II. Les Jacobites et le peuple irlandais

La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise

James Connolly

II. Les Jacobites et le peuple irlandais

   « S’il fut jamais un temps où les hommes publics eussent le devoir de s’expliquer clairement, s’il fut jamais un temps où ces fléaux du genre humain qu’on nomme les politiciens dussent se départir de leur duplicité et de leur fourberie, voici venu ce moment. Soyez assurés que le peuple de ce pays ne tolérera plus de voir son bonheur se jouer entre un petit nombre de familles rivales ; soyez assurés que ce peuple sait aujourd’hui où réside son intérêt véritable. Il lui faut chasser les hommes qui se sont élevés de leur propre chef, sans autre objet que de s’agrandir eux-mêmes et leurs familles aux frais du public et il lui faut mettre au premier rang des hommes qui représenteront la nation, qui seront comptables devant elle et qui s’occuperont de ses affaires. »
Arthur O’Connor devant la Chambre des Communes d’Irlande – 4 mai 1795 .

   On peut dire que l’histoire moderne de l’Irlande, au sens propre du terme, commence en 1691 avec la fin des « guerres williamites». L’ensemble de la vie politique du pays au cours des 200 ans qui vont suivre ne prend tout son sens, ne peut être compris, qu’à la lumière du conflit qui opposa le roi d’Angleterre Jacques II et le prétendant au trône, le Prince Guillaume d’Orange. L’évolution politique de l’Irlande n’a cessé, jusqu’à aujourd’hui et pour notre génération, d’être largement influencée par l’attitude des diverses catégories de la population à l’égard de ce conflit prolongé qui s’est achevé par la reddition de Sarsfield et de la garnison de Limerick aux forces du parti williamite qui les assiégeaient.

   Il n’y eut pourtant jamais de guerre, dans toute l’histoire de l’Irlande, où le peuple eût moins de raisons de s’engager dans un camp ou dans l’autre.

   Il est hélas indiscutable que les Catholiques irlandais de l’époque ont combattu comme des lions pour le roi Jacques. [ Les « Jacobites » sont les partisans de Jacques II, roi d’Angleterre chassé du trône par la Révolution de 1688. Exilé en France, il tenta de reprendre la couronne à son gendre Guillaume III d’Orange en montant une expédition à partir de l’Irlande]

   Indiscutable aussi le fait que les Catholiques irlandais ont versé des fleuves de sang, qu’ils ont pulvérisé leur fortune pour tenter de maintenir le roi Jacques sur le trône. Mais il est tout aussi indiscutable que cette lutte ne les concernait pour rien au monde. Le roi Jacques était l’un des plus indignes représentants d’une race indigne, à avoir jamais accédé au trône.

   « Le pieux, le valeureux, l’immortel » Guillaume n’était qu’un aventurier se battant pour son propre compte, avec une armée recrutée parmi les soudards sans fortune de toute l’Europe, qui se souciaient aussi peu du protestantisme que de la vie humaine. Il est indiscutable enfin, qu’aucune de ces deux armées n’avait le moindre droit de prétendre qu’elle était une armée patriote combattant pour la libération de la nation irlandaise.

   Les louanges qui furent prodiguées à Sarsfield et à l’armée jacobite sont fort loin de se justifier. On peut même se demander si, dans une époque plus éclairée et plus patriote que la nôtre, on ne les accusera pas quasiment de trahison, pour avoir détourné le peuple irlandais de sa fidélité à la cause de l’indépendance nationale et l’avoir entraîné dans une guerre pour le compte d’un tyran étranger. D’autant que ce tyran, alors même que le peuple combattait pour lui, contrecarrait les efforts du Parlement de Dublin pour échapper à la mainmise du Parlement anglais.

   Le conflit entre Guillaume et Jacques pouvait être une occasion idéale pour la population irlandaise opprimée d’essayer de se libérer alors que leurs forces étaient déchirées par la guerre civile. Mais l’occasion fut manquée et la population vint prendre rang dans les factions opposées de ses ennemis. On en découvrira la raison sans difficulté.

   La petite et haute noblesse catholique qui se trouvait à la tête du peuple irlandais à cette époque se composait de gens qui, tous, possédaient des propriétés considérables dans le pays, mais sur lesquelles, tout catholiques qu’ils fussent, ils n’avaient pas plus de droits ni de titres que le moindre aventurier de Cromwell ou de Guillaume. Les terres qu’ils détenaient avaient auparavant appartenu au peuple irlandais, c’est-à-dire qu’il s’agissait de terres tribales. Ainsi, seuls les paysans (qui étaient depuis lors réduits à l’état de simples tenanciers précaires) étaient les propriétaires légitimes du sol.

   En revanche, les beaux chevaliers du roi Jacques étaient soit les descendants de gens qui avaient acquis des terres lors de confiscations antérieures aux spoliations de la conquête ; soit de gens qui avaient pris parti pour l’oppresseur contre leurs propres compatriotes et qui furent autorisés à conserver leurs biens en récompense de leur trahison ; soit enfin de gens qui avaient accepté de réclamer au gouvernement anglais qu’il leur accorde un titre de propriété personnelle sur les terres des hommes de leur clan.

   De tant d’intrigues on ne pouvait espérer voir naître une véritable action nationale : dans tous leurs actes publics, du premier jusqu’au dernier, ils se comportèrent comme une faction anglaise et rien d’autre. Quels qu’aient été leurs désaccords avec les Williamites, ils s’entendaient parfaitement du moins sur un point : la soumission du peuple irlandais. On comprendra sans difficulté que, même si la guerre s’étaït achevée par la défaite complète de Guillaume et le triomphe de Jacques, le sort des Irlandais, du point de vue agraire comme du point de vue national, n’aurait pas été notablement amélioré.

   Le patriotisme indéniable du petit peuple ne change rien à cette vérité. Il ne voyait que le nouvel ennemi venu d’Angleterre, tandis qu’il était prêt, avec une générosité inconsciente, à doter le vieil ennemi anglais installé en Irlande de toutes les vertus et de tous les attributs des patriotes irlandais.

   Pour caractériser plus précisément l’attitude des dirigeants jacobites en Irlande, nous pourrions invoquer les résultats de la grande colonisation de terres de 1675. On avait alors cadastré onze millions d’acres [1 acre fait environ 0,4 hectare], les colons protestants en possédant quatre millions à la suite de confiscations antérieures. On ne toucha pas aux terres qui avaient été acquises de cette façon, mais on distribua le restant comme suit (mesures en acres) :

   Aux soldats ayant servi en Irlande : 2.367.715
A 49 officiers : 497.001
Aux « aventuriers » (qui avaient prêté de l’argent) : 707.321
Aux détenteurs d’une « provision » (à qui on avait promis des terres) : 477.873
Au Duc d’Ormond et au Colonel Butler : 257.518
Au Duc d’York : 169.436
Aux évêques protestants : 31.526

   Quant aux terres laissées aux Catholiques, on les distribua aux « gentilshommes » catholiques comme suit (mesures en acres) :

   A ceux reconnus « innocents », c’est-à-dire qui n’avaient pas combattu pour l’indépendance mais soutenu le gouvernement : 1.176.510
Aux détenteurs d’une « provision » (promesse de terres) : 497.001
Titulaires d’une jouissance nominale : 68.260
Restitutions : 55.396
Aux personnes envoyées dans le Connaught sous Jacques Ier : 541.330

   On pourra donc constater que, sauf pour le Connaught [Le Connaught, depuis Jacques I », servait de lieu de déportation des populations catholiques chassées par la « plantation » de colons protestants. Les « aventuriers » étaient chargés de la répression et de l’exploitation du pays après la grande révolte de 1641, à la suite de l’Adventurer’s Act de 1642], toutes les terres que possédaient les gentilhommes catholiques en Irlande ont été acquises selon les procédés que nous avons décrits auparavant : comme butin de la conquête ou comme fruits de leur trahison.

   Et même dans le Connaught, où les terres étaient des tenures féodales dépendant de la Couronne d’Angleterre, leurs possesseurs avaient dû passer un accord directement avec l’envahisseur pour abolir les droits communautaires du clan au profit de leurs revendications personnelles. Ce fut là la seule véritable raison des dirigeants irlandais de cette époque pour refuser de lever l’étendard national au lieu de la bannière d’une faction anglaise. Ils ne combattaient pas pour la libération de l’Irlande, pour permettre à la nation de recouvrer ses droits. Ils combattaient pour garantir à la classe sociale qui jouissait alors du privilège de piller le peuple irlandais, qu’elle n’allait pas être à son tour contrainte de céder la place à une nouvelle horde de voleurs de terres.

   On a fait grand cas de leurs efforts pour faire abroger la Loi Poyning [La loi Poyning a placé le Parlement de Dublin sous le contrôle du Parlement de Londres] et pour donner par ailleurs plus nettement force de loi aux résolutions du Parlement de Dublin, comme si ce genre d’attitude était la preuve qu’ils désiraient sincèrement libérer le pays, et non pas uniquement assurer leur propre mainmise sur le pouvoir. Mais de telles affirmations, sous la plume de certains auteurs, démontrent simplement une nouvelle fois combien il est difficile d’interpréter les faits historiques si l’on n’est pas guidé dans cette tâche par un principe directeur fondamental.

