Le matérialisme historique

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel

2. La philosophie du marxisme

Le matérialisme historique

   C’est la partie la plus connue du marxisme, et il suffira sans doute de la replacer dans l’ensemble de la théorie marxiste pour qu’on puisse l’interpréter justement.

   L’histoire des sociétés humaines est faite, comme toute la réalité, d’une série de crises nées de la lutte entre des forces antagonistes. Ces forces sont de divers ordres; les plus profondes, les plus primitives, les plus élémentaires sont les forces productives qui conditionnent l’existence matérielle des Hommes, la satisfaction de leurs besoins organiques. Elles constituent la base fondamentale, l’infrastructure économique des sociétés. Par-dessus cette infrastructure se développent d’autres forces spéciales à l’humanité consciente, les forces politiques, religieuses, morales, artistiques, scientifiques : c’est la superstructure idéologique des sociétés. La superstructure n’est pas, ne peut pas être l’effet pur et simple de l’infrastructure; il doit y avoir entre les deux cette action réciproque qui est, comme on l’a vu, la loi de toute réalité dialectique; mais il est vrai que l’idéologie n’est pas, comme on le croit d’ordinaire, indépendante des conditions économiques; elle en est même d’autant plus dépendante que les Hommes ont davantage l’illusion d’élever leur pensée au-dessus de leurs intérêts, de leurs besoins, de leurs conditions matérielles d’existence.

   Ainsi le matérialisme historique consiste en somme à substituer à l’illusion de sociétés conduites au gré de la volonté humaine, dirigées par des idées ou des sentiments, la notion réaliste de groupes vivant dans des conditions imposées par les nécessités naturelles, occupés d’abord à produire les instruments et les objets indispensables à leur existence. Ici encore, il s’agit de renverser l’illusion de l’idéalisme et de remettre la sociologie sur ses pieds.

   Absolument en opposition avec la philosophie allemande, qui va du ciel à la terre, on procède ici de la terre au ciel. C’est-à-dire qu’on ne part pas de ce que les Hommes disent, s’imaginent, se représentent, des Hommes dits, pensés, imaginés, représentés, pour en arriver aux Hommes vivants; on part des Hommes réels, agissants, et de leur activité vitale réelle, on expose le développement des reflets et des échos idéologiques de cette activité vitale((K. Marx : Morceaux choisis, p. 90.))…

   Dans la production sociale de leur existence, les Hommes contractent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un niveau de développement déterminé de leurs forces productrices matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de la vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des Hommes qui détermine leur être; c’est, au contraire, leur être social qui détermine leur conscience((K. Marx et F. Engels : Études philosophiques, p. 83.)) (K. Marx).

   Marx semble parfois insister sur la structure économique des sociétés jusqu’à méconnaître l’importance des autres éléments de la vie sociale, mais, comme on le verra plus loin, l’action révolutionnaire marxiste serait un non-sens si l’on réduisait entièrement les sociétés à un mécanisme économique. Engels, dans une lettre à Joseph Bloch du 21 septembre 1890, explique d’ailleurs très simplement comment Marx et lui ont pu sembler mésestimer le rôle des superstructures idéologiques :

   C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes attachent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, ni le lieu, ni l’occasion de rendre justice aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque((K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, pp. 152-153.)).

   Dans une société donnée, les intérêts économiques opposés s’expriment dans la lutte où certains asservissent les autres. La société se divise en fractions, ensemble des Hommes qui ont la même fonction économique et la même condition sociale : ce sont les classes.

   Il y a toujours un grand nombre de groupes sociaux particuliers, qui peuvent avoir entre eux des oppositions secondaires; mais il est toujours deux grandes classes entre lesquelles se fait la grande lutte : la classe des maîtres exploiteurs, la classe des travailleurs exploités.

   Ainsi la lutte des classes n’est pas, comme on le dit trop souvent, un but, un idéal, non plus d’ailleurs qu’une invention de Marx((La lutte des classes a été mise en relief par les historiens français de 1830-1848 : Augustin Thierry, Guizot, Mignet, Thiers. Voir K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, pp. 57 et 145, et LÉNINE : Karl Marx et sa doctrine, p. 25.)) : c’est un fait historique que l’observation attentive des faits oblige à reconnaître. Il suffit de citer les phrases célèbres du Manifeste communiste :

   L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt dissimulée, tantôt ouverte; une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en luttes… La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celle d’autrefois. Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la Bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en plus en deux vastes camps opposés, en deux grandes classes directement ennemies : la Bourgeoisie et le Prolétariat((K. MARX et F. ENGELS : Le Manifeste du Parti communiste, pp. 11 et 12.)).

   Marx ne prétend donc pas plus créer la lutte des classes dans les sociétés humaines que les physiciens modernes ne prétendent créer l’antagonisme des électricités positive et négative dans l’atome ou que Darwin ne prétendait créer la lutte pour la vie entre les êtres vivants.

