autonome, est créateur de la réalité, qui n’en est que le phénomène extérieur. Pour moi, au contraire, le monde des idées n’est que le monde matériel transposé et traduit dans l’esprit humain…

   La mystification, à laquelle la dialectique aboutit chez Hegel, n’empêche en rien ce philosophe d’avoir été le premier à en exposer, de façon complète et consciente, les formes générales de développement. Mais elle est, chez Hegel, sens dessus dessous. Il faut la retourner pour découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique.((K. Marx : Le Capital, tome I, p. XCV.))

   Il faut dire d’abord que ce retournement de la dialectique est, après les divagations métaphysiques de Hegel, la revanche du bon sens. Ce qu’à partir de 1845 Marx et Engels affirmèrent, c’est qu’il est déraisonnable de faire dépendre le mouvement du monde du mouvement de la pensée. Les idéalistes renversent l’ordre communément accepté; dans la dialectique idéaliste de Hegel, « le fils engendre la mère, l’esprit la nature », dit Marx, et « la circulation du sang doit être une conséquence de la théorie de Harvey »((K. MARX : Morceaux choisis, pp. 62 et 63)). Hegel s’était aperçu que la logique ancienne était insuffisante, que la raison était mouvement et vie, synthèse de contradictions; il en avait conclu que la dialectique est la loi de l’Idée et que, si l’on trouve des traces du même mouvement dans la nature matérielle, c’est que celle-ci est, à un certain moment du développement logique de l’Idée, une création nécessaire de cette réalité spirituelle : pure fantasmagorie, qui revient à faire de la création du monde une étape dans le progrès de la pensée. Marx lui oppose l’opinion du sens commun, vérifiée par toute la science moderne. N’est-il pas plus vraisemblable, en effet, de faire de l’apparition de la pensée consciente un moment dans l’évolution du monde? Avant la pensée raisonnable de l’homme, il y avait la pensée embryonnaire des animaux et les diverses formes de la vie, avant la matière vivante il y avait déjà la matière brute.

   Les sciences de la nature affirment positivement que la terre a existé en des états tels que ni l’homme, ni aucun être vivant ne l’habitaient et ne pouvaient l’habiter. La matière organique est un phénomène tardif, le produit d’une très longue évolution.((LÉNINE : Matérialisme et empirio-criticisme, p. 52.))

   À plus forte raison l’apparition de la pensée consciente est un épisode, et un épisode relativement récent de l’histoire du monde. Mais alors, si la dialectique est la loi de la pensée, c’est qu’elle est d’abord la loi du monde. C’est le mouvement du monde qui commande le mouvement de la pensée; c’est parce que nous faisons partie du monde et que notre esprit traduit et reflète la réalité extérieure, que la raison se développe selon la loi dialectique.

   La dialectique de l’idée même, dit Engels, ne devient que le simple reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel.(( K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, p. 48))

   Le même Engels insiste justement sur l’idée que le point de départ du marxisme est en accord avec la conception du monde qui est celle de presque tous les Hommes de notre temps.

   La grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les idées, passent par un changement ininterrompu de devenir et de dépérissement, où, finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours momentanés en arrière, un développement progressif finit par se faire jour — cette grande idée fondamentale a, notamment depuis Hegel, pénétré si profondément dans la conscience courante qu’elle ne trouve sous cette forme générale presque plus de contradiction. Mais la reconnaître en phrase et l’appliquer, dans la réalité, en détail, à chaque domaine soumis à l’investigation, sont des choses différentes(( Ibidem, p. 49.)).

   La gloire de Marx est précisément d’avoir poussé avec rigueur cette idée vague et devenue banale jusqu’à ses extrêmes conséquences.

   On voit tout de suite comment la dialectique, en devenant matérialiste, cesse d’être un instrument arbitraire de divagation métaphysique : la réalité essentielle n’étant plus dans les idées mais dans les choses, la dialectique se prouvera par les choses, elle ne sera valable que si elle est vérifiée par les faits, elle devient une méthode scientifique.

   Mais, en même temps que Marx sauve ainsi la dialectique hégélienne, menacée de mort par l’usage idéaliste que Hegel en a fait, il va sauver aussi le matérialisme qui, sans dialectique, rencontre d’insurmontables obstacles.

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