La logique et la dialectique

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel

2. La philosophie du marxisme

La logique et la dialectique

   Pour que la science et la philosophie soient viables, il faut que le penseur dispose d’une méthode pour chercher et reconnaître la vérité, d’un outil logique. Cet outil, du IV° siècle avant notre ère jusqu’au siècle dernier, a été, d’un accord presque unanime, constitué par la logique traditionnelle, dont Aristote avait donné les règles.

   Cette logique consiste essentiellement à considérer les choses réelles comme possédant chacune une nature fixe et immuable, ayant des caractères strictement déterminés. Il s’agit alors de créer pour les traduire des idées ou concepts également fixes et bien définis, ayant entre eux des rapports réguliers, hiérarchisés dans une classification de genres et d’espèces qui s’imbriquent les uns dans les autres, quelque chose comme un jeu de boîtes de dimensions différentes. Il suffit alors de comparer les définitions de ces concepts pour ranger chacun à sa vraie place et pour être sûr de raisonner juste. La déduction, sous la forme du syllogisme, revient en somme à mettre des boîtes les unes dans les autres. La raison est la faculté de l’esprit qui fabrique les concepts, les compare, les hiérarchise et joue avec eux. On voit facilement que le principe essentiel de la raison est de donner à chaque concept des caractères sûrs et stables, qui le distinguent absolument des autres (principe d’identité) et que la règle du jeu est de ne jamais confondre des caractères qui nécessairement s’excluent les uns des autres (principe de non-contradiction). Ainsi la contradiction est signe d’erreur, l’identité signe de vérité. Il n’y a pour chaque chose qu’une vérité, et cette vérité est universelle et éternelle, absolue. Il est clair que cette logique suppose une réalité incapable de mouvement, inaltérable : on ne met pas en boîte ce qui changé, ce qui se meut, ce qui périt. Mais cette logique péremptoire et dogmatique s’accorde avec un Régime social autoritaire, où les vérités, fixées une fois pour toutes et imposées à tous, ne se discutent pas.

   Or, les philosophes ont été peu à peu contraints de reconnaître qu’il était impossible de découvrir sûrement la réalité en se bornant à assembler des concepts jugés satisfaisants par la raison. Le dogmatisme ingénu de la scolastique a dès le moyen âge fait faillite, la raison et ses syllogismes se montrant incapables d’expliquer le monde autrement que par des abstractions arbitraires, incapables surtout d’agir sur le monde. Le « grand art » de Raymond Lulle, chef-d’œuvre de la logique formelle, n’a jamais eu la moindre efficacité pratique. Dès le XVI° siècle se constituent donc, sur les ruines de la logique formelle, des méthodes scientifiques, d’abord tâtonnantes et tout empiriques, fondées sur l’observation directe de la nature et moins préoccupées de cohérence rationnelle que de réussite dans les prévisions et les applications. Mais l’effort des logiciens consista alors à sauver le plus possible de la vieille logique, assouplissant celle-ci autant qu’il était nécessaire, mais maintenant au-dessus de toute atteinte le sacro-saint principe d’identité, c’est-à-dire l’horreur de la contradiction.

   C’est ainsi que les philosophes ont donné pour règle à la nouvelle science expérimentale le principe de causalité : il y a dans les choses des causes et des effets, qui ont entre eux des rapports analogues à ceux qu’avaient dans la logique formelle les genres et les espèces. La cause contient d’avance et produit son effet; elle est supérieure à l’effet, et bien entendu le rapport ne peut être réciproque : l’effet ne peut pas plus influer sur sa cause que l’espèce n’influe sur le genre. Le principe est sauf qui découpe la réalité en catégories immuables.

   Malheureusement l’étude de plus en plus scrupuleuse du monde faisait craquer les unes après les autres les barrières élevées par les logiciens pour tenter d’enfermer les choses dans des cadres rigides. L’évidence s’imposait que la nature était dans un perpétuel mouvement : dans les sciences naturelles, le principe de l’évolution; en physique, l’idée de l’énergie et de ses transformations constantes, opposée à la vieille idée de l’inertie de la matière; l’idée de l’atome, lui aussi en perpétuel mouvement et capable de créer par ses transformations les corps les plus variés. Inutile de dire que dans les sciences psychologiques et historiques, l’impossibilité de découper la réalité mentale et sociale en concepts figés éclatait à tous les yeux. Il n’est pas jusqu’aux mathématiques qui, dans leur développement depuis le XVII° siècle, se laissaient de plus en plus malaisément réduire au schéma de la déduction syllogistique (calcul infinitésimal, intégrales et différentielles).

   En face de cette faillite de la logique et de la raison d’Aristote, deux attitudes sont possibles : ou bien renoncer à saisir la réalité par la raison, proclamer l’irrationalité du réel, ce qui permettrait de se fier à des voies nouvelles pour atteindre la vérité absolue; ou bien admettre qu’on s’est appuyé jusqu’ici sur une notion étriquée et incomplète de la raison, et qu’un rationalisme nouveau, dépassant les limites du principe d’identité, doit être capable de pénétrer le réel.

   La première attitude est toujours en quelque mesure anti-intellectualiste, antirationaliste, antiscientifique; la seconde au contraire fait crédit à la raison, à la science, à l’intelligence et rend à la philosophie ses espoirs.

   La première attitude est d’abord celle des sceptiques, qui renoncent à atteindre aucune vérité et se complaisent dans le doute, comme le fit Montaigne au moment où les premiers essais de la science expérimentale ébranlèrent la logique scolastique. Elle est aussi celle de tous les philosophes qui proclament la faillite de la science au profit de quelque connaissance irrationnelle : si la raison est impuissante à nous faire saisir la réalité, c’est à la foi religieuse, révélation divine, communion directe avec la réalité, de se substituer à elle; et en avant le mysticisme!

   Une des formes les plus récentes de cette tendance philosophique est l’intuitionnisme de M. Bergson. Celui-ci est pénétré de cette idée que la réalité est essentiellement mouvante; la raison est donc incapable de fixer le mouvement de la vie, « l’élan vital » ; c’est une autre sorte de connaissance qui nous révélera la vérité : l’intuition, forme de pensée intraduisible en mots mais qui procède directement de cette même force mystérieuse, de cet élan vital. Par là encore la philosophie, renonçant à toute prétention rationnelle, se perd dans le mysticisme (et dans la littérature).

   Il est superflu de montrer que ces diverses thèses sont également conservatrices ou réactionnaires, puisqu’elles musèlent la libre recherche de la raison en lui substituant des vérités senties et non prouvées, puisqu’elles mettent le sentiment au-dessus de l’esprit critique.

   Mais il faut ajouter que les savants eux-mêmes, mal outillés logiquement pour répondre à ces attaques, ont lâché pied devant l’adversaire et admis la limitation du domaine de la science. À la fin du XVIII° siècle, le philosophe allemand Kant, étudiant dans la Critique de la Raison pure la portée de la raison humaine, constatait que, sur les problèmes traditionnels de la métaphysique (origine du monde, nature de la matière, nature de Dieu, libre-arbitre), elle se heurte à des contradictions ou antinomies; gardant l’idée aristotélicienne que la contradiction est le signe de l’erreur, il en avait conclu que la raison atteint ici ses limites (du moins sous sa forme théorique), qu’elle ne peut saisir l’essence des choses, les « choses en soi » ou noumènes, et que le réel est par conséquent profondément irrationnel : autrement dit que la science fondée sur la raison ne peut atteindre que les apparences, les phénomènes, et que la métaphysique, connaissance complète du monde, est impossible((On sait que par ailleurs, Kant, dans la Critique de la raison pratique, tente de pénétrer, par le moyen de l’intuition du devoir moral, jusqu’au fond des choses et de les rendre ainsi, en un autre sens, rationnelles; mais ce prodige de virtuosité philosophique n’a guère été retenu par les philosophes suivants et n’est plus intéressant qu’à titre de curiosité. Il n’avait du reste d’autre but que de justifier, sous les dehors de la raison, les croyances religieuses de l’auteur : c’est encore un mysticisme caché.)).

   Les savants, heureux d’échapper ainsi à la critique de leurs adversaires, se sont jetés sur cette idée et presque tous, par exemple les positivistes, ont proclamé l’agnosticisme, c’est-à-dire la thèse selon laquelle la réalité est inconnaissable par la science, qui n’atteint que les rapports entre les choses, sans toucher les choses elles-mêmes. Ainsi la science se restreignait elle-même, laissant au-dessus d’elle un domaine où l’irrationnel pouvait se développer à l’aise; et certains pouvaient se déclarer à la fois savants et croyants, le domaine de la science étant strictement délimité au-dessous du domaine de la religion.