   D’autre part on voit que le grand antagonisme des exploiteurs et des exploités, des oppresseurs et des opprimés n’épuise pas pour Marx toute la complexité des sociétés humaines. Marx a parfaitement su voir

   Combien est compliqué le réseau des rapports sociaux et des degrés transitoires d’une classe à l’autre((LÉNINE : Karl Marx et sa doctrine, p. 26.)).

   Il a en particulier analysé avec le plus grand soin le rôle des classes moyennes, dont il ne nie ni l’existence ni l’importance, mais seulement la valeur révolutionnaire.

   Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, combattent la Bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont pas révolutionnaires mais conservatrices; qui plus est, elles sont réactionnaires; elles demandent que l’histoire fasse machine en arrière. Si elles agissent révolutionnairement, c’est par crainte de tomber dans le Prolétariat; elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du Prolétariat((K. MARX et F. ENGELS : Le Manifeste du Parti communiste, pp. 20-21.)).

   Les classes dominantes créent les institutions nécessaires à leur défense : institutions juridiques et politiques, formes de pensée et principes d’action favorables à leur pouvoir, religions, morales, littératures, philosophies, théories scientifiques et artistiques. Si bien que le droit, le régime politique et l’idéologie officielles d’une société donnée représentent les intérêts non du groupe social tout entier, mais de la classe au pouvoir.

   Les pensées des classes dominantes sont à toutes les époques les pensées dominantes, c’est-à-dire que la classe, qui est la puissance matérielle dominante de la société, est également sa puissance spirituelle dominante. La classe qui a à sa disposition les moyens de production matérielle dispose également par là des moyens de la production spirituelle… Les pensées dominantes ne sont rien de plus que l’expression idéologique des rapports matériels dominants…((K. MARX : Morceaux choisis, p. 117.)).

   Mais cet équilibre apparent est instable et provisoire. Les besoins économiques varient sans cesse avec les modes de production et de nouveaux conflits apparaissent, qui peuvent d’ailleurs créer parfois des oppositions partielles d’intérêts à l’intérieur d’une classe jusque-là homogène, ou amener des coalitions provisoires entre des fractions de classes rivales. D’autre part les forces productives de la classe exploitée, longtemps comprimées, arrivent un jour ou l’autre à créer un nouveau mode de production, base matérielle d’une société nouvelle. À ce moment, la classe exploitée, arrivant à prendre conscience d’elle-même lorsqu’elle a conquis un développement économique suffisant, se crée aussi, sous forme de théories subversives, une morale, une idéologie, des aspirations à des institutions nouvelles, toutes ces forces neuves (économiques et idéologiques) se heurtent à la structure rigide fondée sur le précèdent équilibre, aux formes juridiques et politiques, aux institutions officielles et lorsque ces forces triomphent de la résistance des formes anciennes, c’est une révolution victorieuse (si ces forces sont insuffisantes, la révolution avorte). La révolution est donc la substitution violente d’un équilibre nouveau à un équilibre ancien, la synthèse provisoire d’une antinomie, ou plutôt d’un faisceau d’antinomies :

   La violence est, suivant le mot de Marx, l’accoucheuse de toute vieille société grosse d’une société nouvelle((F. Engels : Anti-Dühring, tome II, p. 72)).

   Bien entendu, une révolution, qui substitue un mode de production à un autre, transforme du même coup l’idéologie; elle crée un nouveau droit, une nouvelle morale, une nouvelle politique, ou plutôt elle installe au pouvoir des théories qui, avant la révolution, étaient officiellement condamnées : les « idées subversives », comme a dit Anatole France, deviennent « tutélaires », jusqu’au jour où elles-mêmes seront à leur tour renversées.

   À un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquelles elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins lentement toute l’énorme superstructure((K. MARX et F. ENGELS : Études philosophiques, p. 83)).

   Tel est, très sommairement esquissé, le matérialisme historique. Il va servir d’abord à renouveler l’explication du passé de l’humanité. On sait que sur ce point il a, bon gré mal gré, pénétré plus ou moins profondément tous les travaux historiques, malgré les résistances de la science officielle. Sans doute le travail des historiens bourgeois est-il aujourd’hui un bizarre et chaotique mélange d’explications variées, un pot-pourri de tous les principes; mais du moins aucun d’eux n’oserait-il plus essayer de reconstituer une civilisation en invoquant seulement soit les desseins de la Providence, soit les intentions, les passions et les intrigues des rois, de leurs maîtresses, de leurs généraux et de leurs diplomates, soit la réalisation mystérieuse de la Liberté, de l’Égalite, de la Fraternité ou de la Justice. L’histoire théologique, l’histoire psychologique, l’histoire purement idéaliste semblent définitivement terrassées.

   Mais le marxisme ne peut borner son ambition à expliquer de façon scientifique l’histoire du passé; il veut agir sur le présent et l’avenir, et se prouver par son efficacité pratique.

