Premier congrès des soviets des députés ouvriers et soldats de Russie

Premier congrès des soviets des députés ouvriers et soldats de Russie

16 (3) Juin – 6Juillet (23 Juin) 1917

   Publié dans la Pravda, n°s 82 et 83, des 28 et 29 (15 et 16) juin 1917.

Discours sur l’attitude envers le gouvernement provisoire le 17 (4) Juin

   Camarades, dans le court laps de temps qui m’est réservé, je ne pourrai m’arrêter qu’aux questions de principe essentielles traitées par le rapporteur du Comité exécutif et par les orateurs qui lui ont succédé. Je pense que cette façon de faire est plus rationnelle.

   La première et principale question qui se posait devant nous, était celle-ci : Où siégeons-nous ? Qu’est-ce que les Soviets réunis ici en congrès des Soviets de Russie ? Qu’est-ce que la démocratie révolutionnaire dont on parle tant ici, dont on parle sans mesure, justement pour cacher qu’on ne la comprend pas du tout et qu’on la renie totalement ? Parce que parler de démocratie révolutionnaire devant le congrès des Soviets de Russie et estomper le caractère de cette institution, sa composition sociale, son rôle dans la révolution, ne pas en souffler mot et prétendre en même temps au titre de démocrate, voilà qui est étrange. On nous expose le programme d’une république parlementaire bourgeoise, telle qu’il y en a eu dans toute l’Europe occidentale ; on nous expose un programme de réformes admises aujourd’hui par tous les gouvernements bourgeois, y compris le nôtre et, en même temps, on vient nous parler de démocratie révolutionnaire.

   Devant qui parle-t-on ? Devant les Soviets. Eh bien, je vous demande : y a-t-il en Europe un pays bourgeois, démocratique, républicain, où il existe quelque chose d’analogue à ces Soviets ? Vous êtes bien obligés de me répondre qu’il n’y en a pas. Pareille institution n’existe nulle part et elle ne saurait exister parce que, de deux choses l’une : o u bien il existe un gouvernement bourgeois avec les « plans » de réformes qu’on nous a exposés et qui, proposés des dizaines de fois dans tous les pays, sont restés sur le papier ; ou bien l’institution à laquelle on en appelle aujourd’hui, est un « gouvernement » de type nouveau créé par la révolution, et dont on ne trouve des exemples que dans l’histoire des plus grands essors révolutionnaires, comme celui de 1792 en France, de 1871 dans ce même pays, et de 1905 en Russie, Les Soviets sont une institution qui n’existe dans aucun Etat du type parlementaire bourgeois ordinaire et ne peut pas exister à côté d’un gouvernement bourgeois. C’est un Etat de type nouveau, plus démocratique que, dans les résolutions de notre Parti, nous avons appelé république démocratique du prolétariat et de la paysannerie, où le pouvoir n’appartiendrait qu’aux Soviets des députés ouvriers et soldats. On a tort de croire que c’est là une question de théorie ; on a tort de vouloir présenter les choses comme s’il était possible d’éluder ce problème ; c’est à tort qu’on se dérobe en disant que telles ou telles autres institutions coexistent en ce moment avec les Soviets des députés ouvriers et paysans. Oui, ces institutions coexistent. Mais c’est cela justement qui crée une quantité inouïe de malentendus, de conflits, de frottements. C’est cela justement qui détermine, après le premier essor, après le premier mouvement en avant de la révolution russe, la stagnation et le recul auxquels nous assistons maintenant dans notre gouvernement de coalition, dans toute notre politique intérieure et étrangère, en relation avec l’offensive impérialiste qui se prépare. De deux choses l’une : ou un gouvernement bourgeois ordinaire, et alors les Soviets paysans, ouvriers, soldats et autres sont inutiles ; ils seront ou bien dissous par les généraux contre-révolutionnaires qui tiennent l’armée dans leurs mains et ne prêtent aucune attention aux manifestations oratoires du ministre Kérenski ; ou bien ils mourront d’une mort sans gloire. Elles n’ont pas d’autre voie à suivre, ces institutions qui ne peuvent ni marcher en arrière, ni piétiner sur place ; elles ne peuvent exister qu’en allant de l’avant. Voilà un type d’Etat qui n’a pas été inventé par les Russes ; il a été engendré par la révolution, car autrement elle ne saurait vaincre. Au sein du Soviet de Russie, les frottements, la lutte des partis pour le pouvoir sont inévitables. Mais ce sera l’élimination des erreurs possibles et des illusions par la propre expérience politique des masses (rumeur) et non par les rapports faits par des ministres qui invoquent ce qu’ils ont dit hier, ce qu’ils écriront demain et ce qu’ils promettront après-demain. C’est ridicule, camarades, du point de vue de l’institution créée par la révolution russe et devant laquelle se pose aujourd’hui la question : être ou ne pas être ? Les Soviets ne peuvent continuer d’exister, comme ils le font maintenant, alors que des adultes, des ouvriers et des paysans doivent se réunir, adopter des résolutions, entendre des rapports qui ne peuvent être soumis à aucune vérification documentaire. Des institutions de ce genre marquent une transition à cette république qui créera — non pas en paroles mais en fait — un pouvoir ferme, sans police, sans armée permanente, un pouvoir qui ne peut pas encore exister en Europe occidentale, et sans lequel la révolution russe ne saurait vaincre, c’est-à-dire remporter la victoire sur les grands propriétaires fonciers, sur l’impérialisme. Sans ce pouvoir, il ne peut pas être question pour nous de remporter cette victoire. Et plus nous méditons le programme que l’on nous conseille d’accepter ici et les faits devant lesquels nous sommes placés, plus la contradiction essentielle nous apparaît criante. On nous dit, comme l’ont fait le rapporteur et les autres orateurs, que le premier Gouvernement provisoire, voyez-vous, était mauvais ! Mais quand les bolcheviks, ces fâcheux bolcheviks, disaient naguère : « Aucun soutien, aucune confiance à ce gouvernement », que d’accusations d’« anarchisme » n’a-t-on pas fait pleuvoir sur nous ! Maintenant tout le monde dit que le gouvernement précédent était mauvais. Mais le gouvernement de coalition avec ses ministres quasi socialistes, en quoi diffère-t-il du précédent ? N’en a-t-on pas assez des conversations sur les programmes, les projets, — n’en a-t-on pas encore assez ? N’est-il pas temps de passer à l’action ? Un mois déjà s’est écoulé depuis que s’est formé, le 6 mai, le gouvernement de coalition. Voyez où en sont les choses, voyez la ruine économique qui règne en Russie et dans tous les pays entraînés dans la guerre impérialiste. Comment s’explique cette ruine ? Par la rapacité des capitalistes. La voilà, l’anarchie véritable ! Et cela non pas de l’aveu de notre journal, d’un quelconque journal bolchévik — Dieu nous en préserve, — mais de l’aveu de la Rabotchaïa Gazéta ministérielle ; les prix industriels des fournitures de charbon ont été haussés par le gouvernement « révolutionnaire »!! Et le gouvernement de coalition n’a rien changé à cet égard. On nous demande : peut-on en Russie instaurer le socialisme et, d’une façon générale, effectuer d’un coup des réformes radicales ? Vaines échappatoires, camarades. Expliquant leur doctrine, Marx et Engels ont toujours dit : « Notre doctrine n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action. » Le capitalisme pur se transformant en pur socialisme n’existe nulle part au monde et ne peut exister en temps de guerre ; il existe quelque chose d’intermédiaire, quelque chose de nouveau, sans précédent, parce que des centaines de millions d’hommes succombent, jetés dans une guerre criminelle entre capitalistes. Il ne s’agit pas de promettre des réformes, ce sont des paroles vaines, il s’agit de faire le geste qui est nécessaire au moment présent.

   Si vous voulez invoquer la démocratie « révolutionnaire », il faut que vous distinguiez entre cette notion-là et celle de démocratie réformiste avec un ministère capitaliste, parce qu’il est temps, enfin, d’abandonner les phrases sur la « démocratie révolutionnaire » et les congratulations réciproques à propos de cette « démocratie révolutionnaire», pour passer à une définition de classe, comme nous l’enseigne le marxisme et, d’une façon générale, le socialisme scientifique. Ce qu’on nous propose, c’est le passage à une démocratie réformiste avec un ministère capitaliste. C’est peut-être admirable du point de vue des exemples que l’on trouve généralement en Europe occidentale. Mais en ce moment toute une série de pays sont près de leur perte et les mesures pratiques prétendues si compliquées qu’elles seraient d’une application malaisée et qu’il faudrait les élaborer d’une façon plus spéciale, comme disait l’orateur précédent, le citoyen ministre des postes et télégraphes, — ces mesures sont parfaitement claires. Il a dit qu’il n’est point en Russie de parti politique qui se déclare prêt à assumer la plénitude du pouvoir. Je réponds : Il en est un ! Aucun parti ne peut s’y refuser et notre parti ne s’y refuse pas : il est prêt, à chaque instant, à assumer la plénitude du pouvoir. (Applaudissements, rires.)

