Rapport de la commission nationale et coloniale

2e Congrès

IIIe Internationale

Rapport de la commission nationale et coloniale

26 juillet 1920

   Camarades, je me bornerai à une brève entrée en matière, après quoi le camarade Maring, qui fut secrétaire de notre commission((La commission nationale et coloniale fût constituée lors du congrès par les représentants de partis pour lesquels cette question était cruciale (France, Grande-Bretagne, Chine, Inde, Perse…). Elle débattit de thèses soumises par Lénine et adoptées par le congrès le 28 juillet. Cette commission avait été rendue nécessaire à cause de la faiblesse des acquis théoriques dont disposaient les P.C. pour guider leur activité en la matière – la II° Internationale s’étant toujours largement désintéressé de la question.)), vous présentera un rapport détaillé sur les modifications que nous avons apportées aux thèses. Le camarade Roy, qui a formulé des thèses complémentaires, prendra suite la parole. Notre commission a adopté à l’unanimité les thèses initiales avec les amendements et les thèses complémentaires. De cette manière, nous avons pu aboutir l’unanimité complète sur toutes les questions importantes. Je ferai maintenant quelques brèves remarques.

   En premier lieu, quelle est l’idée essentielle, fondamentale de nos thèses ? La distinction entre les peuples opprimés et les peuples oppresseurs. Nous faisons ressortir cette distinction, contrairement à la II° Internationale et à la démocratie bourgeoise. A l’époque de l’impérialisme, il est particulièrement important pour le prolétariat et l’’Internationale Communiste de constater les faits économiques concrets et, dans la solution de toutes les questions coloniales et nationales, de partir non de notions abstraites, mais des réalités concrètes.

   Le trait caractéristique de l’impérialisme est que le monde entier, comme nous le voyons, se divise actuellement en un grand nombre de peuples opprimés et un nombre infime de peuples oppresseurs, qui disposent de richesses colossales et d’une force militaire puissante. En estimant la population totale du globe à un milliard trois quarts, l’immense majorité, comprenant plus d’un milliard et, selon toute probabilité, un milliard deux cent cinquante millions d’êtres humains, c’est‑à‑dire près de 70 % de la population du globe, appartient aux peuples opprimés, qui ou bien se trouvent placés sous le régime de dépendance coloniale directe, ou bien constituent des Etats semi‑coloniaux, comme la Perse, la Turquie, la Chine, ou encore vaincus par l’armée d’une grande puissance impérialiste se trouvent sous sa dépendance en vertu de traités de paix. Cette idée de distinction, de division des peuples en opprimés et oppresseurs, se retrouve dans toutes les thèses, tant dans les premières parues sous ma signature et publiées antérieurement, que dans celles du camarade Roy. Ces dernières ont été écrites principalement à partir de la situation des Indes et des autres grands peuples d’Asie opprimés par la Grande‑Bretagne, et c’est en cela que réside leur grande importance pour nous.

   La deuxième idée directrice de nos thèses est que, dans la situation internationale d’aujourd’hui, après la guerre impérialiste, les relations réciproques des peuples et tout le système politique mondial sont déterminés par la lutte d’un petit groupe de nations impérialistes contre le mouvement soviétique et les Etats soviétiques, à la tête desquels se trouve la Russie des Soviets. Si nous perdons cela de vue, nous ne saurons poser correctement aucune question nationale ou coloniale, quand bien même il s’agirait dit point le plus reculé du monde. Ce n’est qu’on partant de là que les questions politiques peuvent être posées et résolues d’une façon juste par les partis communistes, aussi bien des pays civilisés que des pays arriérés.

