L’école laïque bourgeoise contre la classe ouvrière révolutionnaire

L’école laïque contre la classe ouvrière

Joseph Boyer

L’École laïque Bourgeoise contre la classe ouvrière révolutionnaire

   La bourgeoisie a tellement bourré le crâne à « ses » instituteurs et aux travailleurs par l’école et la presse qu’un grand nombre se figurent que l’école laïque prépare petit à petit, par la « révolution des cerveaux », l’avènement d’une société où les travailleurs ne seront plus exploités. L’école laïque serait pour les travailleurs un instrument d’émancipation et de libération. Autrement dit, la bourgeoisie, généreuse jusqu’au sacrifice, leur aurait donné une arme pour se faire battre! Profonde illusion qu’il nous faut démasquer pleinement aux yeux des travailleurs.

Les maîtres révolutionnaires en minorité

   Tout d’abord, les maîtres de cette école laïque soi-disant émancipatrice et libératrice sont-ils eux-mêmes émancipés et libérés des préjugés bourgeois?

   Leur origine, en premier lieu, est-elle prolétarienne? Les instituteurs ne se recrutent certes pas dans la grande bourgeoisie, mais la plupart viennent des classes moyennes, de la petite bourgeoisie. Les fils d’ouvriers et de paysans pauvres sont rares à l’École normale, car même pour pousser les études d’un enfant jusqu’à l’École normale, il faut déjà une petite, mais une certaine aisance. Aussi la plupart des Normaliens et Normaliennes sont issus de petits fonctionnaires, de paysans aisés ou moyens, de petits commerçants, toutes catégories exploitées, certes, par le capital, mais moins directement et moins fortement que le prolétariat industriel dont ils ne connaissent pas les grandes détresses et les grandes luttes.

   Quelle éducation reçoivent, d’autre part, ces futurs maîtres? Ils passent à l’école primaire et à l’école primaire supérieure où ils subissent l’enseignement systématiquement tendancieux dont nous parlerons, puis à l’École normale. Là, le caractère bourgeois de cet enseignement est encore renforcé. Les maîtres d’esprit révolutionnaire sont soigneusement écartés des Écoles normales dont les professeurs sont choisis arbitrairement parmi les autres, parmi les plus dociles, les plus conservateurs, les plus pénétrés des préjugés bourgeois et petits-bourgeois. Les directeurs et directrices sont également choisis arbitrairement parmi les inspecteurs les plus souples d’échine et les plus fidèles au régime. Quant à l’enseignement donné dans les Écoles normales, véritables séminaires laïques, il n’a qu’un but : bourrer consciencieusement le crâne des Normaliens et des Normaliennes afin qu’ils soient plus tard de consciencieux bourreurs de crânes. Entre quatre murs, en vase clos, le plus souvent dans un bâtiment éloigné de la ville, loin de la réalité de la vie prolétarienne, on s’efforce de leur éviter le spectacle des misères et des luttes ouvrières, des injustices sociales qui les feraient réfléchir. On leur fait croire qu’il n’y a plus de privilèges. On ne leur dit pas que le plus monstrueux, le privilège de la richesse, subsiste en s’accentuant chaque jour. On ne leur montre pas que toutes les soi-disant libertés et égalités démocratiques (libertés de pensée, de presse, de réunion, etc.) sont réduites à néant par la grande iniquité : l’inégalité économique. On leur fait croire qu’en somme, depuis la Révolution bourgeoise de 1789, tout est pour le mieux dans le meilleur des régimes, à part quelques petites choses qui seront arrangées « pacifiquement » et « dans l’ordre ». On leur parle du 14 juillet sans leur en montrer la grande leçon : les 4 août ne se produisent qu’après les 14 juillet, les privilégiés ne lâchent jamais leurs privilèges de bon gré, et la bourgeoisie capitaliste, comme la noblesse de 1789, n’abandonnera ses privilèges que par la force, sous l’action directe du prolétariat ouvrier et des peuples coloniaux, révoltés par les crises de misère et les guerres qui sont la conséquence fatale du régime capitaliste. Tout l’enseignement qu’on leur donne est dirigé dans le même sens : histoire, morale, littérature, sociologie, etc., leur sont enseignés avec le but parfois voilé, mais certain, de la conservation de ce régime.

   En même temps, on cherche à faire d’eux, fils de travailleurs, des renégats à leur classe. Pour les éloigner du prolétariat, on s’efforce de leur faire oublier leurs origines modestes, on essaye de faire d’eux de parfaits petits bourgeois et petites bourgeoises, conscients de leur grande supériorité sur leurs parents, sur les ouvriers et ouvrières dont on leur apprend à se distinguer soigneusement, notamment par le langage, la tenue et l’habillement.

   Et pour que ces jeunes gens et jeunes filles, qu’on trompe parfois derrière une façade de libéralisme et à qui on fait croire qu’ils sont des « esprits libres », ne se contaminent pas, on leur refuse la liberté de correspondance, la liberté de lecture, la liberté de discussion. On n’a pas confiance dans leur raison, leur libre jugement. La censure règne à l’École normale où ne pénètrent que les journaux et revues capitalistes et réformistes. Les journaux jugés dangereux, parce qu’ils disent la vérité, comme L’Humanité ou Le jeune Travailleur de l’Enseignement sont interdits et vont au panier avant d’arriver aux destinataires.

   Et c’est ainsi que la bourgeoisie capitaliste « fabrique » ses instituteurs comme elle fabrique ses canons ou ses lois de répression.

   Mais après s’être attaché les instituteurs par l’éducation, elle se les attache encore par la situation qu’elle leur fait. Est-ce à dire que les traitements des membres de l’enseignement sont exagérés? Nullement. Mais dans l’enseignement plus que partout ailleurs peut-être, la bourgeoisie a réalisé l’objectif qu’elle semble poursuivre partout : la formation d’une aristocratie ouvrière qui lui est dévouée et dont le rôle est de freiner les mouvements revendicatifs de la masse. Nulle part la formule « à travail égal, salaire égal » n’est plus violée que dans l’enseignement où, pour le même travail et avec les mêmes titres, les instituteurs sont divisés en six classes de traitements suivant l’âge, le passage d’une classe à l’autre pouvant se faire également par l’arbitraire (promotions au choix). Les jeunes sont sacrifiés et à chaque augmentation, depuis la guerre, l’écart n’a cessé de s’accentuer entre leurs traitements nettement insuffisants et celui des collègues les plus âgés et des directeurs. Ainsi, tandis que la masse des jeunes instituteurs (éducation mise à part) est par sa situation rapprochée de la classe ouvrière, la masse des pédagogues âgés a une situation petite-bourgeoise, a une mentalité nettement réformiste dans l’ensemble et parfois même conservatrice. D’où l’opposition entre les jeunes et les vieux qui s’est accentuée dans les syndicats de l’enseignement et la revendication du traitement unique des jeunes et des vieux formulée par les jeunes et la Fédération unitaire de l’Enseignement.

   Origine petite-bourgeoise, éducation antiprolétarienne, situation privilégiée d’une catégorie importante des instituteurs laïques, les vieux et les directeurs, par rapport à la classe ouvrière, telles sont donc les trois raisons qui font que la masse de ceux-ci est et restera contre-révolutionnaire. Une forte minorité est nettement conservatrice et nationaliste, et, dans l’ensemble, ils sont la proie naturelle et les agents électoraux des politiciens bourgeois de gauches, radicaux et socialistes. C’est pourquoi la grande majorité sont groupés dans le Syndicat national réformiste, adhérent à la C. G. T., qui nage en plein dans la collaboration gouvernementale et administrative, ce qui vaut à ses chefs d’appréciables faveurs officielles.

   Chez les professeurs, même situation, mais encore aggravée : l’instruction en régime bourgeois est un privilège de classe et, sauf rares exceptions, seule l’aisance d’une famille bourgeoise y permet les longues études nécessaires pour devenir professeur d’enseignement secondaire et à plus forte raison, professeur d’enseignement supérieur. D’autre part, plus ces études sont longues, plus le professeur s’imprègne de la mentalité bourgeoise par les méthodes et l’esprit de l’instruction qu’il reçoit. On peut dire que dans l’école bourgeoise, plus l’on s’instruit, plus l’on s’embourgeoise, et par suite la proportion des maîtres révolutionnaires diminue dans les différentes catégories de professeurs de la base au sommet : instituteurs, professeurs des E. P. S. et des écoles pratiques, professeurs des E. N., professeurs de collèges et de lycées, professeurs de facultés.

   La grande masse du corps enseignant ne peut donc avoir une mentalité prolétarienne. Et il en est ainsi dans tous pays où la bourgeoisie fabrique « ses » maîtres d’écoles à son usage comme elle crée « ses » journaux, « son » armée et « sa » police. On a constaté, au cours de la Révolution russe de 1917, que l’immense majorité des maîtres d’école russes se sont dressés contre la Révolution sociale, contre le Parti communiste et son rôle dirigeant.

   Ne nous faisons pas d’illusion : il en sera de même chez nous. À part une minorité révolutionnaire que le prolétariat peut et doit s’attacher, la masse des instituteurs et des professeurs, au crâne bien bourré par la bourgeoisie, sera contre la révolution prolétarienne. Cela ne saurait en rien d’ailleurs empêcher l’inéluctable triomphe de celle-ci.

   Il est si difficile à l’instituteur et au professeur de s’enlever les œillères de l’éducation reçue dans les écoles bourgeoises pour se créer une mentalité vraiment prolétarienne, que la minorité révolutionnaire de l’enseignement elle-même, celle qui est groupée dans la C. G. T. U., dans la Fédération unitaire de l’Enseignement, est la proie des déviations contre-révolutionnaires. Trop souvent, une bonne partie des instituteurs unitaires, par incompréhension, par esprit petit-bourgeois, par éloignement des milieux ouvriers et méconnaissance des conditions de la vie ouvrière, par la manie professionnelle de couper les cheveux en quatre et de voir les mots plus que les choses, se sont dressés contre la majorité ouvrière de la C. G. T. U. et sa ligne d’action révolutionnaire. Aujourd’hui encore, ils sont à la tête des deux oppositions, des deux minorités réformistes que nous avons à combattre dans la C. G. T. U. : la vieille minorité anarcho-syndicaliste et la nouvelle « opposition unitaire » centriste et trotskyste ( ?).

Les maîtres révolutionnaires impuissants à l’école laïque bourgeoise

   Les maîtres révolutionnaires ne sont qu’une petite minorité. Mais cette minorité ne peut même pas, au sein de l’école laïque bourgeoise, travailler pour l’émancipation prolétarienne. Malgré eux, ces maîtres doivent travailler dans un cadre scolaire bourgeois. Les programmes qu’ils appliquent ont été tracés par la bourgeoisie. Ils sont si vastes que les maîtres sont souvent contraints d’employer des méthodes dogmatiques d’enseignement, des méthodes de « bourrage » qui ne laissent qu’une part dérisoire à la réflexion personnelle et à l’observation directe de la nature et de la réalité sociale qui mènerait à la constatation de la lutte des classes. Loin de la vie extérieure, entre quatre murs, devant une classe nombreuse d’enfants condamnés à rester immobiles près de six heures par jour, le maître doit « faire le gendarme », se montrer autoritaire, dresser malgré lui ces jeunes intelligences à une obéissance passive et irréfléchie qui est celle que le patronat demande à ses exploités. Les perfectionnements techniques de l’enseignement : le cinéma, la T. S. F.; sont accaparés par la bourgeoisie pour son travail de bourrage de crânes des enfants. L’imprimerie à l’école elle- même, lancée et développée par des maîtres révolutionnaires pour sa valeur éducative, n’échappera sans doute pas à cet accaparement. Les manuels scolaires contrôlés par l’administration bourgeoise, que le maître révolutionnaire lui-même est souvent contraint d’employer, sont généralement l’œuvre d’universitaires bourgeois et arrivistes, travaillant pour les grandes maisons bourgeoises d’édition. Ils sont outrageusement tendancieux. Livres de lecture, d’histoire, de morale, etc., sont l’instrument d’un bourrage de crânes systématique des enfants destiné à faire à la bourgeoisie de « bons citoyens » dociles, chair à travail et chair à canon, par l’enseignement de toutes les notions favorables au maintien du régime capitaliste : idées du patriotisme, de la défense nationale des coffres-forts par ceux qui n’en ont pas, de la repopulation, du chauvinisme en temps de guerre, du faux pacifisme et du rôle toujours pacifique (?) de la France en temps de paix, de la colonisation civilisatrice (?) de l’ordre social (ouvriers, pas de grèves!), de l’épargne (pour apprendre aux ouvriers à se contenter de peu), ou respect de la propriété capitaliste et de l’héritage, de la souveraineté (?) du peuple, de l’égalité (?) des citoyens, de la liberté (?) de conscience, de la presse, de réunion, de la neutralité (?) et de la bienfaisance de l’État capitaliste, etc.

   Puis il y a les examens où le maître qui n’a pas préparé ses élèves selon les programmes, les méthodes et l’esprit imposés risque de voir échouer ses élèves.

   Enfin, il y a les chefs, les inspecteurs primaires et autres, qui pour arriver à leurs postes ont dû d’avance renoncer à toute indépendance d’esprit, exécuteurs dociles des ordres ministériels, et exerçant, pour se faire valoir, une surveillance étroite sur l’enseignement des maîtres révolutionnaires, à laquelle s’ajoutent parfois chez certains des brimades de toutes sortes.

   Le maître révolutionnaire lui-même est donc contraint par l’engrenage administratif et pédagogique où il est engagé à faire malgré lui un enseignement bourgeois. C’est pour tromper honteusement les travailleurs que la bourgeoisie prétend que son école laïque est neutre. Les idées que nous venons d’énumérer ci-dessus et qui sont à la base de l’enseignement qu’on y donne, ne sont-elles pas des dogmes, les dogmes de la domination capitaliste, que les maîtres doivent enseigner sans même laisser croire à leurs élèves qu’on puisse les mettre en doute? Quel maître, faisant pourtant un enseignement objectif, peut par exemple enseigner à ses élèves que la lutte des classes a toujours existé dans l’histoire et existe encore? Lequel peut parler du plan quinquennal soviétique en toute impartialité? Lequel, à propos de la valeur civilisatrice (?) de la colonisation, des vertus (?) de la repopulation, de la valeur pacifique (?) de la S. D. N., du devoir (?) de défense nationale en régime capitaliste, de l’existence des libertés démocratiques (?) et de l’égalité (?) des citoyens dans la République bourgeoise, peut, sans danger, leur dire seulement que les avis sont partagés? S’il le fait, s’il renonce à bourrer les crânes pour enseigner la vérité objective, c’est lui-même que l’administration bourgeoise accusera de violer la neutralité scolaire! La répression s’abattra immédiatement sur lui.

   La conclusion de tout cela est nette : le maître révolutionnaire ne peut point, au sein de l’école laïque bourgeoise, travailler à l’émancipation prolétarienne. Il peut tout au plus, au milieu de grandes difficultés et dans une faible mesure seulement, neutraliser le caractère antiprolétarien de l’enseignement qui y est donné. L’école bourgeoise, comme l’État bourgeois dont elle n’est qu’un des rouages, fonctionne pour la bourgeoisie et ne peut fonctionner que pour elle.

   En dehors de l’école, la bourgeoisie utilise l’instruction donnée aux travailleurs pour leur bourrer le crâne.

   D’ailleurs, la bourgeoisie ne domine pas seulement l’école. Pour compléter son emprise sur les cerveaux, elle a mille autres moyens d’action. Il y a le cinéma, la T. S. F., les journaux pour enfants, sur lesquels elle exerce son contrôle. Il y a surtout toute la grande presse capitaliste, la presse de la publicité financière et des fonds secrets. Il y a les sociétés de sport bourgeois où est embrigadée la jeunesse, les manifestations, commémorations, fêtes et anniversaires bourgeois : 14 juillet, 11 novembre, fête de Jeanne d’Arc, obsèques d’un Foch, d’un Clémenceau, etc. Et la pauvre petite instruction que la bourgeoisie a donnée aux fils de travailleurs leur sert uniquement à lire ce que la bourgeoisie veut bien leur laisser lire. Elle est un instrument de plus entre ses mains pour mieux leur bourrer le crâne d’idées fausses, pour mieux leur faire accepter l’exploitation qu’ils subissent. Voilà le rôle émancipateur de l’école laïque bourgeoise!

