Livres à l’usage de l’enseignement supérieur

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#19 – La Philosophie du marxisme et l’enseignement officiel

3. Le marxisme et l’enseignement officiel

Livres à l’usage de l’enseignement supérieur

   On aurait tort de croire que cette méconnaissance ou ce travestissement du marxisme soit particulière aux manuels scolaires, qu’elle soit comme une mesure de prophylaxie destinée à préserver les tout jeunes gens d’une théorie malsaine, que des cerveaux plus solides se réserveraient seuls le droit de pénétrer; quelque chose comme ces livres dits immoraux dont on expurge scrupuleusement les ouvrages classiques à l’usage de la jeunesse, mais dont il existe des éditions savantes, que les grandes personnes savourent en cachette. Les traités érudits passent sous silence le marxisme au moins autant que les manuels scolaires. Le marxisme est considéré comme un poison aussi bien pour les adultes que pour les enfants, pour les professeurs que pour les élèves.

   J’ouvre le monumental Vocabulaire philosophique, édité par la Société française de philosophie((Vocabulaire technique et critique de la philosophie (publié sous la direction de M. André Lalande, membre de l’Institut), 3 vol., 1928.)) et j’y cherche vainement une définition du matérialisme dialectique. Rien à l’article « Dialectique », rien non plus à l’article « Matérialisme », sinon une discussion incomplète du matérialisme historique.

   Dans sa Morale((Harald Hôffding : Morale. Essai sur les principes théoriques et leur application aux circonstances particulières de la vie, traduction Léon Poitevin. Alcan, Paris, 2e édit., 1907.)), le philosophe danois Harald Hôffding consacre quelques pages à exposer et discuter le marxisme. On y trouve les mêmes insuffisances que dans les ouvrages signalés auparavant : méconnaissance de la dialectique, conception étriquée du matérialisme historique.

   Hôffding signale sans doute que le marxisme a pour but l’abolition des classes, mais il considère cette idée comme une utopie (p. 362), comme un signe que le socialisme prétendu scientifique de Marx n’est en réalité qu’ « un retour vers le socialisme utopique ». Et il veut appeler le marxisme « socialisme spéculatif » et non socialisme scientifique.

   Conformément à la tradition social-démocrate, Hôffding prétend montrer que Marx ne peut accorder aucune valeur propre à l’idéologie dans l’évolution des sociétés, et lorsque l’évidence des textes lui montre que Marx est conscient de leur importance, il l’accuse de contradiction.

   La théorie de Marx prétend décrire l’évolution sociale comme absolument indépendante de tous motifs idéaux… Suivant Marx, toute théorie, toute « idéologie » ne serait que la conscience de ce qui arrive; mais quelle valeur possède ce qui s’agite dans le cerveau d’un nombre plus ou moins grand d’individus, si cela n’a aucun effet pratique? Aussi bien, Marx admet-il lui aussi qu’il y a plus qu’un intérêt théorique à trouver la loi du mouvement économique d’une société… [Mais] cette abréviation et cet adoucissement dépassent déjà ce que Marx pouvait logiquement accorder((Idem, p. 360.)).

   Le raisonnement de Hôffding est somme toute le suivant : Marx considère l’état économique comme la cause de l’évolution sociale, et les théories, morales, religions ou philosophies, comme son effet. L’effet ne pouvant influer sur la cause, Marx nie toute valeur propre des idéologies. Mais ce raisonnement n’est valable que selon la vieille conception logique du principe de causalité, que Marx, après Hegel, considère comme insuffisant, et auquel tous deux substituent la notion d’action réciproque. C’est donc encore une fois sur la méconnaissance de la dialectique que reposent les critiques erronées de Hôffding. Celui-ci parle à plusieurs reprises de « l’exposition purement déductive » de Marx(( Idem, pp. 357, 359-360)) ; comment peut-il ignorer que la dialectique n’est pas déductive, alors qu’il indique en même temps que…

   …Les fondateurs de cette doctrine [sont] sortis de l’école hégélienne((Idem, pp. 357.))

   Quant à la lutte des classes, Hôffding reproche au marxisme d’avoir insisté outre-mesure sur le « côté négatif de la question », lui opposant que…

   …L’union, la fraternité réciproque entre les ouvriers, rendues nécessaires par la lutte, engendrent des qualités nouvelles… (et que) l’individu apprend à mieux connaître ses devoirs et ses droits en tant qu’organe au service de l’humanité((Idem, p. 361.)).

   Et voici quelles prévisions il oppose à celles du marxisme :

   D’après la théorie [de Marx] la concentration croissante des capitaux fait croître parallèlement la misère, l’oppression, l’asservissement et la déprédation, et par là même finira par amener la catastrophe qui expropriera les expropriateurs. Or l’influence éducatrice exercée par les associations sur les ouvriers, l’amélioration constante qu’elles amènent dans les conditions de vie, ne s’accordent pas très bien avec la théorie de la catastrophe. Si Marx avait attribué une valeur positive aux associations, il lui aurait été impossible de faire la déduction de la catastrophe((Idem, p. 000)).