   En troisième lieu, je tiens à attirer tout particulièrement l’attention sur la question du mouvement démocratique bourgeois dans les pays arriérés. Cette question, précisément, a provoqué certaines divergences. Nous avons discuté pour savoir s’il serait juste ou non, en principe et en théorie, de déclarer que l’Internationale Communiste et les partis communistes doivent soutenir le mouvement démocratique bourgeois des pays arriérés; cette discussion nous a amenés à la décision unanime de remplacer l’expression mouvement « démocratique bourgeois » par celle de mouvement national‑révolutionnaire. Il n’y a pas le moindre doute que tout mouvement national ne puisse être que démocratique bourgeois, car la grande masse de la population des pays arriérés est composée de paysans, qui représentent les rapports bourgeois et capitalistes. Ce serait une utopie de croire que les partis prolétariens, en admettant qu’ils puissent en général faire leur apparition dans ces pays, pourront, sans avoir des rapports déterminés avec le mouvement paysan, sans le soutenir en fait, poursuivre une tactique et une politique communistes dans pays arriérés. Mais des objections ont été faites : si nous parlons de mouvement démocratique bourgeois, toute distinction s’effacera entre mouvement réformiste et mouvement révolutionnaire. Or, ces temps derniers, la distinction est apparue en toute clarté dans les pays arriérés coloniaux, car la bourgeoisie impérialiste s’applique par tous les moyens à implanter le mouvement réformiste aussi parmi les peuples opprimés. Un certain rapprochement s’est fait entre la bourgeoisie des pays exploiteurs et celle des pays coloniaux, de sorte que, très souvent, et peut‑être même dans la majorité des cas, la bourgeoisie des pays op­primés soutenant les mouvements nationaux, est d’accord avec la bourgeoisie impérialiste, c’est‑à‑dire qu’elle lutte avec celle-ci, contre les mouve­ments révolutionnaires et les classes révolutionnaires. Ceci a été démontré d’une façon irréfutable à la commission, et nous avons estimé que la seule attitude juste était de prendre en considération cette distinction et de remplacer presque partout l’expression « démocratique bourgeois » par celle de « national‑révolutionnaire ». Le sens de cette substitution est que, en tant que communistes, nous ne devrons soutenir et nous ne soutiendrons les mouvements bourgeois de libération des pays coloniaux que dans les cas où ces mouvements seront réellement révolutionnaires, où leurs représentants ne s’opposeront pas à ce que nous formions et organisions dans un esprit révolutionnaire la paysannerie et les larges masses d’exploités. Si ces condi­tions ne sont pas remplies, les communistes doivent, dans ces pays, lutter contre la bourgeoisie réformiste, à laquelle appartiennent également les héros de la II° Internatio­nale. Les partis réformistes existent déjà dans les pays coloniaux, et parfois leurs représentants s’appellent social­-démocrates et socialistes. La distinction indiquée figure maintenant dans toutes les thèses et je pense que notre point de vue se trouve ainsi formulé maintenant d’une manière beaucoup plus précise.

   Ensuite, je voudrais encore faire une remarque au sujet des Soviets paysans. Le travail pratique des communistes, russes dans les colonies qui ont appartenu à la Russie tsariste, dans des pays arriérés comme le Turkestan et autres, a amené la question suivante : comment appliquer la tactique et la politique communistes dans les conditions précapitalistes, étant donné que le trait caractéristique essentiel de ces pays est que les rapports précapitalistes y prédominent encore, et que, par suite, il ne saurait y être question d’un mouvement purement prolétarien. Dans ces pays, le prolétariat industriel n’existe presque pas. Malgré cela, là aussi, nous avons assumé et nous devons assumer le rôle de conducteurs. Notre travail nous a démontré qu’il faut dans ces pays surmonter d’immenses difficultés, mais les résultats pratiques ont montré également que, malgré ces difficultés, il est possible d’éveiller dans les masses une aspiration à la pensée politique et à l’activité politique indépendantes, même là où le prolétariat est presque inexistant. Ce travail a été plus difficile pour nous que pour les camarades des pays d’Europe occidentale, le prolétariat de Russie étant surchargé de besognes intéressant l’Etat. On conçoit sans peine que les paysans qui se trouvent placés dans une dépendance semi‑féodale puissent parfaitement, assimiler l’idée de l’organisation soviétique et la faire passer dans les faits. Il est également évident que les masses opprimées, exploitées non seulement par le capitalisme marchand, mais également par les féodaux et par l’Etat, bâti sur des bases féodales, peuvent employer cette arme, cette forme d’organisation, même dans la situation qui est la leur. L’idée de l’organisation soviétique est simple; elle peut être appliquée non seulement dans le cadre de rapports prolétariens, mais également dans celui de rapports paysans, de caractère féodal ou semi‑féodal. Notre expérience dans ce domaine n’est pas encore bien grande, mais les débats en commission, auxquels prirent part plusieurs représentants des pays coloniaux, ont prouvé irréfutablement qu’il est indispensable d’indiquer dans les thèses de l’Internationale Communiste que les Soviets de paysans, les Soviets d’exploités sont un moyen valable non seulement pour les pays capitalistes, mais également pour ceux où prédominent rapports précapitalistes, que le devoir absolu des partis communistes et des éléments qui sont disposés à constituer des partis communistes est de faire de la propagande en faveur des Soviets de paysans, des Soviets de travailleurs toujours et partout, dans les pays arriérés, dans les colonies; là où les conditions le permettent, ils doivent tenter immédiatement de créer des Soviets du peuple travailleur.