L’école laïque instrument de la classe bourgeoise

   L’école laïque n’est donc qu’un instrument de la classe bourgeoise. Nos camarades ouvriers et instituteurs doivent sur ce point lutter énergiquement contre les préjugés et les mensonges lancés par la bourgeoisie. Ils doivent se rappeler ces paroles de Lénine dans son discours prononcé en août 1918 au premier Congrès de l’enseignement d’U. R. S. S. :

   « Plus l’État bourgeois était civilisé, plus raffiné le mensonge qu’il commettait en affirmant que l’école peut rester hors de la politique et servir la société dans son ensemble. En réalité, l’école s’est totalement transformée en arme de la domination de classe de la bourgeoisie, elle est imprégnée de l’esprit de caste bourgeois, elle a pour but de fournir aux capitalistes des valets serviles et des ouvriers intelligents. Nous déclarons ouvertement que l’école en dehors de la vie, en dehors de la politique, est un mensonge et une hypocrisie. »

   Osons le dire : il est faux que par le seul fait d’instruire les hommes on les libère. L’instruction donnée dans un régime de classes, par la classe dominante à la classe exploitée, n’est qu’un instrument d’asservissement : elle sert au clergé et à l’école religieuse à empoisonner les cerveaux par la religion « opium du peuple », elle sert à l’école laïque et à la presse bourgeoise à les empoisonner par les dogmes bourgeois. L’une des raisons pour lesquelles le prolétariat russe a pu se libérer le premier de l’exploitation bourgeoise est sans nul doute l’ignorance où il se trouvait encore. La bourgeoisie russe n’avait pas encore eu le temps d’instruire ses exploités afin de leur vendre des journaux où chaque jour elle leur aurait enseigné les beautés du régime capitaliste. Ne voyant pas la machine sociale capitaliste, comme les prolétaires d’Occident, à travers la presse bourgeoise, les prolétaires et les paysans russes la virent simplement et de la meilleure façon : avec leurs yeux, c’est-à-dire telle qu’elle était dans sa férocité et dans son cynisme. Ils comprenaient plus facilement l’exploitation qu’ils subissaient. Et ces ignorants virent plus clair et surent mieux agir que les tristes esclaves des capitalistes français nantis d’instituteurs laïcs émancipés et libérateurs!

   Et si, actuellement, les peuples coloniaux de l’Inde, de la Chine, de l’Indochine, etc., sont à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire, il faut en voir une raison dans le même fait.

   Mais dira-t-on, si l’école laïque a une valeur contre-révolutionnaire, pourquoi donc les municipalités communistes elles-mêmes se glorifient-elles de travailler à la construction de beaux édifices scolaires et de favoriser les écoles de leurs subventions? L’argument est à peu près de la même valeur que celui qui consiste à dire qu’après avoir nié la valeur du parlementarisme bourgeois, les communistes sont mal venus de participer aux élections bourgeoises. Ceux qui raisonnent ainsi commettent une erreur dialectique, ils ne s’aperçoivent pas qu’on ne peut empêcher l’évolution sociale de suivre son cours, qu’il n’est ni possible, ni désirable, de pouvoir remonter le passé, que ce serait une absurdité, par suite, pour les révolutionnaires, de demander, vainement d’ailleurs, en régime bourgeois, la suppression de l’école bourgeoise comme du Parlement bourgeois. L’un et l’autre fonctionnent dans l’intérêt de la bourgeoisie : les révolutionnaires doivent le montrer aux travailleurs pour les éclairer. Mais ils ne peuvent songer à les supprimer. Or, ils ne doivent négliger aucun moyen d’action. Ils doivent lutter contre la bourgeoisie, sur tous les terrains, même sur ceux où ils sont battus d’avance. Ils savent que l’émancipation prolétarienne ne viendra ni du Parlement ni de l’école, mais dans la faible mesure où ils le peuvent, ils doivent aussi lutter contre la bourgeoisie sur le terrain parlementaire et sur le terrain scolaire, jusqu’au jour où, en détruisant l’État bourgeois, la Révolution détruira aussi le Parlement bourgeois et l’école bourgeoise, pour y substituer les soviets et l’école prolétarienne.