   Sans insister sur cette assertion étrange que Marx n’aurait attribué aucune « valeur positive aux associations » de travailleurs (pourquoi le Manifeste du Parti communiste proclamerait-il : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous?), il suffit de lire le passage précédent en 1935 pour s’apercevoir que Marx avait mieux deviné l’avenir que Hôffding. Et c’est Marx que Hôffding osait traiter d’utopiste !

   Le même Hôffding est l’auteur d’une grosse Histoire de la philosophie moderne((H. Hôffding : Histoire de la philosophie moderne, Alean, Paris.)) qui fait autorité en France comme à l’étranger. Le nom de Marx y figure parmi d’autres et sans commentaire, dans la liste des hégéliens de gauche…

   …dans le domaine de la philosophie du droit et de la philosophie sociale((Idem, tome II, p. 277.)).

   Celui d’Engels est totalement omis; ni Marx ni Engels ne sont cités dans les treize pages que Hôffding consacre à Feuerbach et pourtant on peut dire dès à présent que Feuerbach n’a plus gardé d’autre importance dans l’histoire de la pensée que d’avoir été l’intermédiaire entre l’hégélianisme et le marxisme. C’est sans doute justement parce qu’il est inoffensif en lui-même que Feuerbach occupe, au détriment de Marx, une telle place dans les histoires officielles de la philosophie.

   Je prends l’Histoire de la Philosophie((A. FOUILLÉE : Histoire de la Philosophie. Delagrave, 17° édition, Paris, 1926.)) d’Alfred Fouillée, qui fut professeur à l’École Normale et membre de l’Institut : un livre malheureusement très répandu (car il n’en est guère de plus faible), puisqu’en 1926 il en était à sa 17° édition. Rien sur Marx dans le chapitre sur l’école hégélienne. Le souci de la chronologie et de l’exacte filiation des doctrines ne semble guère préoccuper l’auteur; car c’est à la fin d’un chapitre consacré à « la philosophie française dans la deuxième moitié du XIX° siècle » (§ 12, « le mouvement sociologique ») qu’après sept pages sur Guyau((Guyau était, il est vrai, le beau-fils de Fouillée.)) et de longues analyses consacrées à Espinas, Tarde et Durkheim, le pauvre Fouillée exécute le marxisme en termes péremptoires et méprisants, affirmant d’ailleurs que…

   …dès aujourd’hui, l’accord semble se faire entre les sociologues sur la valeur du plus influent des systèmes socialistes, celui de Marx((Idem, p. 550. On remarquera la malhonnêteté du mot système, après les déclarations de Marx et d’Engels.))

   Rien, bien entendu, sur la dialectique; deux mots sur le matérialisme historique; deux mots sur la théorie économique de Marx et sur la plus-value, que Marx aurait tout simplement empruntée au saint-simonisme. Et ces conclusions :

   Cette théorie, appuyée par Marx sur une comptabilité fantastique, revient à dire que le capitaliste prélève une part pour son capital, ce qui est certain, et que cette part est trop grande, ce qui est encore certain… Mais est-ce une raison pour se précipiter dans le collectivisme?

   …L’appareil de terminologie scientifique dont Marx a enveloppé ses spéculations a trompé beaucoup de lecteurs et surtout de non-lecteurs, qui ont mieux aimé croire sur parole que de vérifier au prix d’un tel effort. En réalité, Marx n’a guère fait que systématiser avec une grande puissance les idées des socialistes anglais et français, notamment celles de Saint-Simon.

   Au point de vue d’une sociologie vraiment scientifique, les conditions économiques exercent à coup sûr une énorme influence sur le mouvement social, mais vouloir qu’elles commandent tout, science, philosophie, religion, morale, droit, c’est enfler une demi-vérité de manière à en faire une gigantesque erreur((Idem, p. 556.)).

   Fouillée suggère pour terminer qu’on trouve dans sa théorie des « idées-forces » le remède au marxisme et renvoie à quelques-uns des innombrables volumes qu’il a signés et qui ne valent plus que le poids du papier.

   Cette condamnation, à la fois méprisante et haineuse, prend toute sa valeur quand on sait que Fouillée affichait, dans sa méthode historique, un parti pris, d’ailleurs ridicule, d’indulgence et de sympathie :

   L’historien doit, entrer dans la pensée des auteurs plus profondément qu’eux-mêmes, s’il est possible, la pousser plus loin qu’eux pour en bien apercevoir la direction, s’attacher… aux parties supérieures des systèmes plutôt qu’aux parties inférieures, aux vérités plutôt qu’aux erreurs. La grande critique((Fouillée entend par là sa propre critique.)) est celle des beautés, non des défauts((Idem, p. 1.)),

   Il est visible que ces règles de bienveillance, valables pour les « systèmes » conservateurs et bourgeois, ne s’appliquent pas, dans l’esprit de Fouillée, à une théorie révolutionnaire((Je signale que plusieurs histoires de la philosophie encore employées, comme celle de Penjon ou celle de Janet et Séailles, ne mentionnent même pas le marxisme.)).