   Pourtant, dès le début du XIX° siècle, une autre solution avait été proposée par Hegel((Hegel a vécu de 1770 à 1831; de 1818 à sa mort, il fut professeur à l’Université de Berlin et exerça sur la pensée et l’enseignement en Prusse une sorte de dictature. Son œuvre, très obscure dans le texte allemand, est fort mal traduite et presque inintelligible dans le texte français.)) : l’élargissement de la raison, la restauration du rationalisme à la faveur d’une logique plus ample, la dialectique.

   Le terme dialectique n’était pas nouveau; il désignait pour Platon, avant même qu’eût été constituée la logique traditionnelle, l’art du dialogue et de la discussion par lequel les élèves de Socrate prétendaient atteindre la vérité (le sens courant du mot est resté attaché à l’idée de discussion; on parle de la vigueur de dialectique d’un homme qui parvient à embarrasser ses interlocuteurs). Dans la pensée de Platon, la dialectique, en opposant des opinions contradictoires, permet de saisir ce qu’il y a en elles de faux mais aussi de vrai et de parvenir à une idée qui emporte l’assentiment universel, signe de conformité au réel. Cela suppose que les Idées (qui sont pour Platon les réalités profondes) ont entre elles des rapports subtils et mouvants, où les contradictions s’absorbent dans une harmonie supérieure, qu’elles « participent » les unes aux autres : le mouvement de la discussion aboutit à la vérité parce qu’il se plie au mouvement même des Idées.

   C’est cette logique du mouvement, condamnée par le successeur de Platon, Aristote, que Hegel recrée vingt-cinq siècles plus tard. Car depuis Aristote le mot dialectique avait pris le sens fâcheux d’un raisonnement de valeur inférieure, plein de subtilités inutiles et n’aboutissant qu’à des probabilités, une « logique de l’apparence », comme dit Kant qui appelle « dialectique transcendantale » la partie de la Critique de la Raison pure où la raison, se heurtant aux antinomies, atteint selon lui les limites au-delà desquelles elle ne peut atteindre de certitude.

   Pour Hegel, c’est la dialectique qui va permettre de dépasser la logique d’Aristote. Car la contradiction, loin de marquer l’erreur, est la condition nécessaire du progrès de la pensée. La raison ne consiste pas à affirmer la vérité absolue d’une idée et la fausseté absolue de l’idée contraire; elle doit consister à reconnaître que toujours les idées contradictoires s’appellent et se conditionnent inséparablement, chacune représentant un aspect incomplet mais nécessaire, unilatéral (einseitig) de la réalité et toutes deux devant s’intégrer ou se surmonter (aufheben) dans une idée nouvelle, qui les détruit comme telles (c’est-à-dire comme vérités indépendantes, se suffisant à elles-mêmes) et pourtant les réconcilie en une unité supérieure. La dialectique, qui est l’art d’identifier et d’absorber les contraires, est ainsi la véritable logique, la logique dynamique qui reproduit le mouvement de la raison (non pas la raison abstraite de la logique d’Aristote, qu’on appelle encore l’entendement, Verstand, mais la raison concrète ou vivante, Vernunft).

   La pensée doit donc procéder par triades dialectiques, opposant à toute thèse son antithèse et supprimant la contradiction par la synthèse. Cette synthèse à son tour devient la thèse d’une nouvelle triade, aucune idée ne pouvant avoir la prétention de se suffire à elle-même. La liaison des idées n’est d’ailleurs pas réductible aux règles de la logique traditionnelle : si la thèse et l’antithèse sont bien contenues dans la synthèse, ce n’est pas qu’on puisse les y retrouver par l’analyse; il y a dans le procédé de l’esprit qui surmonte les contradictions (l’Aufhebung) une véritable création, un acte où l’intuition et l’imagination ont leur part. Chaque synthèse est nouvelle par rapport à ses éléments; elle ne s’explique pas entièrement par eux.

   Pour mieux faire comprendre ce qu’est la triade dialectique, j’en prendrai dans Hegel même deux exemples. Essayons d’abord de saisir l’idée la plus simple, celle d’être, sans aucune autre détermination : nous n’arriverons pas à la comprendre par elle seule. Nous ne pourrons dire que ceci : être, c’est le contraire de ne pas être. Ainsi l’idée d’être appelle nécessairement celle de non-être; on ne peut comprendre l’état d’une chose existante qu’en la distinguant de l’état où elle serait si elle n’existait pas. Mais cet état de non-être, à son tour, est inconcevable par lui- même; c’est une simple négation qui ne peut être saisie que par rapport à l’état opposé. Nous sommes donc en présence de deux idées couplées, toutes deux nécessaires et pourtant contradictoires, dont chacune est inintelligible séparément. Les contraires, au lieu de s’exclure, s’appellent, mais l’esprit ne peut rester à osciller entre deux idées, renvoyé de l’une à l’autre sans pouvoir se fixer. Il lui faut les surmonter, les réunir en une idée nouvelle qui les contienne toutes deux mais apparaisse comme plus réelle qu’elles: ce sera l’idée du devenir, c’est-à-dire du passage de l’être au non-être ou du non-être à l’être. Autrement dit, on n’arrive à saisir ce qu’est le fait d’exister qu’au moment où une chose qui n’existait pas apparaît ou au moment où une chose qui existait disparaît. C’est le changement d’état qui nous fait comprendre à la fois les deux états qu’il synthétise.

   Autre exemple hégélien : Vous essaierez vainement de définir l’idée de qualité (la qualité serait ce qui fait qu’une chose es absolument différente d’une autre et ne peut se réduire à elle si vous ne l’opposez pas à l’idée contrat de quantité (ce qui fait qu’une chose peut être réduite à une autre, quelle a avec elle une commune mesure). La quantité est la négation de la qualité, mais ni l’une ni l’autre ne peuvent être comme existant à part, ce ne sont que des abstractions, des points de vue incomplets et illusoires sur la réalité. Pour trouver cette réalité, il faut nier à nouveau la quantité (négation de la négation), c’est-à-dire concevoir l’idée complexe d’une chose qui comporte à la fois, dans son unité, de la qualité et de la quantité, si bien que tantôt des changements de qualité produisent une quantité nouvelle, tantôt des changements de quantité produisent une qualité nouvelle((Tout en interprétant dans le sens matérialiste ces « triades », Marx et Engels se servent très souvent des idées hégéliennes de négation de la négation et de transformation de la quantité en qualité. Voir notamment les chapitres XII et XIII de F. ENGELS : M. E. Dühring bouleverse la science, t. I, pp. 178 à 222, Costes, Paris, 1931.)).

   Si le lecteur répugne à ces analyses que leur abstraction peut rendre difficiles à saisir, qu’il pense à des exemples plus concrets de coexistence des contraires : l’électricité positive et négative; les couples de forces opposées, composant la résultante d’un mouvement; la vie et la mort conditions de l’évolution des êtres; et dans une société la lutte des classes. Mais ces exemples, empruntés à des choses réelles et non à de pures idées, sont marxistes et non hégéliens.

   Contentons-nous pour le moment de noter que cette méthode de pensée que Hegel nomme dialectique montre l’insuffisance des principes logiques traditionnels. Le principe d’identité ne peut plus être considéré comme le signe de la vérité, puisqu’il fige la pensée et que celle-ci est constamment mouvante, posant des contradictions pour les résoudre((Il va sans dire que la dialectique n’admet pas que les contradictions aient aucune valeur par elles-mêmes, tant qu’elles ne sont pas résolues. Deux idées contradictoires ne sont valables que si on trouve le moyen de les unir en une autre idée qui les dépasse. Mais, pour la logique traditionnelle, de deux idées contradictoires, l’une était, vraie et l’autre fausse; pour la dialectique, toutes deux sont partiellement vraies et partiellement fausses, et c’est une troisième, la synthèse, qui est vraie.)). Le principe de causalité lui non plus n’est pas valable, car il n’y a pas influence de la cause sur l’effet, sans réciprocité : il y a influence mutuelle, « action réciproque » des causes sur l’effet, ou mieux des conditions sur la chose qui en résulte, et de l’effet sur sa cause, ou du conditionné sur ses conditions. Les lois de la logique d’Aristote (Hegel, et Marx après lui, disent la logique métaphysique) ne peuvent donc valoir comme méthode unique et générale de penser : elles ne gardent qu’une valeur très relative, pour étudier en l’isolant un moment du développement, du mouvement de la raison.

   Mais comment utiliser et interpréter la méthode dialectique ? Idéaliste avec Hegel, elle devient matérialiste avec Marx. Il faut d’abord expliquer ces deux termes.

flechesommaire2