Préface

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#21 – Qu’est-ce qu’un aryen ?

Préface

   Aryanisme, question de race? Non, question de langue, répond à bon droit une linguiste; et elle expose clairement ce qu’on doit savoir de la question.

   Depuis environ trois mille ans, une fraction de l’humanité a perfectionné l’outillage, puis l’a industrialisé et par son moyen a imposé sa puissance sur presque toute la surface de la terre. Première constatation : ces gens sont tous des blancs d’Europe, mais assez variés d’aspect. Deuxième constatation : Grecs, Latins, Germains, Slaves, ces blancs d’Europe parlent des langues parentes entre elles, transformations multiples d’un même langage ancien. Comment interpréter cette situation?

   Les conquérants les plus déterminés, qui veulent faire de leur puissance de fait une autorité de droit, ont échafaudé une théorie dont voici les grandes lignes. Eux, les plus clairs, les plus vraiment blancs des blancs, ils seraient depuis un temps immémorial les meilleurs hommes, seuls vraiment inventifs, vraiment organisateurs, vraiment dignes de commander. Tout progrès, réalisé en quelque lieu que ce soit, serait dû à la présence de quelques-uns au moins d’entre eux, les Nordiques. Et la langue ancienne, préhistorique, qui a donné naissance à presque toutes les langues de l’Europe et d’une partie de l’Asie, c’est chez eux qu’elle se serait formée, pour se répandre ensuite grâce à leur activité.

   Cette théorie est-elle scientifiquement fondée? Faisons, pour en juger, un tour d’horizon.

   Aussi loin que la mémoire des hommes, prolongée par l’étude systématique des restes du passé, permet de remonter, on trouve l’humanité compartimentée en groupes. Chaque groupe a sa langue, instrument de cohésion intérieure, mais d’isolement à l’égard de l’extérieur. Or, partout l’égoïste conscience de groupe tend à penser que l’étranger, celui qui est d’un autre groupe et avec qui on ne se comprend pas, est un barbare et un inférieur, ceci même lorsqu’il se trouve être momentanément en état d’imposer sa force. La Bible est un monument d’une telle conscience de groupe : des peuplades, apparemment composites d’origine, réunies en un groupe conquérant dans un petit canton du globe vers la fin du second millénaire avant J.-C. en sont venues à exprimer clairement l’idée qu’elles étaient le « peuple élu » et que leur dieu était le seul vrai dieu. On sait les conséquences, que nous vivons encore, de l’expression de ce sentiment. En ce qui concerne les langues, en pleins temps modernes, avant la naissance de la science linguistique et même depuis, des Chrétiens qui exploitaient l’héritage de l’Ancien Testament ont cru que la langue de la Bible, l’hébreu, était la « mère des langues ».

   Mais la science, dominant les frontières, considérant les évolutions qui se sont produites sur de longues périodes, a les moyens de s’opposer aux vues bornées de chaque peuple, de chaque religion; elle sait aussi marquer ses propres limites.

   De fait, il est impossible, avec les données acquises, de savoir où s’est formée, d’on ne sait quels mélanges raciaux, la nation qui s’est exprimée au moyen de la langue qu’on appelle maintenant par convention l’indo-européen (les Allemands disent indo-germanique) au lieu du terme « aryen » qu’employaient les premiers linguistes-comparatistes. En effet, cette nation avait sans doute bien des techniques soit héritées ou empruntées d’autres peuples, soit développées par elle-même; mais elle n’avait pas l’écriture, qui prolonge la mémoire de l’humanité; elle n’a laissé aucun monument de son ancienne histoire. Il faut considérer d’autre part que la langue indo-européenne elle-même n’est pas née de rien; si sa floraison remonte à quelque trois mille ans avant J.-C., on sait que ce laps de temps n’est que peu de chose dans le développement total de l’humanité industrieuse et pensante. De bons savants estiment possible que cette langue ancienne (avec sans doute certains de ces congénères disparus) ait été parente à d’autres groupes de langues qui se sont développés dans d’autres directions, comme la famille chamito-sémitique, qui comprend l’ancien égyptien, l’ancien assyro-babylonien, l’hébreu, l’arabe, ou la famille finno-ougrienne qui comprend en Europe le finlandais, le hongrois, divers langages parlés en Russie, et peut-être d’autres familles encore. Mais, faute de preuves acquises, la plupart se gardent bien, provisoirement, de rien affirmer.