   La plus récente Histoire de la philosophie publiée en France, celle de M. Emile Bréhier, professeur à la Sorbonne, prend certes moins de libertés avec la chronologie, la géographie et le bon sens. Elle met Karl Marx à sa place historique, dans un chapitre sur « la décomposition de l’hégélianisme ». Mais, dans ce chapitre, M. Bréhier cite pêle-mêle Moses Hess, Bruno Bauer, Feuerbach et Max Stirner et semble les mettre sur le même plan que Marx et Engels.

   Il s’aperçoit bien que Marx a employé la dialectique, mais il le lui reproche!

   [Marx] n’a pas eu un mot de critique pour l’idée centrale de la dialectique hégélienne, l’idée de l’antagonisme (de la négativité) comme condition de l’épanouissement du réel, qui est d’ailleurs, on l’a vu, l’idée fixe de la pensée allemande((On appréciera cette pointe, signe du nationalisme bien connu de l’auteur. Sans doute Platon et Spinoza étaient-ils aussi pénétrés d’esprit « allemand ».)). C’est bien en effet autour de cette idée que Marx, penseur plus vigoureux qu’original, organise les éléments qu’il puise de tout côté chez les économistes ou sociologues anglais et français(( Émile Bréhier : Histoire de la philosophie. Alcan, 1932, tome II, 2° vol., p. 792.)).

   On appréciera particulièrement le jugement que j’ai souligné dans la citation précédente. M. Bréhier, qui n’a pas dû lire beaucoup de la littérature marxiste, indique dans une note qu’elle n’est pas de lui. Il l’emprunte à un professeur de prétendue sociologie, nommé Gaston-Richard.

   J’ajoute seulement que le même Bréhier consacre plus loin de nombreuses pages à analyser l’œuvre de Dühring((Idem, p. 945.)), aujourd’hui complètement oubliée, sans même citer l’Anti-Dühring de Engels, qui est lu à présent par des dizaines de millions de communistes. C’est le cas de reprendre l’admirable formule du Contrat social :

   On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non plus favorable aux tyrans((J.-J. Rousseau : Du contrat social, livre I, ch. 2.)),

   Il semble d’ailleurs que certains, parmi les plus intelligents des professeurs de nos Universités, commencent à s’apercevoir que la réfutation traditionnelle du marxisme dans son interprétation purement économique, mécaniste et fataliste, ne suffit plus. J’en ai pour preuve le cours que professe à la Sorbonne, au moment où j’écris, mon maître C. Bouglé, et où il fait état de certains textes peu connus, jusqu’ici en France et cités par G. Friedmann((À la lumière du marxisme, « Matérialisme dialectique et action réciproque ». E. S. I., Paris, 1935.)). Mais sa thèse est que Marx et Engels « se sont esquissé d’avance des restrictions », que Marx « rectifie sa théorie de la plus-value dans le tome III du Capital », qu’Engels « corrige le matérialisme historique((Bulletin des Groupes d’Études philosophiques de la Faculté des Lettres de Paris, n° 13 (jeudi 18 mars 1935), p. 7.)) ».

   On voit clairement la manœuvre : il s’agit de laisser entendre que Marx et Engels ont été infidèles à leur théorie primitive et l’ont élargie subrepticement, reconnaissant ainsi son insuffisance. La thèse est ingénieuse; malheureusement elle ne résiste pas un instant à l’examen des textes et au raisonnement le plus élémentaire. Elle méconnaît entièrement que le marxisme est un matérialisme dialectique et que Marx et Engels sont partis de la dialectique, et de la dialectique idéaliste de Hegel, pour la remettre sur ses pieds et l’incorporer au matérialisme. J’ai surabondamment démontré plus, haut qu’une des idées maîtresses de la dialectique est le principe d’action réciproque déjà substitué par Hegel au principe de causalité; dans ces conditions, le prétendu « élargissement » du matérialisme historique a nécessairement toujours existé dans l’esprit et dans l’œuvre de Marx. Il est plus vrai de dire, comme le montre un texte de Engels cité plus haut, que ce sont les exigences de la polémique qui ont amené Marx et Engels à restreindre, du moins en apparence, l’ampleur d’une thèse que, dès le début, ils avaient exactement mesurée.

   Toute interprétation mécaniste de la pensée de Marx est une falsification, et il faudra bien que M. Bouglé le reconnaisse un jour prochain, s’il est bien tel que je le connais : « sans défense contre la vérité », comme dit Jules Romains.

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