   Vous pouvez rire autant qu’il vous plaira, mais si le citoyen ministre nous place devant cette question à côté d’un parti de droite, il recevra la réponse qui convient. Aucun parti ne peut s’y dérober. Tant que la liberté subsiste, tant que les menaces d’arrestation et de déportation en Sibérie — menaces proférées par les contrerévolutionnaires avec lesquels nos ministres quasi-socialistes font partie du même collège, — ne sont que des menaces, en un pareil moment chaque parti dit : faites-nous confiance et nous vous donnerons notre programme.

   Notre conférence du 29 avril a donné ce programme. Malheureusement on n’en tient compte ni ne s’en inspire. Il s’agit visiblement de l’expliquer d’une façon populaire. Je tâcherai de faire au citoyen ministre des postes et télégraphes un exposé populaire de notre résolution, de notre programme. Notre programme, en ce qui concerne la crise économique, consiste à exiger tout de suite, — car ici on ne saurait admettre aucun retard, — la publication de tous les bénéfices inouïs, atteignant jusqu’à 500 et 800 %, que les capitalistes empochent non pas en tant que capitalistes sur le marché libre, en régime capitaliste « pur », mais sur les fournitures de guerre. Voilà bien où le contrôle ouvrier est vraiment nécessaire et possible. Voilà une mesure que vous devez, puisque vous vous dites démocratie « révolutionnaire », prendre au nom du Soviet, et qui peut être appliquée du jour au lendemain. Ce n’est pas du socialisme. C’est ouvrir les yeux au peuple sur la véritable anarchie et sur le jeu véritable avec l’impérialisme, où sont engagés les biens du peuple et les centaines de milliers d’êtres humains qui demain périront parce que nous continuons à étouffer la Grèce. Publiez les profits de messieurs les capitalistes, faites arrêter 50 ou 100 des plus gros millionnaires. Il suffirait de les garder quelques semaines, et même dans des conditions aussi privilégiées que celles qui sont faites à Nicolas Romanov, simplement pour les contraindre à révéler les dessous, les combinaisons frauduleuses, la boue, le lucre qui, sous le nouveau gouvernement aussi, coûtent chaque jour des milliers et des millions à notre pays. Voilà la principale cause de l’anarchie et de la ruine ; voilà pourquoi nous disons : chez nous tout est resté comme par devant ; le ministère de coalition n’a rien changé, il n’a fait qu’ajouter un peu de déclamation, quelques déclarations pompeuses. Quelle que soit la sincérité des hommes, quelle que soit leur sincérité à vouloir le bien des travailleurs, la situation reste inchangée; la même classe est restée au pouvoir. La politique qui se fait actuellement n’est pas une politique de démocratie.

   On nous parle de la « démocratisation du pouvoir central et local ». Mais ne savez-vous pas que ces mots ne sont neufs que pour la Russie ? Que dans d’autres pays des dizaines de ministres quasi socialistes ont fait à leur pays des promesses analogues ? Que signifient-elles, quand nous sommes en présence d’un fait vivant, concret : la population locale élit les autorités, mais l’a b o de la démocratie est violé par les prétentions du centre, qui entend nommer ou confirmer les autorités locales. La dilapidation de l’avoir national par les capitalistes continue. La guerre impérialiste se poursuit. Et l’on nous promet des réformes, encore des réformes, toujours des réformes qui, d’une façon générale, ne peuvent pas être réalisées, dans ces conditions, parce que la guerre écrase, prime toutes choses. Pourquoi n’êtes-vous pas d’accord avec ceux qui disent que la guerre ne se fait pas pour les profits des capitalistes ? Où est le critérium ? D’abord dans la question de savoir quelle classe est au pouvoir, quelle classe demeure la maîtresse, quelle classe continue à gagner des centaines de milliards dans des opérations de banque et financières ? Toujours cette même classe capitaliste ; et c’est pourquoi la guerre qui se poursuit est une guerre impérialiste. Le premier Gouvernement provisoire, comme le gouvernement aux ministres quasi socialistes, n’y ont rien changé. Les traités secrets restent secrets. La Russie fait la guerre pour les détroits, pour continuer la politique de Liakhov((Liakhov, colonel russe envoyé en Perse en 1906, pour réprimer la révolution qui venait d’y éclater. Dirige en 1908 la répression de Tauris en révolution.)) en Perse, etc.

