LA BOURGEOISIE CAPITALISTE ET L’ÉCOLE LAÏQUE

L’école laïque contre la classe ouvrière

Joseph Boyer

La Bourgeoisie capitaliste et l’École laïque

Pourquoi la bourgeoisie a créé et soutenu l’école laïque

   Telle est la première question que la classe ouvrière doit se poser pour bien fixer son attitude vis-à-vis de l’école laïque.

   Le travailleur répondra à cette question d’autant mieux qu’il élargira davantage son horizon: la constatation capitale qu’il fera, c’est que les grands pays capitalistes ont tous créé l’école primaire obligatoire autour de la même date. Les monarchies, les empires ne sont aucunement en retard à ce point de vue sur la France « républicaine et démocratique ». Il ne s’agit pas d’esprit humanitaire, il s’agit des intérêts directs et immédiats de la bourgeoisie. La bourgeoisie a créé l’école primaire obligatoire en premier lieu parce que la complication grandissante des opérations du travail dans l’industrie rendait sinon impossible, du moins peu avantageux et peu « productif » l’emploi d’une main-d’œuvre complètement illettrée. Dans la circulation de la ville moderne, dans l’agencement de la grande usine, dans l’enchevêtrement de la bureaucratie de plus en plus développée avec le développement de l’emprise de l’État sur la vie de l’individu, le travailleur qui ne sait pas lire tantôt perd lui-même, tantôt fait perdre à autrui un temps précieux, commet des bévues et de fausses démarches préjudiciables, ralentit la machine économique et sociale.

   En 1881, il y a deux ans seulement que le procédé Thomas pour traiter le minerai de fer a été découvert, ouvrant des perspectives inouïes à la métallurgie. Depuis dix ans, le nombre des chevaux-vapeur a à peu près doublé dans le monde, passant de 18 millions 460.000 en 1870 à 34.150.000 en 1880. Depuis vingt ans, la valeur du commerce extérieur des grandes puissances a également doublé, bondissant de 7.246 millions de dollars en 1860 à 14.761 en 1880; au cours de la première moitié du siècle, le commerce extérieur de ces puissances n’avait même pas triplé, mais il quintuplera au cours de la seconde moitié.

   La fin du XIXe siècle se caractérise par un développement extraordinaire de la production. Le progrès technique entraîne un relèvement colossal de la productivité du travail, et l’acquisition par tous les futurs ouvriers des techniques rudimentaires et communes (lecture, écriture, calcul simple) devient un élément nécessaire de cette productivité du travail rendue objectivement possible par le progrès technique et forcée au maximum par les capitalistes en proie à la concurrence.

   Nous reviendrons plus loin sur cet aspect de la création de l’école primaire obligatoire.

   Mais la bourgeoisie a été également guidée par un intérêt politique.

   Un premier fait : lorsque, en 1881, fut créée l’école laïque, il y avait 10 ans seulement que la bourgeoisie venait d’écraser, en 1871, la Commune ouvrière révolutionnaire de Paris. Elle en tremblait encore et elle songeait, à l’heure où le mouvement socialiste renaissait en France, à écarter la classe ouvrière de la voie révolutionnaire. Or, pour empêcher quelqu’un de prendre un chemin, le meilleur moyen n’est-il pas de l’engager tout doucement dans un autre? Aussi, pour que l’ouvrier français néglige d’attaquer son principal adversaire, le capitaliste (dont le curé n’est que le domestique), la bourgeoisie française lui fit croire que le curé était son seul et unique adversaire. Pour assurer la sécurité de l’ordre social péniblement rétabli, elle aiguilla, par la création de l’école laïque, l’activité révolutionnaire du prolétariat sur le terrain religieux. Il est curieux de constater que de 1881 à 1914, à chaque aggravation de la lutte des classes correspond un rebondissement de l’anticléricalisme bourgeois. Et le prolétariat tomba dans le panneau, ignorant encore, ce que la Révolution russe a mis en plein lumière, que le seul moyen efficace de lutter contre le curé est de renverser le capitalisme qui l’entretient pour qu’il lui forme, par la religion, des esclaves résignés à la souffrance et à l’exploitation. Supprimez l’exploitation et vous supprimerez du même coup la racine sociale de toute religion, vous supprimerez le prêtre chargé de faire accepter leur misère aux travailleurs par l’espoir fallacieux d’une vie meilleure dans l’autre monde.

   D’autre part, la France n’était pas encore le grand pays industriel qu’elle est devenue depuis la guerre. La grande bourgeoisie n’y exerçait pas encore directement et ouvertement comme aujourd’hui le pouvoir politique. Elle laissait encore celui-ci à la petite bourgeoisie, aux intellectuels, à la classe moyenne, alors nombreuse et puissante. Ce pouvoir, la petite bourgeoisie l’avait conquis, non seulement en écrasant en 1871 la classe ouvrière révolutionnaire, mais aussi en battant politiquement, de 1871 à 1881, par une lutte acharnée, les survivances de la noblesse féodale et du capitalisme foncier à prétentions monarchistes, qui paraissaient être encore un obstacle au développement du capitalisme industriel et commercial. Chacun sait que dans tous les pays le noble châtelain de village, exploitant les paysans, commence par voir d’un mauvais œil s’établir l’usinier à la ville voisine, son concurrent en influence et en prestige, jusqu’au jour où comprenant mieux son intérêt et voyant que l’avenir est à l’industrie, il lui fait épouser sa fille et lui prête ses capitaux. À ce moment, c’était encore la guerre entre le châtelain monarchiste et l’usinier républicain. Or, l’Église étant toujours liée aux forces d’oppression du passé, tant que leur influence sociale reste puissante, l’école congréganiste soutenait la noblesse monarchiste. En face de l’école religieuse du châtelain, la petite bourgeoisie industrielle et commerçants, pour couronner sa victoire, créa « son » école concurrente, l’école laïque.

   Mais surtout, nous le répétons, que fallait-il à cette bourgeoisie qui grandissait, construisait des usines, des chemins de fer, des banques? Le paysan illettré qu’elle attirait à la ville, ne pouvait être un bon ouvrier. Pour exécuter les besognes même les plus simples, il lui fallait un minimum d’instruction. Il fallait qu’il puisse lire à l’usine les inscriptions, les ordres écrits, les étiquettes, etc. C’était l’intérêt même de la bourgeoisie que ses exploités sachent lire, afin qu’ils puissent être exploités. C’est donc dans son intérêt seul que sous Jules Ferry elle a fait proclamer l’enseignement primaire gratuit et obligatoire. Mais ce n’est pas du tout pour satisfaire un soi-disant « droit à l’instruction » dont elle se moquait tout autant que des fameux droits proclamés dans la Déclaration de 1789. La preuve, c’est que la bourgeoisie n’a consenti à donner au prolétariat que l’instruction primaire élémentaire, nécessaire pour le rendre exploitable, mais lui a toujours refusé de véritables possibilités d’accès et la véritable gratuité pour l’instruction complète, l’instruction secondaire et supérieure qu’elle réservait pour ses fils dans les lycées et facultés. Une autre preuve, c’est que là où la bourgeoisie n’a joué pendant toute la période historique actuelle qu’un rôle réactionnaire, là où tous ses efforts tendent à empêcher l’industrialisation et le développement économique, là où par conséquent elle n’a besoin que de travailleurs non instruits, de simples manœuvres ou coolies, nous voulons dire aux colonies, elle ne se soucie pas du tout de leur apprendre à lire : en Algérie, après 100 ans de domination bourgeoise, 2 % seulement des indigènes savent lire et en Indochine, dans un pays de vieille civilisation, après 50 à 70 ans d’occupation, des embryons d’instruction sont donnés à seulement à peine 1 enfant sur 10.

   Un peu d’instruction, mais pas trop, c’est encore ce qu’il fallait que la bourgeoisie ascendante donnât au prolétariat pour que, au moment où plusieurs révolutions faites par les travailleurs (1830, 1848, la Commune de 1871) avaient imposé le suffrage universel, elle puisse s’emparer des cerveaux, fabriquer les élections par le journal, former de « bons citoyens » qui lui seraient dévoués. C’est une chose remarquable que les grands journaux capitalistes de bourrage des crânes à grand tirage sont nés précisément au moment où l’école laïque prenait un développement considérable : le Petit Journal, le Petit Parisien, le Journal, le Matin.

   En résumé, on le voit, ce n’est nullement pour affranchir et émanciper les travailleurs, mais pour mieux les asservir, pour maintenir plus solidement sa domination de classe, que la bourgeoisie française a créé l’école laïque.

