3. L’exemple de Molière

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#3 – Littérature et Lutte des Classes

3. L’exemple de Molière

   Appliquons la conception matérialiste de la littérature à un exemple précis : Molière.

Molière, écrivain de Cour

   Molière vit au XVIIe siècle, sous la monarchie absolue. Fils de Jean Poquelin, marchand tapissier, il est de naissance et d’éducation bourgeoises. Élève des Jésuites, il reçut, plus tard, les leçons du philosophe épicurien Gassendi. Après avoir été comédien ambulant — carrière qui lui permet d’observer des gens de toutes conditions — Molière est conduit à monnayer directement ses services à la classe dirigeante; il devient écrivain et comédien de Cour. Le fait est courant : la plupart des écrivains de ce siècle ne vivent que des libéralités du roi et des grands seigneurs. Voltaire a publié, dans son «  Siècle de Louis XIV » une liste instructive établie par Chapelain : « Au sieur Pierre Corneille, premier poète dramatique du monde, — Au sieur Desmarets, le plus fertile auteur et doué de la plus belle imagination qui ait jamais été, 1.200 livres. — Au sieur Molière, excellent poète comique, 1.000 livres. — Au sieur abbé Cotin, poète et orateur français, 1.200 livres. — Au sieur Douvrier, savant ès-lettres humaines, 3.000 livres. — Au sieur Ogier, consommé dans la théologie et les belles lettres, 2.500 livres. — Au sieur Racine, poète français, 8oo livres. — Au sieur Chapelain, le plus grand poète qui ait jamais été du plus solide jugement, 3.000 livres ».

   On peut s’étonner que, dans cette énumération, d’illustres oubliés côtoient d’authentiques génies. La raison en est pourtant simple : au XVIIe comme au XXe siècle, la littérature échappe si peu à l’engrenage social que le « succès » dépend moins du talent de l’écrivain que de son aptitude à flatter une classe, à défendre un régime. Les Chapelain, les Ogier, les Desmarets, ont aujourd’hui leurs continuateurs avec les Henry Bordeaux, les René Bazin, les Pierre Benoît, et autres écrivains contemporains, adulateurs de la bourgeoisie, soutiens du régime bourgeois.

   Molière, amuseur appointé du roi, n’avait donc aucune espèce d’indépendance à l’égard du pouvoir royal. Molière, écrivant et jouant pour le roi, ne pouvait que flatter les goûts de son maître, ménager ceux qui le servaient, critiquer ceux qui lui déplaisaient, attaquer ceux qui le gênaient. La « morale » du théâtre de Molière ne pouvait être en contradiction flagrante avec les intérêts fondamentaux de la monarchie absolue. En elle se reflètent, au contraire, ces intérêts fondamentaux et on ne saurait comprendre celle-ci sans analyser ceux-là.

   La monarchie absolue est l’expression politique de la noblesse et du clergé — classes assises sur la propriété foncière — en un temps où la bourgeoisie prend son essor. Au XVIIe siècle, cède de plus en plus le pas au mode de production capitaliste : l’industrie, le commerce, la finance. Tandis que la noblesse, domestiquée à Versailles, apparaît comme une classe économiquement déchue, essentiellement parasitaire, la bourgeoisie devient la grande productrice de richesses. Elle est, pour le roi, la principale source de revenus, elle lui permet de faire face à ses multiples dépenses, en particulier d’entretenir cette bureaucratie centralisée et cette armée permanente, rendues nécessaires par l’extension de la production marchande. L’État monarchique doit donc favoriser le développement de la bourgeoisie, prêter l’oreille à ses revendications, lui accorder des concessions, mais dans la stricte mesure où cette classe est susceptible de servir les intérêts de l’État. D’importantes fonctions administratives sont bien confiées à de grands bourgeois ; le parti gouvernemental, la noblesse de cour se piquant bien d’être « éclairés », de suivre l’irrésistible évolution des mœurs et des idées du temps, mais cet « embourgeoisement » de l’État ne l’empêche pas de mener, contre les tendances, les idées bourgeoises, les philosophes bourgeois, qu’il redoute, une lutte ininterrompue.

   En réalité, la monarchie absolue cherche à intégrer les forces nouvelles de la bourgeoisie dans les cadres du système féodal.

   L’État monarchique restera féodal, et la bourgeoisie sera conduite, non pas à le pénétrer du dedans, mais à le briser, en 1789-93, pour édifier sur ses ruines l’État bourgeois.

   La psychologie de la classe dirigeante de l’époque se retrouve dans le théâtre de Molière.

   Molière donne la parole à la noblesse « éclairée » quand il sape les forces moyenâgeuses : la noblesse rurale attardée dans sa province, enfermée dans ses préjugés d’ancien régime, ou s’appliquant à singer, sans y réussir, la noblesse de Cour (Georges Dandin, la Comtesse d’Escarbagnas), les cagots hypocrites (Tartuffe), qui cherchent inlassablement à exercer leur emprise sur le roi, les médecins du vieux siècle (Le Malade imaginaire), qui restent figés dans leurs anciennes méthodes, malgré le progrès de la science. La morale de Molière est celle de la noblesse « éclairée » ; cette morale n’est ni guindée, ni austère, elle n’est pas chrétienne; elle préconise l’obéissance aux lois de la nature, de l’instinct; elle porte la marque de l’esprit libertin et matérialiste.