   Je sais que vous ne le voulez pas, que la majorité d’entre vous ne le veut pas, non plus que les ministres : on ne saurait le vouloir, car cela signifie le massacre de centaines de millions d’hommes. Mais voyez l’offensive dont parlent tant, aujourd’hui, les Milioukov et les Maklakov. Ils comprennent parfaitement de quoi il retourne ; ils savent que ceci est lié au problème du pouvoir, au problème de la révolution. On nous dit qu’il faut distinguer entre les problèmes politiques et stratégiques. Il est ridicule même de poser de semblables questions. Les cadets comprennent parfaitement qu’il s’agit d’un problème politique.

   Que la lutte révolutionnaire pour la paix, commencée par en bas, puisse mener à une paix séparée, c’est une calomnie. La première mesure que nous aurions prise si nous étions au pouvoir, ce serait de faire arrêter les plus gros capitalistes, de déchirer toute la trame de leurs intrigues. Faute de quoi, toutes les phrases sur la paix sans annexions ni contributions ne sont que paroles vides de sens. Notre deuxième mesure aurait été de déclarer aux peuples, sans passer par leurs gouvernements, que nous tenons tous les capitalistes pour des bandits : Térechtchenko qui ne vaut pas mieux que Milioukov, mais est simplement un peu plus bête, aussi bien que les capitalistes français, anglais et tous les autres.

   Vos propres Izvestia se sont embrouillées ; au lieu de paix sans annexions ni contributions, elles proposent le maintien du statu quo. Non, ce n’est pas ainsi que nous comprenons la paix « sans annexions ». Et sur ce point, même le Congrès paysan est plus près de la vérité lorsqu’il parle d’une république « fédérative » ; il exprime ainsi l’idée que la république russe ne veut opprimer aucun peuple, ni à l’ancienne ni à la nouvelle manière ; qu’elle ne veut fonder sur la violence ses rapports avec aucun peuple, ni avec la Finlande, ni avec l’Ukraine, à l’égard desquelles le ministre de la guerre se montre si chicanier et avec lesquelles on suscite des conflits inadmissibles, intolérables. Nous voulons une république de Russie, une et indivisible, avec un pouvoir ferme ; or, un pouvoir ferme ne s’obtient que par l’accord volontaire des peuples. « Démocratie révolutionnaire», ce sont là de grands mots, mais appliqués à un gouvernement qui complique par de mesquines chicaneries la question de l’Ukraine et de la Finlande. Or, ces pays ne prétendent même pas se séparer de la Russie ; ils disent simplement : « Ne remettez pas à l’Assemblée constituante l’application des abc de la démocratie ! »

   Il est impossible de conclure une paix sans annexions ni contributions, tant que vous n’aurez pas renoncé à vos propres annexions. Car enfin, c’est ridicule, c’est une comédie, tout ouvrier d’Europe en rit : « En paroles, ils sont bien éloquents, dit-il, ils appellent les peuples à renverser les banquiers. Mais leurs banquiers nationaux, ils les envoient siéger aux ministères ! » Arrêtez-les, révélez leurs machinations, découvrez-en la trame ! Cela, vous ne le faites pas, bien que vous disposiez d’organes du pouvoir auxquels il est impossible de résister. Vous avez vécu les années 1905 et 1917, vous savez que la révolution ne se fait pas sur commande, que dans les autres pays les révolutions se sont faites sur la dure et sanglante voie des insurrections, alors qu’il n’y a point en Russie de groupe, de classe, capable de résister au pouvoir des Soviets. En Russie, cette révolution est possible, à titre d’exception, comme une révolution pacifique. Que cette révolution propose, aujourd’hui ou demain, à tous les peuples, la paix par la rupture avec toutes les classes de capitalistes, et nous aurons dans le plus bref délai l’assentiment de la France et de l’Allemagne représentées par leurs peuples, parce que ces pays succombent, parce que la situation de l’Allemagne est désespérée, parce qu’il n’est plus de salut pour elle, et parce que la France…

   (LE PRÉSIDENT : « Votre temps de parole est écoulé. »)

   Dans une demi-minute j’aurai fini…

   (Rumeur. Cris : « continuez ! » Protestations. Applaudissements.)

   (LE PRÉSIDENT : « Le bureau propose au congrès de prolonger le temps de parole de l’orateur. Pas d’objections ? La majorité est d’accord pour que le temps de parole soit prolongé. »)

   Je disais que si, en Russie, la démocratie révolutionnaire était une démocratie non en paroles, mais en fait, elle pousserait la révolution en avant ; au lieu de s’entendre avec les capitalistes, au lieu de discourir sur la paix sans annexions ni contributions, — elle liquiderait les annexions en Russie, elle déclarerait ouvertement qu’elle considère toute annexion comme un acte criminel, un acte de brigandage. Il serait possible alors d’éviter l’offensive impérialiste, qui menace d’entraîner la perte de milliers et de millions d’hommes pour le partage de la Perse et des Balkans. Alors serait ouvert le chemin de la paix, chemin qui n’est pas facile, — nous ne le prétendons pas, — chemin qui n’exclut pas une guerre vraiment révolutionnaire.

   Nous ne posons pas la question comme la pose aujourd’hui Bazarov dans la Novaïa Jizn ; nous disons seulement que la Russie est placée dans des conditions telles que sa tâche est, à la fin de la guerre impérialiste, moins difficile, qu’on ne pourrait le croire. Elle est placée dans des conditions géographiques telles que les puissances qui se risqueraient à s’appuyer sur le Capital et sur ses intérêts rapaces, et à se dresser contre la classe ouvrière russe et le semi-prolétariat qui lui est proche, c’est-à-dire la paysannerie pauvre, — si elles s’y décidaient, elles assumeraient une tâche éminemment difficile. L’Allemagne est près de sa perte, et depuis l’intervention de l’Amérique qui veut dévorer le Mexique et qui, probablement, engagera demain la lutte contre le Japon, — depuis cette intervention, la situation de l’Allemagne est sans espoir, — elle sera anéantie. La France dont la situation géographique fait d’elle un pays qui souffre plus que tous les autres et dont l’épuisement atteint au maximum, ce pays — moins affamé que l’Allemagne — a perdu infiniment plus de matériel humain que cette dernière. Si donc l’on avait commencé, dès le début, à mettre un frein aux profits des capitalistes russes, et si on leur avait ôté toute possibilité de s’approprier des centaines de millions de bénéfices, si l’on avait proposé à tous les peuples la paix contre les capitalistes de tous les pays, en déclarant tout net que vous n’engagerez aucune conversation ni aucune négociation avec les capitalistes allemands ou avec ceux qui, directement ou indirectement, font leur jeu ou s’acoquinent avec eux, que vous refusez de parler avec les capitalistes français et anglais, — vous les auriez mis en accusation devant les ouvriers. Vous ne regarderiez pas comme une victoire la délivrance d’un passeport à MacDonald((Il s’agissait de la délivrance de passeports pour se rendre à la conférence « socialiste » internationale de Stockholm.)) lequel n’a jamais soutenu aucune lutte révolutionnaire contre le Capital et qu’on laisse passer parce qu’il n’exprime ni les idées, ni les principes, ni l’activité, ni l’expérience de la lutte révolutionnaire contre les capitalistes anglais. Lutte pour laquelle notre camarade Mac Lean et des centaines d’autres socialistes anglais sont emprisonnés, tout comme notre camarade Liebknecht jeté au bagne pour avoir dit : « Soldats allemands, tirez sur votre kaiser. »

   Ne serait-il pas plus juste d’envoyer les capitalistes-impérialistes à ce même bagne que, dans cette troisième Douma spécialement ressuscitée à cet effet, — je ne sais du reste la quantième elle est, la troisième ou la quatrième — la majorité des membres du Gouvernement provisoire nous préparent et nous promettent chaque jour, et au sujet de quoi ils sont en train de rédiger de nouveaux projets de loi dans le ressort du ministère de la justice. Mac Lean et Liebknecht, tels sont les noms des socialistes qui mettent en œuvre l’idée de la lutte révolutionnaire contre l’impérialisme. Voilà ce qu’il faut dire à tous les gouvernements. Pour combattre en faveur de la paix, il faut les mettre en accusation devant les peuples ! Vous mettrez ainsi dans l’embarras tous les gouvernements impérialistes. Mais pour le moment, c’est vous qui vous êtes embrouillés lorsque, le 14 mars, dans votre appel pour la paix adressé aux peuples, vous disiez : « Renversez vos tsars, vos rois et vos banquiers » ; tandis que nous qui disposons d’une organisation jamais vue, riche par le nombre, par l’expérience et la force matérielle comme, l’est le Soviet des députés ouvriers et soldats, nous faisons bloc avec nos banquiers, nous fondons un gouvernement de coalition quasi socialiste, et nous rédigeons des projets de réforme comme on en a rédigé en Europe pendant des dizaines et des dizaines d’années. Là-bas, en Europe, on se moque d’une pareille lutte pour la paix. On ne la comprendra que le jour où les Soviets auront pris le pouvoir et agiront révolutionnairement.

   Un seul pays au monde pourra tout de suite, pour faire cesser la guerre impérialiste, prendre des mesures sur le plan de la lutte de classes, contre les capitalistes, sans révolution sanglante. Un seul, et ce pays est la Russie. Et il en sera ainsi tant que subsistera le Soviet des députés ouvriers et soldats. Celui-ci ne pourra d’ailleurs subsister longtemps à côté d’un Gouvernement provisoire du type ordinaire. Et il ne demeurera que jusqu’au moment où l’on aura passé à l’offensive. Le passage à l’offensive marque un tournant dans toute la politique de la révolution russe, c’est-à-dire le passage de l’attente, de la préparation de la paix par l’insurrection révolutionnaire venant d’en bas, à la reprise de la guerre. Le passage de la fraternisation sur un front à la fraternisation sur tous les fronts ; de la fraternisation spontanée, alors que des hommes échangeaient avec un prolétaire allemand affamé une croûte de pain contre un canif, — ce pourquoi on les menace du bagne, — à la fraternisation consciente. Telle était la voie qui s’offrait.