   Nous voyons ici s’ouvrir pour nous un domaine très intéressant et très important de travail pratique. Jusqu’à présent notre expérience commune à cet égard n’est pas très grande, mais petit à petit nous réunissons une documentation de plus en plus abondante. Il est tout à fait hors de discussion que le prolétariat des pays avancés peut et doit aider les masses travailleuses arriérées, et que les pays arriérés pourront sortir de leur stade actuel de développement quand le prolétariat victorieux des Républiques soviétiques aura tendu la main à ces masses et sera en mesure de leur prêter son appui.

   Sur cette question, des débats assez vifs ont été suscités par nos thèses signées par moi, mais bien plus encore par celles du camarade Roy, qu’il va défendre ici et pour lesquelles certains amendements ont été adoptés à l’unanimité.

   La question se posait ainsi : pouvons‑nous considérer comme juste l’affirmation que le stade capitaliste de développement de l’économie est inévitable pour les peuples arriérés, actuellement en voie d’émancipation et parmi lesquels on observe depuis la guerre un mouvement vers le progrès ? Nous y avons répondu par la négative. Si le prolétariat révolutionnaire victorieux mène parmi eux une propagande systématique, si les gouvernements soviétiques les aident par tous les moyens à leur disposition, on aurait tort de croire que le stade de développement capitaliste est inévitable pour les peuples arriérés. Dans toutes les colonies dans tous les pays arriérés, nous devons non seulement constituer des cadres indépendants de militants, des organisations du parti, non seulement y poursuivre dès maintenant la propagande en faveur de l’organisation des Soviets de paysans, en nous attachant à les adapter aux conditions précapitalistes qui sont les leurs, mais encore l’Internationale Communiste doit établir et justifier sur le plan théorique ce principe qu’avec l’aide du prolétariat des pays avancés, les pays arriérés peuvent parvenir au régime soviétique et, en passant par certains stades de développement, au communisme, en évitant le stade capitaliste.

   Il n’est pas possible d’indiquer à l’avance les moyens qui sont nécessaires à cet effet. L’expérience nous les soufflera. Mais il est nettement établi que l’idée des Soviets est accessible à toutes les masses travailleuses des peuples les plus éloignés, que ces organismes, les Soviets, doivent être adaptés aux conditions du régime social précapitaliste et que le travail du parti communiste doit être entrepris immédiatement en ce sens dans le monde entier.

   Je voudrais encore souligner l’importance du travail révolutionnaire des partis communistes non seulement dans leur propre pays, mais aussi dans les pays coloniaux et, notamment, parmi les troupes que les nations exploiteuses utilisent pour maintenir sous leur domination les peuples de ces pays.

   Le camarade Quelch, du Parti socialiste britannique, en a parlé à notre commission. Il a déclaré qu’un simple ouvrier anglais considérerait comme une trahison le fait d’aider les peuples asservis dans leurs soulèvements contre la domination anglaise. Il est exact que le jingoïsme et le chauvinisme de l’aristocratie ouvrière de Grande‑Bretagne et d’Amérique constituent le plus grand danger pour le socialisme, qu’ils forment le rempart le plus solide de la II° Internationale, et que nous avons affaire ici à la plus grande trahison de la part des chefs et des ouvriers appartenant à cette Internationale bourgeoise. La II° Internationale a également discuté de la question coloniale. Le Manifeste de Bâle en parle à son tour en termes parfaitement clairs. Les partis de la II° Internationale avaient bien promis d’agir d’une façon révolutionnaire, mais nous ne remarquons pas que la II° Internationale et, je suppose, la majorité des partis ayant quitté celle-ci dans l’intention d’adhérer à la III° Internationale, fassent un travail effectivement révolutionnaire et apportent une aide aux peuples exploités et dépendants dans leurs soulèvements contre les nations qui les oppriment. Nous devons le déclarer hautement, et c’est irréfutable. Nous verrons si l’on tentera de le démentir.

   Ce sont ces considérations qui ont été mises à la base nos résolutions incontestablement beaucoup trop longues; j’espère cependant qu’elles seront utiles et contribueront au développement et à l’organisation d’un travail effectivement révolutionnaire dans les questions nationale et coloniale qui constitue précisément notre tâche essentielle.

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