   Mais le théâtre de Molière reflète plus fortement encore les tendances réactionnaires de la noblesse, son mépris du peuple et de la bourgeoisie, et aussi la crainte que lui inspire la classe montante. Ce théâtre accorde une place tout à fait restreinte aux petites gens, furtivement représentés sous les traits de servantes rouées ou de valets fieffés coquins ; si Molière laisse parfois éclater le gros bon sens populaire, il évite toute allusion à la situation économique et sociale de la « canaille » qui ne saurait intéresser le Roi Soleil et sa suite. Molière se garde aussi de montrer le noble courtisan à la Cour, dans l’exercice de ses serviles fonctions : il aurait été peu séant de mettre en scène la brillante domesticité du grand roi. Si Molière s’introduit parfois dans le milieu des grands seigneurs, c’est pour les présenter comme des caractères élevés (Alceste) ou d’« honnêtes » gens (Philinte). Par contre, l’écrivain frappe dur sur la bourgeoisie.

   Il crible de traits acérés le marchand « roulé » par les gentilshommes (M. Dimanche), le bourgeois vaniteux, genre Nouveau riche d’après-guerre, qui gaffe en voulant jouer au noble (M. Jourdain Arnolphe), les bourgeoises qui prétendent au bel esprit (Les Femmes Savantes. Les Précieuses Ridicules), le bourgeois égoïste, ignorant, incapable de s’élever au-dessus du terre-à-terre quotidien (Chrysale, « la ganache bourgeoise »), et enfin le bourgeois gonflé d’or, prisonnier de son or (l’Avare Harpagon).

La signification historique de « l’Avare »

   Harpagon est-il le plus abstrait des caractères de Molière, « l’Avare en soi », comme l’écrit M. Lanson ?

   M. Lanson oublie que si l’avarice est seulement vue aujourd’hui comme une maladie morale, un vice, il n’en était pas de même au XVIIe siècle. L’épargne et l’avarice furent, avec l’usure, le commerce et l’industrie commençante, les éléments constitutifs du capitalisme : « Souvent les marchands, au XVIIe siècle — remarque Henri Sée dans son étude sur « Molière peintre des conditions sociales » — faisaient office de prêteurs et même de banquiers. L’absence des institutions de crédit, telles que nous les connaissons, explique aussi que les prêts ou hypothèques étaient des procédés courants pour des personnes ayant des capitaux à faire valoir. « Le rôle de l’usure dans la formation du capitalisme fut d’une telle importance qu’il a laissé des traces profondes dans nos provinces : il existe, par exemple, dans certaines bourgades des Pyrénées, une bourgeoisie de vieille souche qui, il y a moins d’un siècle, prêtait encore aux paysans pauvres du grain, des denrées, du bétail, de l’argent. Ce n’est qu’avec le développement des forces productives que l’épargne, l’avarice, l’usure, jouent un rôle de plus en plus effacé dans l’économie : « C’est seulement quand la productivité du travail s’accroît — souligne Franz Mehring — que l’économie ménagère devient quelque chose d’incidant, d’indifférent pour le capitalisme, particulièrement pour le capitalisme de grande envergure. Plus l’Harpagon de Molière nous semblerait imaginaire comme figure typique du capitalisme actuel, plus il était réel au temps de Molière comme capitaliste typique, ladre et usurier ». (MEHRING : « Contributions à l’histoire de la littérature de Colderon à Heine », Berlin, 1929, traduit en français).

   Molière n’a donc pas vu « l’avare en soi », type abstrait, mais l’avare du XVIIe siècle, type banal qu’il connaît fort bien. Le poète se révèle très au courant des pratiques usurières ; certains critiques ont même prétendu qu’il a emprunté ses exemples aux opérations de son père, le marchand Poquelin. Le mérite de Molière est d’avoir dégagé les traits caractéristiques du capitaliste grisé par ses premiers succès, tourmenté par la soif du profit, déjà esclave de cet or qui annihile en lui les plus hautes vertus : le sens du devoir, le sentiment de l’honneur, la dignité personnelle et même l’affection paternelle. Le courage de Molière est d’avoir stigmatisé l’homme d’argent qui ne lui pardonna jamais cette audace. Méprisant les intrigues des puissants bourgeois — beaucoup sont les créanciers du roi — dédaignant leurs menaces, cet écrivain de Cour continua sa tâche avec la persévérance d’un écrivain révolutionnaire. Mettant à nu la passion de l’avare qui avilit l’homme, détruit la famille, menace la société, Molière a la géniale intuition que le capitaliste est un danger social. En ce sens, il est un précurseur. Moins de 200 ans après Molière, Marx et Engels établissaient, en lettres de feu, le premier bilan de la bourgeoisie triomphante : « Partout où elle a conquis le pouvoir — écrivaient-ils dans leur célèbre « Manifeste communiste » — elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens bariolés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, le dur paiement au comptant. Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale ».