Quatorzième leçon

Principes fondamentaux de philosophie

Georges Politzer

TROISIEME PARTIE – LE MATERIALISME DIALECTIQUE ET LA VIE SPIRITUELLE DE LA SOCIETE

Quatorzième leçon. — La formation, l’importance et le rôle du socialisme scientifique

   Alors que l’idéalisme est incapable de comprendre l’origine et le rôle des idées et théories sociales, le matérialisme dialectique le peut. Mais il n’échappe pas lui-même aux lois qui régissent l’apparition des idées et leur action. C’est pourquoi, tandis que l’idéalisme ne se comprend pas lui-même (car il ne le pourrait qu’eu cessant d’être idéaliste, en devenant matérialiste), la théorie marxiste est en mesure d’étudier objectivement sa propre histoire, d’apprécier objectivement son importance.

   Cette quatorzième leçon est consacrée à l’aspect plus proprement social et politique de la théorie marxiste : le socialisme scientifique. Nous étudierons sa formation et son rôle.

  1. Les trois sources du marxisme

   Considéré dans son ensemble (matérialisme dialectique, matérialisme historique, socialisme scientifique), le marxisme n’est pas un produit spontané de l’esprit humain. D’une part il est né sur la base des contradictions objectives de la société capitaliste ; il les résout de façon novatrice. D’autre part et inséparablement il procède d’un mouvement d’idées qui s’était formé dans des conditions objectives plus anciennes, mouvement qui cherchait là réponse aux problèmes posés par le développement des sociétés.

   « L’histoire de la philosophie et l’histoire de la science sociale montrent en toute clarté que le marxisme n’a rien qui ressemble à du « sectarisme » dans le sens d’une doctrine repliée sur elle-même et ossifiée, surgie à l’écart de la grande route du développement de la civilisation universelle. Au contraire, Marx a ceci de génial qu’il a répondu aux questions que l’humanité avancée avait déjà soulevées. Sa doctrine naquit comme la continuation directe et immédiate des doctrines des représentants les plus éminents de la philosophie, de l’économie politique et du socialisme. » (Lénine : « Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme », dans Karl Marx et sa doctrine, p. 37. Editions Sociales, Paris, 1953.)

   Ce texte porte indication de trois sources théoriques du marxisme considéré dans son ensemble ; il faut rapidement caractériser leur importance.

a) La philosophie allemande.

   La philosophie allemande du début du XIXe siècle est une source du marxisme ; nous avons eu déjà l’occasion d’en traiter (voir Introduction et première leçon).

   Nous savons que Hegel, admirateur de la Révolution de 1789, avait voulu accomplir sur le plan des idées une révolution analogue à celle que la Révolution française avait accomplie dans les faits. D’où la dialectique : de même que la révolution a mis fin au régime féodal qu’on croyait éternel, de même la dialectique découronne les vérités qui se croyaient éternelles : elle voit dans l’histoire un processus qui a pour moteur la lutte des idées contraires. Ainsi s’exprimaient idéologiquement les aspirations de la bourgeoisie allemande à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. L’Allemagne, morcelée, était encore sous le régime féodal et la jeune bourgeoisie allemande rêvait de faire pour son compte ce que la bourgeoisie française avait magistralement accompli de l’autre côté du Rhin. Mais, trop faible, elle n’était pas en mesure de remplir cette tâche historique ; et voilà qui explique l’insuffisance radicale de Hegel : son idéalisme. L’idéalisme est toujours le reflet d’une impuissance objective. Expression théorique d’une bourgeoisie qui voudrait bien jeter bas la féodalité, mais n’en est pas capable, la philosophie de Hegel fut, selon l’expression d’Engels, un « colossal avortement ». [Sur la signification historique de l’hégélianisme, voir Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, 1ère partie.] Le développement dialectique reste ainsi purement idéal. Bien plus ! Se ralliant à l’Etat féodal prussien [Son chef Frédéric-Guillaume II avait en effet promis une « monarchie représentative », qui ne pouvait changer le caractère féodal de l’Etat.], il en vient à considérer cet Etat comme l’expression historique nécessaire de l’Idée. La dialectique s’envase ainsi dans l’idéalisation de ce qui est… Son mouvement est bloqué par l’impuissance d’une classe qui ne peut faire la révolution… qu’en esprit.

   Cependant les philosophes bourgeois de la génération qui suit immédiatement Hegel (mort en 1831) devaient être conduits, par leur lutte contre la féodalité cléricale, à trouver dans le matérialisme athée du XVIIIe siècle français des armes théoriques contre l’ennemi de classe. Cette étape s’incarne en Ludwig Feuerbach. Son livre L’Essence du Christianisme (1841) replaçait « le matérialisme sur son trône ». Il exerça une forte influence sur Marx (né en 1818) et Engels (né en 1820), l’un et l’autre issus de la bourgeoisie libérale allemande. Mais le matérialisme de Feuerbach restait mécaniste (voir 9° leçon). Feuerbach voit avec raison dans l’homme un produit de la nature. Mais il ne voit pas que l’homme est aussi un producteur, qui transforme la nature, et que c’est là l’origine de la société. Dépourvu d’une conception scientifique de l’histoire, Feuerbach la remplace par une vague religion de l’amour, c’est-à-dire par un retour à l’idéalisme. Impuissance qui traduisait celle de la bourgeoisie allemande : en 1848, elle ne put conduire victorieusement sa révolution contre les féodaux.

   Nous savons que, par l’élaboration du matérialisme dialectique, Marx mit au jour une philosophie, intégralement scientifique, qui dépassait à la fois la dialectique idéaliste de Hegel et le matérialisme mécaniste de Feuerbach. [Voir la première leçon. Nous avons montré dès cette première leçon comment Marx put donner un contenu matérialiste à la dialectique parce qu’il s’appuya sur les progrès décisifs des sciences de la nature. Nous n’y revenons pas.] Le premier exposé du matérialisme dialectique est donné par les Thèses sur Feuerbach, que Marx rédigea au printemps de 1845. La onzième thèse exprime le passage de la philosophie classique allemande au marxisme :

   « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer. » (Ludwig Feuerbach, p. 53 ; Etudes…, p. 64.)

b) L’économie politique anglaise.

   Au début du XIXe siècle, l’Angleterre était le pays le plus avancé, économiquement. Fin XVIIIe, la bourgeoisie anglaise avait été la première à passer de la manufacture à la fabrique, c’est-à-dire à l’emploi des machines ; ainsi naissait la grande production industrielle, base technique de la société capitaliste. Condition objectivement favorable à l’épanouissement de l’économie politique,

   « science des lois qui régissent la production et l’échange des moyens matériels de subsistance dans la société humaine. » (Engels : Anti-Dühring, p. 179.)

   Les grands économistes anglais Adam Smith et David Ricardo amorcèrent la théorie de la valeur-travail. Mais ils ne surent pas saisir, par delà l’échange des marchandises, les rapports objectifs entre hommes. Ils ne purent donc montrer que la valeur de toute marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production. Le mérite de Marx fut précisément d’identifier la véritable nature de la valeur d’échange, comme cristallisation du travail social. Ainsi faisant, Marx dépassait les limites de l’économie politique anglaise, qui avait été incapable de pousser jusqu’au bout l’analyse du capitalisme, parce que de puissants intérêts de classe s’y opposaient .Les économistes croyaient le capitalisme éternel. Marx fit faire un bond décisif à l’économie politique par la découverte de la plus-value.

   « Il fut prouvé que l’appropriation du travail non payé était la forme fondamentale de la production capitaliste et de l’exploitation des ouvriers qui en est inséparable ; que le capitaliste, alors même qu’il paie la force-travail de l’ouvrier à la valeur réelle que, comme marchandise, elle a sur le marché, extrait néanmoins d’elle plus de valeur qu’il n’en a donnée pour l’acquérir ; et que cette plus-value constitue, en fin de compte, la somme des valeurs d’où provient la masse du capital sans cesse croissante, accumulée dans les mains des classes possédantes. La manière de procéder de la production capitaliste ainsi que la production du capital étaient expliquées. » (Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 57.)

   Le Capital (dont le premier volume date de 1867 et auquel Marx travailla jusqu’à sa mort, 1883) devait constituer le chef-d’œuvre de l’économie politique marxiste.

c) Le socialisme français.

   C’est dans le matérialisme des philosophes français du XVIIIe siècle qu’il faut chercher le germe du socialisme moderne, dont le socialisme scientifique est l’épanouissement. Les Helvétius, les d’Holbach, etc., n’étaient nullement socialistes. Mais par ses principales thèses — bonté naturelle de l’homme ; toute-puissance de l’expérience, de l’habitude, de l’éducation ; influence déterminante du milieu physique et social sur le caractère et les mœurs ; etc. — leur matérialisme

   « … se rattache nécessairement au communisme et au socialisme… Si l’homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement. » (Marx : « Contribution à l’histoire du matérialisme français » dans Marx-Engels : Etudes philosophiques, p. 116.)

   Gracchus Babeuf, qui donna sa vie pour le communisme (il fut guillotiné en 1797 par la bourgeoisie thermidorienne), était le disciple des philosophes du XVIIIe siècle. [Voir Babeuf : Textes choisis, présentés par G. et C. Willard. (Classiques du peuple). Editions Sociales, Paris, 1950.] Quant aux prédécesseurs de Marx, les trois grands utopistes, les Français Saint-Simon et Fourier, l’Anglais Owen, ils s’étaient profondément assimilés le matérialisme du XVIIIe siècle.

   Ainsi se trouve justifié l’appréciation d’Engels, qui dit du socialisme moderne :

   « Comme toute nouvelle théorie, il devait se relier à l’ordre d’idées de ses prédécesseurs immédiats, bien qu’en réalité il prenne ses racines dans le terrain des faits économiques. » (Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 39. Editions Sociales, Paris, 1948.)

   Mais le socialisme antérieur à Marx n’était pas encore scientifique. C’était un socialisme utopique. Le socialisme français en constitue la plus grosse part ; mais il englobe aussi certains penseurs allemands et le grand théoricien anglais Owen.

2. Le socialisme utopique

   Il s’est formé dans les conditions créées par la société capitaliste. La bourgeoisie avait lutté contre le régime féodal au nom de la liberté, de la fraternité. Or son règne, en France, en Angleterre, fit de la société une jungle. Le développement de l’industrie dans le cadre du capitalisme ayant pour condition l’exploitation des ouvriers, on vit se constituer de nouvelles féodalités, les féodalités de l’argent, assurant à la bourgeoisie possédante opulence et pouvoir, tandis qu’à l’autre pôle de la société la misère des masses travailleuses prenait d’épouvantables proportions.

   Le point de départ du socialisme utopique fut la dénonciation généreuse de cette situation, que les économistes bourgeois présentaient comme « naturelle » puisqu’elle assurait le développement de l’industrie. Les utopistes font une impitoyable critique d’un régime où, selon l’expression de Fourier, « la pauvreté naît de la surabondance même ».

   Saint-Simon (1760-1825) constate qu’au sein du capitalisme la production se développe d’une façon anarchique, dans une lutte implacable entre les industriels, ce qui engendre les plus grandes souffrances pour les masses. Convaincu que le développement de l’industrie apportera le bonheur à l’humanité, il décrit les bienfaits d’une organisation rationnelle de la production aux mains des hommes associés pour exploiter en commun la nature. Ainsi sera supprimée l’exploitation de l’homme par l’homme ; on passera « du gouvernement des hommes à l’administration des choses ». [Voir Saint-Simon : Textes choisis, présentés par J. Dautry. (Classiques du peuple). Editions Sociales, Paris, 1951.]

   Charles Fourier (1772-1837) étudie les crises du capitalisme et condamne les effets désastreux de la concurrence. Il dénonce en particulier les méfaits de la spéculation et du commerce. Partisan de l’égalité de l’homme et de la femme, il développe une critique aiguë de l’exploitation de la femme par la bourgeoisie. Il identifie l’Etat comme le défenseur des intérêts de la classe dominante et montre comment la bourgeoisie, convertie à la religion chrétienne qu’elle avait autrefois combattue, répand les idées « morales » de résignation qui lui sont favorables. Il préconise l’Association comme remède à ces maux. Les propriétaires, associant leurs biens, leur travail, leurs talents, s’organiseront en petites communautés de production (les phalanstères), qui assureront à l’humanité indéfiniment perfectible la possibilité d’un épanouissement harmonieux. Le salariat sera exclu ; l’éducation sera polytechnique ; l’émulation dans le travail attrayant concourra au bien commun ; de grands chantiers seront ouverts, mettant en valeur la planète. [Voir Fourier : Textes choisis, présentés par F. Armand. (Classiques du peuple). Editions Sociales, Paris, 1953.]

   Profondément convaincu, en disciple des matérialistes du XVIIIe siècle, que le caractère des hommes (vices ou vertus) est le produit des circonstances, le jeune fabricant Robert Owen (1771-1858) considère que la révolution industrielle accomplie en Angleterre crée les conditions favorables au bonheur de tous. D’abord patron philanthrope, il fit de la filature de New-Lanark

   « une colonie-modèle où l’ivrognerie, la police, la prison, les procès, l’assistance publique et le besoin de charité privée étaient inconnus. » (Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 47.)

   Puis il en vint au communisme : les forces productives développées par la grande industrie doivent être propriété collective, et tous les membres de la communauté doivent en être également bénéficiaires. Il pensa pouvoir préparer l’organisation communiste de la société par des coopératives de production et de consommation (îlots dans l’océan capitaliste, elles étaient promises à la disparition).

   Les grands utopistes ont eu de hauts mérites, que Marx et Engels se plaisent à souligner. Ils ont vu, décrit, dénoncé les tares du capitalisme en plein essor et prévu sa fin en un temps où il pouvait se croire éternel. Ils voulurent abolir l’exploitation de l’homme par l’homme. Champions d’une éducation progressiste, ils firent confiance à l’humanité, convaincus que son bonheur est possible sur cette terre. Ils tiennent ainsi une place de première importance dans l’histoire du socialisme.

   Pourtant ils n’ont pas su transformer la société. Pourquoi ?

   Les grands utopistes se situent dans la première période du capitalisme : ses contradictions commencent à se développer, engendrant l’anarchie dans la production et la misère des masses. Mais le capitalisme est encore trop jeune pour que puisse se manifester au sein du régime la force objectivement capable de lutter contre le capitalisme, de le vaincre et de fonder la société socialiste. Cette force, c’est le prolétariat, que le développement de la bourgeoisie capitaliste engendre nécessairement puisque sa puissance repose tout entière sur l’exploitation du prolétariat.

   Or au début du XIXe siècle, le prolétariat était encore peu nombreux, faible, émietté par la concurrence. Sa lutte de classe contre la bourgeoisie existe, mais à l’état rudimentaire : inorganisé, il ne peut à ce stade avoir d’autre but que des revendications immédiates, notamment la diminution de la journée de travail. Il souffre trop pour avoir des perspectives d’avenir. Sur le plan politique le prolétariat est encore sous la tutelle de la bourgeoisie (qui, en France notamment, l’utilise dans sa lutte contre les vestiges de la féodalité : c’est ainsi qu’en 1830 les prolétaires aidèrent la bourgeoisie à chasser les Bourbons pour mettre à leur place un roi bourgeois, Louis-Philippe).

   Les grands utopistes, issus de la bourgeoisie, constatent avec douleur les souffrances du prolétariat exploité. Mais cela même les empêche de voir la force énorme qu’il recèle et qui fait de lui la classe d’avenir, à l’heure où la bourgeoisie se croit éternelle. [Notons au passage un excellent exemple pour l’étude de la contradiction. Nous savons (7e leçon) que chaque contradiction a un aspect principal et un aspect secondaire. La situation du prolétariat présentait dès le début une contradiction interne : d’un côté l’extrême misère sous le joug de la bourgeoisie, de l’autre la force qui un jour devait briser ce joug. Le premier aspect de la contradiction étant, à leur époque, l’aspect principal, les utopistes ne virent pas l’autre aspect. Mais l’aspect secondaire de la contradiction (la force révolutionnaire du prolétariat) allait à son tour devenir l’aspect principal. C’est ce que Marx sut comprendre.]