   Les révolutionnaires doivent donc lutter à l’école bourgeoise, se servir dans toute la mesure du possible de l’instruction que l’école congréganiste ou laïque donne à l’enfant pour faire son éducation révolutionnaire, amener les travailleurs à lire la presse et les publications révolutionnaires, essayer de retourner contre la bourgeoisie l’arme qu’elle emploie à son profit. Mais cela sans illusion! Si l’instruction donnée par la bourgeoisie est, a-t-on pu dire, une arme « à deux tranchants », comme toutes les armes, il n’en reste pas moins qu’elle reste par-dessus tout une arme bourgeoise et que l’instituteur révolutionnaire doit, avant toute chose, se libérer de la pensée qu’il peut, dans sa classe, travailler à l’émancipation prolétarienne. Comme l’ouvrier dans l’usine bourgeoise, l’instituteur, dans l’école bourgeoise, travaille malgré lui pour le capitalisme. Esclave du régime capitaliste, après avoir fait son travail scolaire pour gagner son pain, il doit se dire : je viens de travailler six heures pour l’ennemi de l’émancipation humaine : la bourgeoisie capitaliste, que tous mes loisirs soient maintenant consacrés à la révolution, au travail pour le prolétariat révolutionnaire! Avant la guerre, les bourgeois anticléricaux défenseurs de l’école laïque avaient coutume de dire : « Dans chaque village, il y a un homme qui allume un flambeau: l’instituteur laïc, et un homme chargé de souffler dessus pour l’éteindre : le prêtre. » Cette image est fausse : dans chaque village il y a deux hommes qui soufflent également sur le flambeau de l’émancipation prolétarienne, celui qu’allume incessamment la lutte des classes : le prêtre et l’instituteur laïque, également au service des privilèges bourgeois. Songeons seulement à quel point l’un et l’autre ont contribué à préparer l’ignoble carnage capitaliste de 1914, et se disputent parfois âprement l’honneur d’y avoir contribué l’un plus que l’autre!

   L’école bourgeoise, congréganiste ou laïque, comme l’État bourgeois dont elle n’est qu’un rouage, ne peut fonctionner que pour la bourgeoisie. De même qu’il devra briser complètement l’État bourgeois pour instaurer l’État prolétarien, le prolétariat révolutionnaire devra briser l’école laïque bourgeoise, pour instaurer l’école prolétarienne, l’école unique du travail.

   C’est un mensonge d’affirmer, avec les instituteurs réformistes, que l’école laïque bourgeoise peut être émancipée ou libérée, émancipatrice ou libératrice.

Ce n’est pas l’école laïque qui émancipera le prolétariat, c’est la lutte des classes.

   Ce qui émancipe le prolétariat, ce n’est pas l’école laïque bourgeoise, c’est seulement la lutte des classes. Ce qui crée la flamme libératrice chez l’enfant prolétarien, c’est la misère familiale, c’est l’exploitation des enfants, c’est le spectacle des luttes de leurs parents exploités contre le capital. Plus que tous les discours de l’instituteur, des grèves scolaires comme celles qui, par exemple, à Morez, à Lavelanet, ont accompagné les grèves ouvrières, ont une valeur prolétarienne, et les révolutionnaires se doivent d’utiliser plus fréquemment cette arme d’éducation des enfants prolétariens. Quand on étudie le magnifique mouvement révolutionnaire en Indochine, il est significatif de voir qu’il a été précédé et accompagné d’un nombre considérable de grèves et de manifestations scolaires devant lesquelles, malgré une honteuse répression, l’agent socialiste de la bourgeoisie, Alexandre Varenne, se trouva désarmé.

   C’est la lutte des classes qui émancipe les enfants, c’est elle aussi qui émancipe les élèves-maîtres et les maîtres. C’est par leurs mouvements revendicatifs, multipliés ces derniers temps par leur vaillante organisation, l’U. G. E. E., que les élèves-maîtres se préparent à comprendre l’idéologie et les méthodes du prolétariat révolutionnaire. C’est par leur action syndicale sur le terrain de l’action directe que les instituteurs font aussi leur éducation révolutionnaire.

   Mais surtout, c’est la lutte des classes seule qui émancipe le prolétariat lui-même. Plus que l’école et le journal bourgeois, disons mieux, malgré l’école et le journal bourgeois, malgré l’instituteur pacifiste et patriote, malgré le Petit Parisien ou l’Ami du Peuple, c’est l’exploitation, la rationalisation capitalistes, c’est les injustices sociales, les grèves ouvrières et le chômage, c’est les guerres capitalistes inévitables avec leur cortège de crimes et de misères, qui enlèvent aux prolétaires les œillères que la bourgeoisie leur met par ses écoles et sa presse, qui les guident infailliblement vers l’action révolutionnaire libératrice.

   Quant à l’école, elle ne pourra servir vraiment le prolétariat que lorsque celui-ci, ayant conquis le pouvoir, aura créé à son usage l’école prolétarienne.