L’école laïque ne répond plus de nos jours aux besoins de la bourgeoisie

   Depuis 50 ans que l’école laïque a été créée, la situation économique et politique s’est profondément transformée. La petite bourgeoisie, les intellectuels, les classes moyennes qui avaient alors au moins l’exercice du pouvoir, ont passé au second plan. La concentration s’est effectuée dans tous les domaines : le gros industriel a tué l’artisan et accaparé le petit industriel, la grosse société commerciale a fait disparaître le petit commerce, la grosse banque a fait disparaître la petite banque locale. Et la grande bourgeoisie, quelques centaines de familles, les Citroën, Renault, Schneider, Michelin, Homberg, de Wendel, etc., ont accaparé toute la vie économique du pays et avec elle le pouvoir politique. Le capital financier est roi.

   Il y a 50 ans, le capitalisme était en pleine croissance. Quand on avait besoin de débouchés, on se jetait sur une quelconque partie du monde non occupée, la Tunisie, l’Indochine. Aujourd’hui le monde entier est partagé, il n’y a plus une seule colonie à conquérir, sauf en la prenant de force par une guerre à un autre pays colonisateur. La grande guerre a activé l’industrialisation d’un certain nombre de pays et d’autre part les progrès immenses de la science et de la technique ont accru formidablement la capacité de production des marchandises. Résultat : une surproduction immense, 20 millions de chômeurs sur le pavé dans le monde parce qu’on ne peut vendre, une concurrence acharnée entre les grands capitalismes de chaque nation se disputant les marchés, luttant à coups de droits de douanes, d’interdictions réciproques, chacun guettant les colonies du voisin et préparant l’agression armée, tous d’ailleurs songeant aussi à faire trêve à leurs rivalités pour dépecer la Chine non encore partagée et surtout la Russie Soviétique qui donne au monde l’exemple dangereux de la construction du socialisme.

   Dans cette concurrence acharnée, pour évincer le concurrent étranger, il faut diminuer à tout prix le prix de revient. On rationalise, c’est-à-dire qu’on remplace le plus possible d’hommes par des machines toujours plus perfectionnées, et on demande aux travailleurs un travail plus intense (taylorisation, travail à la chaîne, etc.), en même temps qu’on cherche à diminuer leurs salaires. Et pour briser la résistance possible de ceux-ci, la démocratie bourgeoise se transforme en dictature fasciste. Impérialisme agressif à l’extérieur, fascisme à l’intérieur, tel est le double caractère du capitalisme d’après-guerre, du capitalisme entré dans sa période de déclin, qui mène à la guerre, et par la guerre ou l’aggravation du sort des masses travailleuses, à de nouvelles révolutions coloniales et prolétariennes.

   Cette grande bourgeoisie industrielle rationalisatrice et fasciste ne saurait avoir pour l’école laïque les mêmes yeux que la petite bourgeoisie républicaine démocratique et laïque de 1881, pour deux grandes raisons :

   1° L’aggravation de la lutte de classe, son extension implacable au domaine de la jeunesse et de l’enfance mettent la bourgeoisie dans la nécessité de lutter de plus en plus directement, de plus en plus cyniquement pour l’âme de la jeunesse ouvrière et paysanne par l’intermédiaire de l’école. En même temps, la crise économique et financière oblige la bourgeoisie à réduire au maximum les dépenses scolaires, conjointement à la nécessité de gonfler les budgets militaires. Le mot d’ordre général inspiré par la bourgeoisie à l’école, c’est : « Le meilleur rendement politique au meilleur marché! » Les discours sur les tâches désintéressées et idéales de l’école primaire ne sont plus de saison; ses apparences d’impartialité laïque, son fameux air de neutralité s’évanouissent. Le libre jeu, toujours très restreint, dont le maître disposait, n’existe plus; les écoles normales sont fascisées, les « méthodes nouvelles » adaptées aux intérêts bourgeois. Et nos maîtres capitalistes d’aujourd’hui ne répètent plus, ne pourront plus jamais répéter les paroles hypocrites de Jules Ferry, ordonnant à l’instituteur d’enseigner les vérités auxquelles aucun parent d’élève, quel qu’il soit, ne pourrait trouver à redire, parce que le prolétariat lève aujourd’hui la tête et nie radicalement toutes les valeurs morales, civiques, philosophiques, que l’école veut imposer à ses enfants.

   2° Cette grande bourgeoisie décadente s’est rapidement aperçue que l’Église non seulement n’était pas son ennemie, mais était son alliée la plus sûre. L’Église a vite compris que le règne de la noblesse monarchiste, du hobereau campagnard, était fini et devait faire place à celui de la bourgeoisie industrielle. Le hobereau lui-même a marié sa fille à l’usinier ; la noblesse royaliste a fait la paix avec son ancienne ennemie, la bourgeoisie républicaine, à part le petit groupe de « l’Action Française ». La papauté, toujours orientée vers le soutien du plus fort, a commencé dès 1893, avec Léon XIII, à prêcher le ralliement à la république bourgeoise et après la guerre elle a condamné « l’Action Française ».

   D’ailleurs, en face de l’aggravation actuelle de la lutte des classes, en face de l’ennemi commun, la classe ouvrière et les peuples coloniaux en révolte, le bourgeois catholique et le bourgeois franc-maçon se sont rapprochés étroitement depuis la guerre. L’anticléricalisme bourgeois n’est plus de saison : le parti radical, parti de la petite bourgeoisie, qui en fut le protagoniste, est en décadence, s’inféode de plus en plus aux partis de droite de la grande bourgeoisie fasciste. La bourgeoisie qui fut violemment anticléricale au XVIIIe siècle, avec Voltaire et les Encyclopédistes, lorsqu’elle était révolutionnaire et luttait pour renverser la noblesse féodale (ce qu’elle fit en 1789), qui le fut encore au XIXe siècle et au XXe jusqu’au père Combes, dans la période du capitalisme ascendant et tant que les débris de cette noblesse paraissaient gêner cette ascension, est aujourd’hui une classe violemment conservatrice qui se sent gravement menacée par le prolétariat révolutionnaire qui déjà, en Russie Soviétique, l’a renversée. Elle se sent mourir, et, oubliant Voltaire, elle appelle le curé à son aide et à son chevet.

   Le bourgeois franc-maçon voit maintenant dans l’Église non un ennemi, mais un appui précieux pour enrayer l’action ouvrière révolutionnaire. Et c’est pourquoi les blocs anticléricaux d’avant-guerre ont fait place dans l’après-guerre aux blocs d’union sacrée contre le prolétariat : bloc national, union nationale, concentration, etc.

   À cette concentration des partis de la bourgeoisie sous reflet des nécessités économiques et politiques, correspond de la façon la plus naturelle et la plus nette la concentration, l’harmonisation de ses deux systèmes scolaires. Et si cette concentration n’est pas encore réalisée dans le domaine de l’organisation proprement dite, si par exemple elle n’est encore consacrée par aucune mesure législative, si donc les esprits les moins clairvoyants la nient et la contrecarrent encore, elle n’est pas moins effective en tout ce qui concerne l’esprit de l’enseignement, ses directions idéologiques, son programme général.

La bourgeoisie actuelle et l’école laïque : rationalisation, fascisation, effort de réadaptation

   Si l’école laïque telle qu’elle fut créée reste donc toujours un instrument de domination de la bourgeoisie capitaliste, elle ne répond plus de nos jours entièrement à ses besoins, et c’est pourquoi l’attitude des gouvernements bourgeois à l’égard de l’école laïque s’est profondément modifiée. On peut la caractériser par trois mots : rationalisation, fascisation, effort de réadaptation.

   1° On la rationalise à la mode capitaliste. À cette école laïque tant vantée, on refuse des crédits. On donne à ses maîtres des salaires insuffisants, surtout aux jeunes : d’où l’écart toujours grandissant entre les traitements de la base et du sommet, pour les mêmes titres et le même travail. On abaisse le niveau de culture des maîtres. On admet de plus en plus dans l’enseignement des maîtres n’ayant pas passé par l’école normale, qui coûtent moins cher et qu’on peut traiter plus brutalement. On supprime des postes, on tarde longtemps à remplacer les maîtres malades. On remplace de plus en plus les instituteurs par des institutrices dont on espère qu’elles seront moins promptes à s’organiser et à réclamer des augmentations de salaires. On laisse tomber en ruines les bâtiments scolaires. Pas d’argent pour le matériel scolaire et les bibliothèques. Dans d’innombrables classes surchargées, surtout dans les centres ouvriers, les maîtres écrasés de travail ne peuvent faire qu’un enseignement superficiel.

   2° On fascise l’école laïque. On se préoccupe beaucoup moins d’instruire que de préparer les enfants à l’acceptation d’un régime de dictature bourgeoise. On prépare les maîtres d’abord. Les maîtres révolutionnaires sont révoqués, déplacés, brimés de mille façons. Les faveurs vont à ceux qui rampent et font des courbettes, aux singes et aux perroquets de l’administration, ou à ceux qui dissimulent leurs pensées.

   Dans les écoles normales, parfois sous les apparences d’un faux libéralisme, on renforce l’espionnage, l’autoritarisme et la discipline; on introduit la préparation militaire supérieure imposée moralement ; on cherche à donner aux futurs maîtres une mentalité d’officier. Parmi le personnel enseignant, on s’efforce de renforcer les prérogatives des directeurs, créatures de l’administration; on contrôle les manuels scolaires; on interdit les Éditions de la Jeunesse et le Manuel d’histoire de la Fédération unitaire de l’enseignement qui pourtant n’est qu’un compromis entre l’enseignement officiel et le point de vue prolétarien. Sous prétexte d’éducation physique, de sport et de scoutisme, on militarise les enfants et les jeunes gens. Enfin les discours officiels s’acharnent à répéter que l’école laïque non seulement n’attaque pas la religion, mais « la respecte » profondément. On met à la tête des écoles normales des directeurs et des directrices qui ont particulièrement montré leur souplesse à l’égard du pouvoir, leur mentalité autoritaire et leur « respect » pour l’Église. On pourrait en citer plusieurs qui ont des convictions religieuses très fortes et actives. On laisse s’organiser dans les écoles normales et parmi le personnel enseignant des groupements religieux comme celui des Davidées, institutrices laïques catholiques. Bref, on laisse sournoisement s’introduire dans l’école laïque même, le cléricalisme, soutien du fascisme.

   Cet effort de fascisation est complété par un effort de bourrage de crânes des partis et du gouvernement bourgeois au sujet de l’école unique. Ils tentent de faire croire aux travailleurs que par des réformes « pacifiques » et « progressives », la bourgeoisie est disposée à accepter l’égalité d’instruction de ses enfants avec les enfants prolétariens, en permettant à ceux-ci d’accéder, après l’école primaire, aux écoles secondaires et supérieures, jusque-là réservées aux fils de bourgeois. C’est un bluff cynique. Une telle réforme, pour être appliquée, demanderait la suppression même de l’inégalité économique, la suppression des classes sociales, c’est-à-dire la disparition des privilèges mêmes de la bourgeoisie. Elle demanderait que l’État prenne la charge de tous les frais d’éducation des enfants depuis la plus jeune enfance : or cette réforme n’est en voie de réalisation que dans la Russie Soviétique et c’est même un des reproches les plus violents que la bourgeoisie capitaliste de tous les pays adresse à celle-ci en l’accusant de détruire ainsi la famille, alors qu’elle ne fait que détruire les privilèges monstrueux des familles bourgeoises et nobles sur les familles ouvrières.

   Pratiquement, les caricatures de réformes présentées en France comme un acheminement vers l’école unique montrent clairement que la bourgeoisie pourrie et décadente ne trouve plus dans ses propres fils assez de vigueur intellectuelle et morale pour mener ses propres affaires et songe à enlever au prolétariat les meilleurs, les plus intelligents de ses enfants pour les prendre à son service, pour en faire, par un régime de faveur, des parvenus et des traîtres à la classe travailleuse. Cet écrémage du prolétariat affaiblira en même temps l’action révolutionnaire prolétarienne contre la bourgeoisie. Les soi-disant réformes pour l’école unique ne sont donc encore qu’un autre aspect de la fascisation de l’école laïque.

   3° Rationalisation et fascisation s’encadrent dans un effort tendant à substituer à l’école laïque, telle qu’elle fut créée par Jules Ferry et ses successeurs, des écoles mieux adaptées à la situation nouvelle, aux intérêts nouveaux du capitalisme impérialiste et décadent, le capitalisme qui a besoin du curé, qui a besoin d’ouvriers disciplinés au travail à la chaîne et d’esclaves coloniaux, qui tend au fascisme et qui prépare la guerre.

   Il a besoin du curé. D’où le soutien chaque jour plus accentué de l’école congréganiste qui a progressé dans maints départements. D’où le vote du retour des congrégations. Mais c’est encore dans les colonies que la capitulation des partis bourgeois de gauche soi-disant laïques devant l’Église a été la plus cynique et la plus répugnante. Aux colonies, les missionnaires sont les maîtres et les gouverneurs francs-maçons les soutiennent tous en même temps qu’ils contribuent à maintenir le prestige des vieilles religions locales (mahométisme, bouddhisme, etc.), tout cela dans le but d’empêcher l’émancipation des indigènes. On a vu en France même 50 professeurs laïques (dont Ferdinand Buisson et Albert Bayet) réclamer la réouverture des noviciats des congrégations missionnaires. À Tunis, au centre de la ville, au lieu même de passage entre la ville française et la ville arabe, la France laïque a élevé la statue du cardinal Lavigerie. En Indochine, le gouverneur socialiste Varenne, à peine arrivé, conclut un accord avec les missions, trouve l’appui de leur journal l’Avenir du Tonkin et prononce chez les bonnes sœurs de Bangkok un discours où il proclame que « France et religion sont synonymes » ! Et plusieurs députés socialistes dont ce même Varenne, Frossard, Boncour, etc., vantent à la Chambre l’œuvre « civilisatrice » des missionnaires français travaillant comme eux au maintien de l’exploitation capitaliste aux colonies.

   En même temps que du curé, le capitalisme a besoin d’ouvriers disciplinés au travail à la chaîne de l’usine et de contremaîtres, gardes-chiourme pour les encadrer. D’où le sabotage de plus en plus grand non seulement de l’école primaire, mais des écoles primaires supérieures où l’on donne encore un enseignement « général » inutile et trop développé aux yeux de la bourgeoisie, et le développement considérable des Écoles techniques élémentaires, dotées de crédits nombreux. On admet dans celles-ci les enfants sans certificat d’études, on les y écrase dès 12 ou 13 ans par un nombre considérable d’heures de travail manuel, par la suppression du repos du jeudi, en négligeant systématiquement leur culture générale. On prépare ainsi l’armée des sous-techniciens dociles et sans horizon nécessaires à la grande industrie.

   Dans les colonies, toutes les écoles créées pour les indigènes ont aussi le même caractère presque uniquement technique. On s’y préoccupe exclusivement de créer des cadres pour la grande masse des manœuvres et des coolies auxquels on ne se soucie pas d’apprendre à lire.

   Soulignons ici que cette conception capitaliste de l’enseignement technique n’a absolument aucun rapport avec l’école unique du travail soviétique où le travail manuel est aussi à la base de l’enseignement, mais où il est le point de départ de la plus large éducation générale, considérée comme explication approfondie du mécanisme de la vie économique, sociale et politique, d’autant plus nécessaire que le travailleur élevé en dignité n’est plus un être inférieur, à qui on se contente de payer un salaire sans l’initier aux mystères de l’exploitation, mais est appelé en permanence à collaborer aux plans d’organisation de l’exploitation collective des richesses enlevées aux capitalistes et devenues propriété de l’ensemble des travailleurs, de l’État prolétarien.

   Enfin, pour mieux préparer les travailleurs au fascisme, le patronat, en certains endroits, a même créé, en dehors de l’école laïque et de l’école religieuse, ses propres écoles, où il prépare les fils de ses ouvriers à leur futur rôle d’esclaves. À Clermont-Ferrand par exemple, Michelin a créé des écoles où chaque jour les enfants récitent des prières pour le bon M. Michelin et la bonne Mme Michelin.

   Tels sont les différents aspects de l’attitude actuelle de la bourgeoisie vis-à-vis de l’école. Celle-ci, créée en 1881 par une bourgeoisie ascendante, est donc un instrument de plus en plus imparfait aujourd’hui pour une bourgeoisie décadente. Mais cet instrument n’en reste pas moins un des plus puissants qu’elle utilise, comme par le passé, au même titre que l’école religieuse, contre la classe ouvrière exploitée. C’est ce qu’il nous faut voir de plus près afin de démolir des préjugés soigneusement entretenus par la bourgeoisie parmi les instituteurs, les ouvriers et les paysans, sur le rôle de « son » école laïque.