   Conséquence : ne trouvant pas dans la société de leur temps les moyens objectifs de la supprimer, ils n’ont d’autre ressource que d’élaborer un plan idéal. Us tirent de leur cerveau la description achevée d’une société parfaite, qu’ils opposent à la triste réalité. Mais ignorant la loi du développement de la société capitaliste, ils ne peuvent découvrir le lien objectif entre la société qu’ils critiquent et celle dont ils rêvent. De là la qualification de leur socialisme : « utopique ». Ainsi se comportent-ils en idéalistes, disciples des philosophes du XVIIIe siècle qui pensaient que « la Raison » a le pouvoir d’engendrer une société juste. Ils invoquent la Justice, la Morale.

   Et quels moyens proposent-ils pour réaliser la société nouvelle ? Ne soupçonnant pas la force créatrice de la lutte de classe — ils redoutent d’ailleurs l’action politique des masses, qu’ils identifient à l’anarchie —, ils n’ont qu’une ressource : la prédication. Ils essaient donc par leurs écrits ou par des communautés-témoin, de convaincre les hommes de l’excellence de leur système.

   Saint-Simon affirme que le parti des travailleurs [Il entend par là, non une formation révolutionnaire, mais une association économique et sociale groupant tout à la fois capitalistes et ouvriers.] « sera créé quarante-huit heures après la publication de son manifeste », ou encore qu’il ne faut pas « rejeter la religion, car le socialisme en est une ».

   Ils s’emploient à convertir la bourgeoisie à leurs idées, dans l’espoir que, possédant le pouvoir, elle voudra bien les réaliser. Utopie, puisque les intérêts de classe de la bourgeoisie sont en contradiction absolue avec le socialisme.

   Voilà pourquoi Saint-Simon, Fourier, Owen ne pouvaient réussir. Ce qui différencie radicalement Marx des grands utopistes, c’est qu’au lieu d’imaginer un plan de société idéale, il a fondé le socialisme sur des bases scientifiques. Les grands utopistes, bien que leur critique du capitalisme fût en général aiguë, ne possédaient pas encore le matérialisme historique, la science des sociétés, qui devait assurer à Marx une supériorité décisive. Dès lors, tout en constatant les effets de l’exploitation capitaliste, ils ne purent en saisir le mécanisme. Ils ne purent, par contre coup, découvrir le rôle que le prolétariat jouerait nécessairement dans la destruction du capitalisme. Leur impuissance théorique se traduit par une impuissance pratique. [Le grand révolutionnaire français Auguste Blanqui (1805-1881) comprit, à la différence des utopistes, l’importance de l’action politique. Mais pas plus qu’eux il ne sut faire une étude scientifique de la société capitaliste. Blanqui, en effet, tout en dénonçant l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie, n’en a pas décelé la véritable origine. Pour lui, la forme essentielle de l’exploitation, c’est l’impôt et le prêt à intérêt (en quoi il se rapproche de Proudhon). Marx a montré que le support de l’exploitation capitaliste, c’est le travail non payé (la plus-value). Ces graves insuffisances théoriques ne permirent pas à Blanqui d’avoir une conception juste de la lutte révolutionnaire. Au lieu d’y voir une lutte de masse, celle de la classe prolétarienne dans son ensemble, il s’en tint à la thèse (héritée de Babeuf) d’une « minorité agissante », thèse chère aux anarchistes petits-bourgeois, incompatible avec le socialisme scientifique.]

   Grâce à Marx, la science prend la place de l’utopie. Grâce à Marx, le socialisme, rêve des utopistes, est devenu réalité.

3. Le socialisme scientifique

a) Sa formation.

   Plus jeunes que les grands utopistes, Marx et Engels bénéficient de meilleures conditions objectives : quand leur pensée vient à maturité, les contradictions du capitalisme sont plus apparentes, et surtout la lutte révolutionnaire du prolétariat est en plein essor.

   En 1825 a éclaté la première grande crise économique du capitalisme, et désormais les crises se manifestent de façon périodique : les forces productives mises en marche par le régime se retournent contre lui.

   Sur cette base, le prolétariat, de plus en plus nombreux, concentré par la grande industrie, déploie une lutte plus intense, mieux organisée. En 1831 : premier soulèvement ouvrier à Lyon. 1838-1842 : en Angleterre, le chartisme, premier mouvement national ouvrier, atteint son point culminant.

   « La guerre de classes entre prolétaires et bourgeois fit irruption sur l’avant-scène de l’histoire des peuples qui décident du sort de l’humanité. » (Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 56.)

   Et juin 1848, en France, devait voir se dresser contre la bourgeoisie les barricades où la classe ouvrière défendit son droit à la vie, les armes à la main.

   Marx et Engels ne furent pas seulement les témoins de cette lutte. Militants révolutionnaires, à la différence des utopistes, ils y participèrent personnellement — en Allemagne, en France, en Angleterre. Ils travaillent à l’organisation du mouvement ouvrier, fondent en 1864 la première Association internationale des travailleurs.

   Telles sont les conditions dont leur génie sut tirer le maximum.

b) Ses caractères.

   Les falsificateurs du marxisme le présentent comme un mythe, conçu par l’imagination fiévreuse d’un prophète inspiré. Du même coup, ils croient pouvoir se donner le droit de mettre le marxisme à leur mode, pour le plus grand profit de la bourgeoisie.

   Il faut donc affirmer avec intransigeance le caractère éminent du socialisme marxiste ; ce n’est ni un mythe, ni un acte de foi, — ni un « système » parmi d’autres et ne valant ni mieux ni pire. C’est une science.

   La science est connaissance objective de la réalité, qu’elle donne les moyens de transformer. Il en est ainsi du socialisme scientifique.

   Il s’appuie sur deux grandes découvertes.

   « Ces deux grandes découvertes : la conception matérialiste de l’histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen de la plus-value, nous les devons à Karl Marx. Elles firent du socialisme une science… » (Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 57.)

   Nous savons que Marx trouve dans l’étude de la philosophie et des sciences de la nature une conception du monde, le matérialisme dialectique, — dont l’application aux sociétés donne le matérialisme historique.

   « Darwin avait découvert la loi de développement de la nature organique, Marx, lui, a découvert la loi du développement de la société humaine. » (Engels : « Extrait du discours prononcé sur la tombe de Marx » (17 mars 1883), dans Marx et le marxisme, p. 52. Editions Sociales, Paris, 1953.)

   Loi objective, extérieure et antérieure à la conscience et à la volonté des hommes. C’est la production — c’est-à-dire l’activité par laquelle les hommes assurent leurs moyens d’existence — qui constitue le fait fondamental des sociétés et conditionne leur histoire. Rapports sociaux, institutions politiques, idéologies sont en dernière analyse déterminés par la production des biens matériels.

   Fort de cette conception scientifique des sociétés, Marx put aborder l’étude de la société de son temps : le capitalisme. Il a écrit dans la préface du Capital :

   « [… Notre] but final est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne. » (Cité par Lénine dans « Ce que sont les Amis du peuple », Œuvres choisies, t. I, p. 87 ; Le Capital, L. Ier, t. I, p. 19. Editions Sociales, Paris, 1946.)

   C’est donc l’analyse objective — et non pas un préjugé défavorable ! — qui le conduit à découvrir la contradiction qui germe et se développe dans le capitalisme, jusqu’à éclater en crise et dont il périra inévitablement : contradiction entre le caractère social des forces productives (grande industrie) développées par le capitalisme et le caractère privé de l’appropriation (profit capitaliste). Ce n’est pas le préjugé favorable, ce n’est pas le « sentiment » qui le conduit à voir dans le prolétariat la classe appelée à succéder à la bourgeoisie ; c’est l’analyse objective du capitalisme : Marx découvre que le capitalisme ne peut exister que par la plus-value, c’est-à-dire par l’exploitation du prolétariat. Donc la contradiction entre les intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat est inhérente au capitalisme, leur lutte est un produit nécessaire du capitalisme. On voit qu’il est absurde de reprocher à Marx « d’inventer la lutte de classe ». [Lutte de classe (sans s) signifie lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. Lutte des classe» signifie lutte entre prolétariat et bourgeoisie.] Tout simplement Marx constate qu’elle existe [Il n’est pas d’ailleurs le premier à constater l’existence de la lutte des classes, et il le dit notamment dans une lettre à Weydemeyer (1852) : « En ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert ni l’existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles. Longtemps avant moi, des historiens bourgeois [ceux de la Restauration : Thierry, Guizot…] avaient décrit le développement historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient exprimé l’anatomie économique. Ce que je fis de nouveau, ce fut : 1° de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases de développement historique déterminé de la production ; 2° que la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3° que cette dictature elle-même ne constitue que la transition à l’abolition de toutes les classes et à une société sans classes. » Cité dans Marx-Engels : Etudes philosophiques, p. 126. Editions Sociales.], comme elle a toujours existé depuis la dissolution de la commune primitive : elle est le moteur de l’histoire car c’est par elle que se résout la contradiction entre forces productives et rapports de production. Ainsi en sera-t-il du capitalisme : la lutte du prolétariat, classe exploitée, contre la classe exploiteuse, la bourgeoisie, résoudra la contradiction entre forces productives et rapports capitalistes de production. Comment ? Par l’adaptation de ceux-ci à celles-là, par la socialisation des moyens de production, par le socialisme, étape nécessaire du développement historique (comme le capitalisme autrefois).

   « Marx conclut à la transformation inévitable de la société capitaliste en société socialiste en s’inspirant entièrement, exclusivement, des lois économiques du mouvement de la société moderne. » (Lénine : « Karl Marx » dans Marx, Engels, marxisme, p. 34, Editions en langues étrangères, Moscou, 1947.)

   Il est absurde de croire que Marx, lui-même bourgeois d’origine, a la « haine » de la bourgeoisie, et que « tout vient de là ». Marx, étudiant l’histoire de la bourgeoisie capitaliste, constate que, contre la féodalité, elle a mené une lutte objectivement révolutionnaire. C’est elle qui a permis l’essor de la grande production, condition du progrès des sociétés. Mais c’est au prolétariat que désormais revient le rôle de classe révolutionnaire, contre la bourgeoisie qui freine le développement social. Si Marx condamne la bourgeoisie capitaliste c’est dans la mesure où, mettant ses intérêts de classe au-dessus de tout, elle est capable des pires méfaits pour les sauvegarder.

   Quant au prolétariat, s’il est désormais la seule classe révolutionnaire, ce n’est pas parce que Marx aurait sentimentalement décidé qu’il devrait l’être. Il l’est objectivement en raison de sa situation historique au sein du capitalisme. [Cela ne veut pas dire que la conscience du prolétariat le soit aussi. Pour que le prolétariat prenne conscience de son rôle historique il lui faut l’aide de la science marxiste. Voir le point IV de cette leçon.] Pourquoi est-il révolutionnaire ?

   Parce que, produit spécifique de la société bourgeoise (à la différence des autres classes : artisans, paysans, petits-bourgeois…), il ne peut assurer sa vie qu’en livrant bataille à la classe dominante, la bourgeoisie capitaliste. Parce que la concentration du capitalisme renforce inéluctablement celle du prolétariat et l’élève en nombre. Parce que, démuni de tout, il n’a rien à perdre, que ses chaînes. Parce que, lié aux forces productives les plus évoluées, le seul moyen qu’il a de se libérer, c’est précisément de supprimer les rapports capitalistes de production qui font que ces forces productives se retournent contre le prolétariat ; son intérêt est ainsi d’arracher les grands moyens de production et d’échange à la bourgeoisie pour en faire la propriété de tous, dans une société où toute exploitation aura disparu. En d’autres termes, le prolétariat n’a nécessairement qu’une perspective, une seule : la révolution socialiste.

   Situation de fait, étudiée par Marx, qui en tire les conséquences. Si donc il appelle le prolétariat à la lutte pour le socialisme, c’est sur la base des lois de l’histoire. Ce n’est pas au nom d’une idée préconçue, Justice ou Liberté, bien que le socialisme doive objectivement libérer les hommes et fonder la justice sociale. Marx « ne fait pas la morale » aux hommes, bien que la lutte pour le communisme et son avènement suscitent une morale nouvelle. C’est un savant qui tire de l’étude des sociétés des conclusions pratiques, indépendantes de son humeur.

   Tel est l’incomparable mérite du socialisme scientifique. Il met fin aux utopies parce que, par lui, le socialisme descend du ciel sur la terre. [Sur la formation du socialisme scientifique et l’histoire du Manifeste communiste, nous renvoyons au beau livre de Jean Fréville : Les Briseurs de chaînes. Editions Sociales, Paris, 1948.]

   C’est là ce qui explique la portée mondiale et toujours actuelle de l’œuvre où Marx et Engels exposèrent pour la première fois le socialisme scientifique : Le Manifeste du Parti communiste (1847).

4. Le rôle du socialisme scientifique

a) La fusion du socialisme et du mouvement ouvrier.

   Marx n’a pas créé le mouvement ouvrier, réalité objective indépendante de lui, suscitée par l’existence du capitalisme. Mais il lui donna, avec le socialisme scientifique, la boussole qui éclairait sa route et le rendait invincible.

   Par lui s’est opérée la fusion du socialisme et du mouvement ouvrier. Le prolétariat opprimé, accaparé par la lutte pressante pour le pain, n’avait alors ni le temps ni les moyens d’élaborer lui-même la science sociale, l’économie politique. C’est du dehors que cette science lui est venue, grâce à Marx, qui avait dû préalablement s’assimiler les meilleures acquisitions de la pensée humaine, que le socialisme scientifique couronne. Le socialisme scientifique fut ainsi l’œuvre d’intellectuels bourgeois avancés.

   Mais ils ne pouvaient réussir dans leur entreprise qu’à condition de rompre avec leur classe. Pourquoi ? La bourgeoisie, qui avait appuyé l’élan des sciences de la nature — nécessaires aux innovations techniques, qui lui profitaient — ne pouvait, une fois la féodalité vaincue, encourager la science des sociétés sans nuire à ses intérêts de classe exploiteuse, puisque cette science conclut à l’inéluctable destruction du capitalisme ! La bourgeoisie déclara la guerre à la science des sociétés, guerre acharnée qui la conduit à traduire le marxisme devant les tribunaux, en la personne de ses adeptes, les communistes, — comme jadis la féodalité cléricale condamna Galilée, parce qu’il démontrait que la terre tourne autour du soleil.

   « Désormais, il ne s’agit plus de savoir si tel ou tel théorème est vrai, mais s’il est bien ou mal sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital. La recherche désintéressée fait place au pugilat payé, l’investigation consciencieuse à la mauvaise conscience, aux misérables subterfuges de l’apologétique. » (Marx : « Postface de la 2e édition allemande du Capital ». Le Capital, Livre Ier, t. I, p. 25, Editions Sociales.)

   Rompant avec leur classe, Marx et Engels se placèrent au point de vue du prolétariat. A l’inverse de la bourgeoisie, le prolétariat non seulement ne pouvait être hostile à la science sociale, mais son intérêt de classe coïncidait objectivement avec celui du socialisme scientifique. Classe opprimée, il trouvait dans le socialisme scientifique l’explication de ses maux et la possibilité de les vaincre.

   Toute théorie doit être confirmée par l’expérience, et c’est l’expérience qui a montré aux travailleurs les incomparables mérites du marxisme. Depuis un siècle, et de plus en plus, la théorie marxiste s’est confirmée comme la seule expression scientifique des intérêts du prolétariat.

b) Nécessité du Parti communiste. Critique de la « spontanéité.»

   Comment s’est réalisée concrètement la fusion entre le mouvement ouvrier et le socialisme scientifique ? Par la constitution d’un parti qui groupe et organise l’avant-garde du prolétariat et qui, armé du socialisme scientifique, dirige la lutte révolutionnaire de toute la classe ouvrière et de ses alliés.

   C’est le parti des communistes, dont Marx et Engels précisent la tâche dans le Manifeste. Les communistes, sur le plan international et dans chaque pays, apportent au prolétariat

   « une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien. » (Marx-Engels : Manifeste du Parti communiste (II : « Prolétaires et communistes », p. 41.))

   La nécessité d’un tel parti est une donnée fondamentale du socialisme scientifique. Elle est conforme aux enseignements du matérialisme dialectique et historique. Pourquoi ? Parce que s’il est vrai que le prolétariat exploité par la bourgeoisie est matériellement conduit à lutter contre elle, cela ne signifie nullement que sa conscience soit spontanément socialiste. La thèse de la spontanéité est contraire au marxisme ; la théorie révolutionnaire est une science, et il n’y a pas de science spontanée. [C’est en raison de son caractère scientifique que le marxisme a une valeur universelle, la théorie marxiste n’est pas réservée aux prolétaires. Elle est accessible à tout homme qui veut sérieusement faire effort pour comprendre l’histoire des sociétés. Aussi le Parti marxiste groupe-t-il, aux côtés des militants ouvriers, des travailleurs appartenant à d’autres classes et catégories sociales.]

   Dans Que faire ? Lénine a développé une critique classique de la spontanéité. Il faut la rappeler, car beaucoup, se croyant marxistes, disent que le marxisme ne fait qu’un avec « l’instinct de classe ». Ce qui conduit à mettre sur le même plan le prolétaire éduqué et le prolétaire qui, tout en voulant lutter, ne porte pas ses coups où il faudrait parce qu’il n’a pas une juste conscience de son intérêt.

   Pourquoi le socialisme n’est-il pas un produit spontané du prolétariat ? Parce que, en société capitaliste, l’idéologie qui s’offre spontanément au prolétariat, c’est l’idéologie bourgeoise. C’est, par exemple, la religion, ou encore la morale enseignée à l’école, qui l’invitent à « prendre patience », la vertu étant « toujours récompensée ». L’idéologie bourgeoise a pour elle, outre la force de la tradition, les puissants moyens matériels dont dispose la bourgeoisie au pouvoir.

   « On dit souvent : la classe ouvrière va spontanément au socialisme. Cela est parfaitement juste en ce sens que, plus profondément et plus exactement que toutes les autres, la théorie socialiste détermine les causes des maux de la classe ouvrière : c’est pourquoi les ouvriers se l’assimilent si aisément, si toutefois cette théorie ne capitule pas elle-même devant la spontanéité, si toutefois elle se soumet cette spontanéité… La classe ouvrière est attirée spontanément vers le socialisme, mais l’idéologie bourgeoise la plus répandue (et constamment ressuscitée sous les formes les plus variées) n’en est pas moins celle qui, spontanément, s’impose surtout à l’ouvrier. » (Lénine : Que faire ?, p. 44, note. Ed. Sociales, 1947.)

   Et Lénine observe que le mouvement spontané du prolétariat ne peut le porter au-delà du trade-unionisme, c’est-à-dire de la formation des syndicats qui, groupant les travailleurs de toutes convictions politiques, ont pour but la lutte pour le niveau de vie, pour les salaires. Mais aucun syndicat, comme tel, ne peut apporter aux ouvriers ce qui fait l’originalité du parti politique marxiste : la perspective révolutionnaire et la science de la Révolution. C’est ainsi seulement que sont mises à jour les racines de l’exploitation capitaliste.

   Donc c’est par une lutte opiniâtre contre l’idéologie bourgeoise partout diffuse que le socialisme scientifique peut trouver le chemin de la classe ouvrière. Tâche impossible à réaliser sans un parti qui, formé à la science révolutionnaire et lié aux masses travailleuses (où il se recrute), leur apporte la conscience socialiste. L’intérêt révolutionnaire du prolétariat lui commande ainsi de défendre contre toute attaque, de renforcer le Parti communiste, dont l’existence est nécessaire à sa victoire. Quant à la théorie de la spontanéité, elle place le prolétariat sous le contrôle de la bourgeoisie.

   « La théorie de la spontanéité… est… la base logique de tout opportunisme. » (Staline : Des Principes du léninisme, p. 20. Editions Sociales. [Cette funeste théorie est au fond de tous les raisonnements anticommunistes de certains dirigeants syndicalistes. En recommandant aux travailleurs de ne pas « faire de politique » sous prétexte de sauver leur « indépendance », en prétendant que le syndicalisme suffit à tout, ils détournent les travailleurs de chercher et de combattre les causes de l’exploitation (et son instrument politique : l’Etat bourgeois). Par là même ils prolongent le règne de la bourgeoisie. C’est le propre de l’opportunisme qui, bien sûr, prend des « airs de gauche » (notamment dans Franc-Tireur).])

   Le rôle scientifique du parti révolutionnaire explique ses caractères, définis par Lénine voici cinquante ans. Caractères dont la nécessité échappe aux travailleurs que l’idéologie bourgeoise influence. En voici quelques uns :

a) L’erreur a mille formes, mais, pour un objet donné, la science est une. D’où l’unité de principes qui caractérise les militants communistes. Ce n’est pas là esprit « moutonnier ». Tous les physiciens sont d’accord pour reconnaître les lois de la nature. On trouverait absurde celui qui se targuerait d’avoir sa petite physique à lui. De même, la science des sociétés ne dépend pas de l’humeur des uns ou des autres. [Sur l’objectivité des lois de la société, voir Staline : « Les problèmes économiques du socialisme en U.R.S.S. », Derniers écrits, Editions Sociales, 1951.] Ses conclusions, tirées de l’expérience, sont des vérités objectives, valables pour tous. Ce qui explique l’ « unité monolithique » du Parti marxiste.

b)   La critique et l’autocritique auxquelles les militants communistes soumettent sans cesse leur action est une condition absolue du progrès de la science. Toute science — celle des sociétés comme les autres — doit contrôler ses méthodes et ses résultats. Cela importe grandement au succès de la lutte révolutionnaire, donc à l’intérêt des travailleurs. Quand les rédacteurs du Populaire plaisantent lourdement sur l’autocritique, prétendant qu’elle « déshonore » ceux qui en usent, ils ne font pas autre chose qu’étaler leur mépris pour l’intérêt des travailleurs.

c) La direction collective est de même une nécessité scientifique, à tous les échelons du parti révolutionnaire. Une décision, un mot d’ordre ne peut refléter correctement les besoins du mouvement que s’ils sont élaborés dans une discussion collective, à laquelle participent tous les militants, chacun apportant l’expérience qu’il tient de son contact avec les niasses. Tous ces apports, le Parti dans son ensemble les généralise :

   « La théorie est l’expérience du mouvement ouvrier de tous les pays, prise sous sa forme générale. » (Staline : Des Principes du léninisme, p. 18.)