   Quand nous aurons pris le pouvoir en main, nous materons les capitalistes et alors la guerre ne sera plus celle qui se fait aujourd’hui — parce qu’une guerre se définit par la classe qui la fait, et non par ce qui est écrit sur des chiffons de papier. On peut écrire tout ce que l’on veut. Mais aussi longtemps que la classe des capitalistes est représentée au gouvernement par une majorité, quoi que vous écriviez, quelle que soit votre éloquence, quelle que soit l’équipe de vos ministres quasi socialistes, la guerre reste impérialiste. Tout le monde le sait, tout le monde le voit. C’est ce que l’exemple de l’Albanie, l’exemple de la Grèce, de la Perse ont montré avec tant de clarté et de relief que je m’étonne de voir tout le monde attaquer notre déclaration écrite (sur l’offensive), tandis que personne ne dit mot des exemples concrets ! Il est facile de promettre des projets ; quant aux mesures concrètes, on les ajourne sans cesse. Il est facile de rédiger une déclaration sur la paix sans annexions, mais l’exemple de l’Albanie, de la Grèce et de la Perse s’est produit après la formation du cabinet de coalition. Car enfin, le Diélo Naroda, qui n’est pas l’organe de notre Parti, mais celui du gouvernement, celui des ministres, a écrit que la démocratie russe est bafouée et que l’on étrangle la Grèce. Et le même Milioukov, dont vous faites Dieu sait qui, — alors qu’il n’est dans son parti qu’un simple membre, aucune différence entre lui et Térechtchenko, — a écrit que la diplomatie alliée a fait pression sur la Grèce. La guerre demeure impérialiste et, quelle que soit votre volonté de paix, si sincère que soit votre sympathie envers les travailleurs, si sincère que soit votre désir de paix, — je suis entièrement convaincu que ce désir ne peut pas ne pas être sincère dans la masse, — vous êtes impuissants parce qu’on ne peut finir la guerre autrement qu’en développant plus avant la révolution. Lorsque la révolution commença en Russie, on vit également commencer par en bas la lutte révolutionnaire pour la paix. Si vous aviez pris le pouvoir en main, si le pouvoir était passé aux organisations révolutionnaires pour la lutte contre les capitalistes russes, les travailleurs des autres pays vous auraient crus, vous auriez pu proposer la paix. Dès lors notre paix eût été assurée de deux côtés au moins, du côté de deux peuples qui perdent leur sang à flots et dont la cause est désespérée, du côté de l’Allemagne et de la France. Et si les circonstances nous avaient placés alors en face d’une guerre révolutionnaire — personne n’en sait rien, et nous ne repoussons pas cette éventualité — nous eussions dit : « Nous ne sommes pas des pacifistes, nous ne rejetons pas la guerre si la classe révolutionnaire est au pouvoir, si elle a réellement écarté les capitalistes de toute influence sur la conduite des affaires, sur l’aggravation de la ruine économique qui leur permet de se faire des centaines de millions. » Le pouvoir révolutionnaire eût expliqué et déclaré à tous les peuples sans exception, qu’ils doivent être libres ; que, de même que le peuple allemand n’a pas le droit de faire la guerre pour garder l’Alsace et la Lorraine, de même le peuple français n’a pas le droit de faire la guerre pour garder ses colonies. Car, si la France se bat pour ses colonies, la Russie possède Khiva et Boukhara, quelque chose comme des colonies elles aussi, — ce sera alors le partage des colonies. Mais, comment les partager, d’après quelle norme ? Suivant la force. Or la force s’est modifiée, la situation des capitalistes est telle qu’il n’est point d’issue en dehors de la guerre. Quand vous aurez pris le pouvoir révolutionnaire, vous aurez devant vous le chemin révolutionnaire de la paix : appel révolutionnaire aux peuples, explication, par votre exemple, de la tactique à suivre. Dès lors le chemin conduisant à la conquête révolutionnaire de la paix s’ouvrira devant vous et vous permettra, à coup sûr, de sauver de la mort des centaines de milliers d’êtres humains. Vous pouvez être certains qu’alors les peuples allemand et français se prononceront pour vous. Quant aux capitalistes anglais, américains et japonais, si même ils voulaient la guerre contre la classe ouvrière révolutionnaire, — dont les forces décupleront quand les capitalistes, matés, auront été écartés et le contrôle aura passé à la classe ouvrière, — même si les capitalistes américains, anglais et japonais voulaient la guerre, il y a à parier 100 contre un qu’ils ne pourraient la faire. Il vous suffira de déclarer que vous n’êtes pas des pacifistes, que vous défendrez votre république ouvrière, prolétarienne, votre démocratie contre les capitalistes allemands, français et autres, pour que la paix soit assurée.

   C’est pourquoi nous avons attaché à notre déclaration sur l’offensive une importance aussi capitale. Nous voici à un tournant de l’histoire de la révolution russe. Celle-ci avait commencé par recevoir l’aide de la bourgeoisie impérialiste anglaise, qui pensait que la Russie était quelque chose comme la Chine ou l’Inde. Au lieu de cela, on a vu, à côté du gouvernement dont la majorité est aujourd’hui formée de grands propriétaires fonciers et de capitalistes, surgir les Soviets, institutions représentatives sans précédent, d’une force unique au monde, et que vous tuez par votre participation au ministère de coalition de la bourgeoisie. Au lieu de cela, la révolution russe a fait en sorte que la lutte révolutionnaire menée d’en bas contre le gouvernement capitaliste est accueillie partout, dans tous les pays, avec trois fois plus de sympathie. La question se pose ainsi : avancer ou reculer ? On ne peut pas piétiner sur place en période de révolution. Aussi l’offensive marque-t-elle un tournant dans toute la révolution russe, non pas à cause de l’importance stratégique de cette offensive, mais au sens politique et économique. Aujourd’hui l’offensive signifie — objectivement, indépendamment de la volonté ou de la conscience de tel ou tel ministre — la continuation de la boucherie impérialiste et du massacre de centaines de milliers, de millions d’hommes, pour l’étranglement de la Perse et d’autres peuples faibles. Le passage du pouvoir au prolétariat révolutionnaire soutenu par la paysannerie pauvre, inaugurera en même temps la lutte révolutionnaire pour la paix dans les formes les plus sûres, les plus indolores que connaisse l’humanité ; il inaugurera un état de choses où le pouvoir et la victoire seront assurés aux ouvriers révolutionnaires de Russie et du monde entier. (Applaudissements d’une partie de l’assistance.)