   Ce que la linguistique historique, avec la méthode de la grammaire comparée, permet d’affirmer, c’est que des langues se répandent, avec les colonisations, dans des pays éloignés de leurs origines, chez des nations diverses par leurs éléments constituants; que des langues se répandant ainsi finissent par se diviser localement, agonisant ici, là fleurissant en langues littéraires et à leur tour conquérantes, mais qu’elles conservent certains traits communs; qu’ainsi des langages aussi nettement distincts que le sanscrit, le grec, le latin, l’ancien germanique, l’ancien slave, peuvent être reconnus pour de proches parents entre eux. Mais on ne peut pas attribuer une antériorité à l’une de ces branches. Les Romains, qui avaient pu au moment de leur ascension à la puissance, recevoir des Grecs l’écriture et, sur des modèles grecs aussi, développer une grande littérature, méconnaissaient assurément la parenté qui unissait leur langage à celui des Germains qu’ils traitaient de barbares. Maintenant, certains de ceux-ci, pourvus à leur tour d’une langue littéraire toute pénétrée, par-dessus son fond distinct ancien, d’influences gréco-latines, voudraient faire croire que tous ces développements viennent de leurs ancêtres, que rien de bien n’est dû aux nations plus ou moins soumises et amalgamées qui ont accepté des langues indo-européennes, ou aux nations voisines plus anciennement pourvues des techniques les plus perfectionnées qui ont persisté à parler d’autres langues (anciens domaines égyptien, mésopotamien, égéen dans la Méditerranée orientale, pour ne pas parler de régions plus orientales).

   Constatons simplement que rien de tel ne peut être prouvé. Et soyons beaux joueurs : reconnaissons que nous ne pouvons pas prouver la négative, prouver que de petites troupes de Nordiques ne sont pas allées fournir un ferment civilisateur en Égypte, en Babylonie, dans l’Inde préaryenne et jusqu’en Chine si l’on veut. Mais alors retournons-nous contre la théorie raciste et ses hypothèses en l’air : si toutes les civilisations étaient nées d’une étincelle due aux Nordiques, ne serait-ce pas une preuve de l’excellence des mélanges de « races » ? Et ne faudrait-il pas admettre qu’en beaucoup d’endroits ces fameux colonisateurs, loin d’imposer leur langue, l’auraient perdue au bénéfice des langues locales ?

   Il est certain que les langues issues de l’indo-européen, quelle que soit l’origine de celui-ci, se sont répandues chez des peuples très divers; qu’elles ont recouvert beaucoup d’autres langues, mais qu’aussi plusieurs d’entre elles ont été recouvertes par des langues d’autres origines. Il est certain aussi que la civilisation la plus perfectionnée peut s’exprimer et se transmettre en des langues quelconques. Pour ne parler que de l’Europe et des deux derniers millénaires, les gens parlant géorgien ou basque (restes d’anciennes langues antérieures à l’indo-européen dans le sud de l’Europe) ou ceux qui emploient le finlandais et le hongrois (pénétrations orientales plus ou moins récentes en Europe) ne sont-ils pas intégrés à la civilisation occidentale ? Et celle-ci n’a-t-elle pas dû à l’arabe la transmission entre la science grecque et la science occidentale du début des temps modernes?

   Résumons maintenant. On peut faire, depuis environ trois mille ans, l’histoire des langues indo-européennes. Dans sa complication, elle est mêlée étroitement à l’histoire du développement de la civilisation mécanisée au cours de la même période; mais elle n’enseigne rien sur les origines ni de cette civilisation, ni des hommes qui parlent les langues indo-européennes, ni de ces langues elles-mêmes.

   Une science qui se garde de se limiter pour justifier les prétentions d’un orgueil local ne peut que constater la complexité des faits, aussi bien au point de vue linguistique qu’au point de vue anthropologique. Et c’est heureux, car les résultats vont dans le sens de l’union des groupes humains entre eux et non de l’oppression des uns par les autres.

MARCEL COHEN,

Directeur d’études à l’École des Hautes Études.

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