   N’est-il pas normal que cette généralisation, qui reflète les divers aspects du mouvement pour une période donnée, fasse loi pour chaque militant ?

5. Conclusion

   Depuis cent ans, la classe ouvrière a pu mesurer la clairvoyance du socialisme scientifique, sa capacité de prévision. En retour les travailleurs, s’assimilant de plus en plus profondément cette science, l’ont enrichie de leur expérience. Ce constant échange entre théorie et pratique assure le socialisme scientifique contre tout vieillissement : et là encore se reconnaît sa qualité de science, car la vraie science progresse toujours.

   Le tableau des progrès du socialisme scientifique, en théorie et en pratique, est, un siècle après le Manifeste, véritablement prodigieux- Ainsi se vérifie la phrase de Marx :

   « La théorie devient une force matérielle dès qu’elle pénètre les masses. » (Marx : Critique de la philosophie du droit de Hegel.)

   Les grands continuateurs de Marx, Engels, Lénine et Staline ont su armer le socialisme scientifique de généralisations nouvelles, et rejeter les thèses qui n’étaient plus appropriées à la situation historique.

   Exemple : le capitalisme entrant au début du XXe siècle dans sa phase impérialiste, Lénine, s’appuyant sur les principes du socialisme, analysa les conditions objectives que l’impérialisme créait au mouvement ouvrier. Il découvrit la loi de développement inégal des pays impérialistes. Il aboutit ainsi à cette conclusion nouvelle : la possibilité pour la révolution de vaincre le front mondial du capitalisme à son point le plus faible, le socialisme triomphant ainsi, d’abord, dans un ou quelques pays. [Les marxistes pensaient jusqu’alors que le socialisme triompherait dans tous les pays capitalistes à la fois.] Il en fut ainsi pour la Russie en 1917, et plus tard pour d’autres pays.

   L’édification du socialisme en U.R.S.S., puis la marche au communisme, sous la direction de Staline ; les éclatants succès des démocraties populaires, forme nouvelle de la dictature du prolétariat, — tout cela s’est effectué à la lumière du socialisme scientifique. Une lumière qui fait trembler les profiteurs du vieux monde.

   Face à ce bilan de luttes et de victoires, dressez le bilan de ceux qui, au sein du mouvement ouvrier, ont combattu le socialisme scientifique.

   Nous sommes, dans cette leçon, partis du socialisme utopique : nous avons montré que Marx avait rejeté le fatras utopique pour recueillir l’inspiration socialiste. Comment ? En portant au premier plan la lutte de classe, moteur du passage au socialisme.

   Eh bien, les ennemis du marxisme, de Proudhon à Blum, ont fait exactement l’inverse. Asservis à la bourgeoisie, ils n’ont cessé d’appeler le prolétariat à la collaboration de classe, tout en lui proposant, pour l’endormir, la drogue de l’utopie. C’est ainsi qu’au début de l’impérialisme, les chefs de la IIe Internationale, qui se posaient en réviseurs du socialisme scientifique (d’où le nom de « révisionnistes »), voulurent persuader les travailleurs que la lutte de classe pouvait cesser puisque le capitalisme allait de lui-même se transformer en socialisme ! Par la suite, Blum devait présenter sa soumission à l’impérialisme américain comme la première étape du socialisme !

   En vérité, du jour où le socialisme scientifique fut constitué, toute utopie devenait par là même réactionnaire. Le rôle d’une telle idéologie ne pouvait plus être qu’un rôle de diversion, tendant à détacher le prolétariat de la lutte de classe. La seule voie révolutionnaire est celle du socialisme scientifique- Quant aux rêveries utopiques elles ne peuvent plus être désormais que poisons contre-révolutionnaires.

   Du coup apparaît une vérité majeure: les immenses victoires gagnées grâce au socialisme scientifique ont été aussi des victoires sur ses ennemis dans le mouvement ouvrier. La lutte intransigeante contre les idéologies antimarxistes n’est donc pas un aspect secondaire, épisodique de la lutte mondiale du prolétariat. C’est un aspect nécessaire. Ne pas lutter pour arracher les travailleurs à l’influence mortelle du proudhonisme, de l’anarchisme, du révisionnisme, du blumisme…, c’est mettre l’avenir au tombeau. Marx et Engels ont d’ailleurs montré l’exemple: ils ont leur vie durant mené une guerre implacable contre les faux socialistes, qui sont les meilleurs alliés du capitalisme.

QUESTIONS DE CONTROLE

  1. Quelles sont les trois sources du marxisme ?
  2. Pourquoi le socialisme de Saint-Simon, Fourier, Owen est-il dénommé « socialisme utopique » ?
  3. Pourquoi le socialisme de Marx est-il scientifique ?
  4. Qu’est-ce que la spontanéité ? Pourquoi le socialisme scientifique n’est-il pas un produit spontané de la conscience du prolétariat ?
  5. Montrer par quelques exemples précis comment le socialisme scientifique s’est enrichi.

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