   L’analyse du passé montre que les aspirations, des Hommes pour diriger le cours de leurs destins ont toujours été plus ou moins déjouées par l’événement; c’est qu’on ne peut agir sur la nature (et la société humaine n’est qu’une partie de la nature) qu’en connaissant ses lois. Les Hommes d’aujourd’hui sont encore en face des faits sociaux comme ceux d’autrefois en face des faits physico-chimiques; s’ils ont pu agir sur eux, c’est comme par hasard, par des rencontres heureuses ou par les résultats tâtonnants de l’empirisme. Mais s’ils viennent à découvrir les lois de l’évolution sociale, ils peuvent en devenir les maîtres; et leurs théories au lieu d’être seulement les traductions inconscientes de leurs besoins économiques, deviendront capables d’orienter leur activité et de faire de la société l’expression adéquate de leur idéal.

   Or quel est le but à atteindre? Organiser les contradictions inévitables de la vie économique en une synthèse harmonieuse, faire cesser l’exploitation de l’Homme par l’Homme, d’un mot créer la société sans classes, et c’est elle que nos camarades de l’U.R.S.S. sont en train de fonder sous nos yeux. La lutte des classes a été jusqu’ici le moyen naturel de résoudre les contradictions économiques; mais l’abolition des classes est le but. Marx écrit :

   Le communisme nie la nécessité de l’existence des classes; il veut abolir toute classe, toute distinction de classe…((K. Marx : Morceaux choisis, p. ,167.)).

   La condition d’affranchissement de la classe laborieuse, c’est l’abolition de toute classe…

   Ce n’est que dans un ordre de choses où il n’y aura plus de classes et d’antagonisme de classes que les évolutions sociales cesseront d’être des révolutions politiques((K. Marx : Misère de la Philosophie, pp. 219-220. Giard, Paris, 1922.)).

   Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que, le jour où le communisme sera complètement instauré, la réalité sociale cessera d’évoluer et que les contradictions disparaîtront en un équilibre définitif (c’est Hegel et non Marx qui croit à un arrêt du mouvement dialectique) ; cela signifie seulement et plus modestement que nous sommes aujourd’hui incapables de prévoir l’évolution future de l’humanité, et aussi que cette évolution devra être de plus en plus conforme aux aspirations de notre raison, parce que de moins en moins aveugle, de plus en plus pénétrée d’humanité.

   Le communisme… est une phase réelle de l’émancipation et de la renaissance humaines, phase nécessaire pour l’évolution historique prochaine. Le communisme est la forme nécessaire et le principe énergique de l’avenir prochain. Mais le communisme n’est pas, en tant que tel, la fin de l’évolution humaine, — il est une forme de la société humaine(( K. Marx : Morceaux choisis, p. 228.)).

   Mais comment la société sans classes peut-elle se substituer à la société actuelle? Voici comment Marx posait et résolvait le problème en 1848 :

   La société actuelle se résume en un antagonisme entre deux classes : la classe capitaliste et la classe prolétarienne, thèse et antithèse. La classe capitaliste est installée au pouvoir, elle s’est créé la structure sociale et idéologique, les formes stables qui assurent sa domination. La classe prolétarienne est la force neuve qui, par son opposition à la bourgeoisie, doit être le levain de la révolution. La crise d’où résultera la synthèse est certes, un jour ou l’autre, inévitable, mais il appartient aux Hommes de la hâter et de la diriger. Car, selon le mot de Marx :

   Les Hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans les conditions directement données et héritées du passé((K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, p. 23. E. S. T., Paris, 1928.)),

   Le moyen de hâter et de régler la révolution, pour en tirer tout le profit humain dont elle est grosse, est de donner à la classe active, celle qui doit briser les entraves des formes périmées, la connaissance claire de son rôle historique, de lui dévoiler sa situation réelle, la lutte des classes dont elle est victime et que masque l’idéologie de la classe dirigeante. C’est de lui donner une « conscience de classe ». Tel est l’objet du Manifeste du Parti communiste.

   On comprend maintenant l’absurdité de l’interprétation purement économique et fataliste du marxisme, qui confond le matérialisme dialectique avec le matérialisme mécaniste. À quoi servirait tout l’effort de Marx et de ses successeurs pour donner au prolétariat une conscience de classe, si la fatalité des lois économiques réglait inéluctablement l’évolution sociale, si les Hommes n’avaient qu’à attendre résignés le cataclysme libérateur, si l’idéal était sans action sur la réalité? On comprend aussi pourquoi Engels protestait avec indignation contre

   ..l’extravagante affirmation du métaphysicien Dühring que pour Marx l’histoire s’accomplit à peu près automatiquement, sans l’ intervention des Hommes (qui la font), et que ces Hommes sont mis en mouvement par les conditions économiques (qui sont pourtant l’œuvre des Hommes) comme des pions sur un jeu d’échecs…((Cité par R. Mondolfo : Le Matérialisme historique, p. 254, Giard, Paris, 1917. Voir G. Friedmann : Matérialisme dialectique et action réciproque, dans A la lumière du marxisme, E. S. I., Paris, 1935)).

   Pourquoi Marx écrivait :

   Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle lorsqu’elle pénètre les masses…((K. MARX : Œuvres philosophiques, « Contribution à la de la philosophie du droit de Hegel », tome I, p. 96- Costes, Paris, 1927)).

   Et Lénine :

   Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire((LÉNINE : Œuvres complètes, « Que faire? », tome IV, p. 432)).

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