   En ce qui nous concerne, nous pouvons faire profiter nos lecteurs d’une méthode d’interprétation socialiste de l’histoire. Ils comprendront ainsi plus aisément pourquoi les classes dirigeantes ont sans cesse cherché dans le passé à conquérir le pouvoir politique pour garantir leur domination économique (ou, plus simplement, pour soumettre les masses socialement) ; et pourquoi la libération des travailleurs, même au sens politique, ne peut être qu’incomplète et aléatoire tant qu’ils n’auront pas arraché aux classes dirigeantes la possession de la terre et des moyens de production des richesses.

   Cette hypothèse, cette lecture de l’histoire, telle que la propose Karl Marx, le plus grand penseur moderne et le premier socialiste scientifique, la voici : « A toute époque historique, le mode de production économique et d’échange dominant et le régime social qui en est le résultat nécessaire, constituent la base sur laquelle s’édifie, et à partir de laquelle seule peut s’expliquer, l’histoire politique et intellectuelle de cette époque » [cette citation est en fait d’Engels, Préface à l’édition de 1888 du Manifeste du Parti Communiste]

   En Irlande, à l’époque de la guerre williamite, « le mode de production économique et d’échange dominant » était le mode de production féodal fondé sur l’appropriation privée de terres volées au peuple irlandais. Ainsi, toutes les luttes politiques de cette époque se rattachaient à des intérêts matériels, un groupe d’usurpateurs cherchant à garder la mainmise sur ces terres tandis que l’autre cherchait à s’en emparer. En d’autres termes, si l’on analyse selon notre méthode le problème du Parlement Jacobite mis en place par Jacques II, on a immédiatement l’explication des prétendus efforts patriotiques des gentilhommes catholiques.

   Efforts tout autant destinés à préserver leurs propres droits de propriété qu’à empêcher le Parlement anglais de s’autoriser à intervenir ou à réglementer ces droits. Le prétendu Parlement Patriote fut en réalité, comme tous les autres Parlements qui aient jamais siégé à Dublin, un pur ramassis de voleurs de terres assistés de leurs laquais ; leur patriotisme n’a été que la volonté de se réserver les biens dérobés à la paysannerie indigène.

   Lorsqu’ils s’élevaient contre l’influence anglaise, il s’agissait de celle de leurs complices anglais qui réclamaient avidement leur part de butin. Sarsfield et ses partisans ne sont pas plus devenus des patriotes irlandais par opposition au pouvoir du roi Guillaume, qu’un Whig irlandais privé de sa charge ne devient patriote par haine des Tories qui se sont substitués à lui.

   [C’est à la veille de la Révolution de 1688, sous Charles II et Jacques II, que les deux partis apparaissent. Les Whigs (d’un nom écossais signifiant « conduire ») étaient le parti anticatholique opposé aux prétentions du duc d’York, frère de Jacques II, qui était resté catholique, et contre lequel ils firent voter, au moment des « guerres williamites », le Bill d’exclusion de 1689. Les Tories (mot qui vient précisément d’un terme irlandais désignant les rebelles s’opposant aux troupes anglaises) étaient au contraire les partisans catholiques du duc d’York.].

   Les forces qui s’affrontèrent sous les murs de Derry ou de Limerick n’étaient pas celles d’Angleterre et d’Irlande, mais de deux partis politiques anglais luttant pour s’emparer du pouvoir. Et les chefs des « Oies Sauvages Irlandaises » n’ont pas versé leur sang sur les champs de bataille européens par fidélité envers l’Irlande, comme nos historiens font semblant de le croire, mais parce qu’ils s’étaient rangés du côté des perdants dans un affrontement politique purement anglais.

   C’est ce qu’illustre parfaitement l’attitude des vieux Franco-irlandais à l’époque de la Révolution française. Ils sont entrés en masse comme volontaires dans l’armée anglaise pour l’aider à abattre la jeune République : l’Europe put donc assister au spectacle de républicains irlandais récemment exilés combattant pour la Révolution française, face aux enfants des aristocrates irlandais anciennement exilés combattant sous la bannière de l’Angleterre pour abattre cette Révolution. Il était temps que nous apprenions à faire la part de la vérité sur ces problèmes et à débarrasser nos yeux des écailles qu’y avaient accumulées, en réécrivant l’histoire à leur manière, nos politiciens ignares et sans scrupules.

   D’un autre côté, il faut tout autant se souvenir que, lorsque le roi Guillaume eut définitivement vaincu ses ennemis en Irlande, il adopta une conduite prouvant que lui et ses partisans étaient animés par les mêmes sentiments et les mêmes considérations de classe que leurs adversaires. A la fin de la guerre, Guillaume confisqua un million et demi d’acres, et les distribua comme suit aux nobles pillards qui l’accompagnaient :

   Il donna à Lord Bentinck 135.300 acres ; 103.603 à Lord Albemarle ; 59.667 à Lord Conningsby ; 49.517 à Lord Romney ; 36.142 à Lord Galway ; 26.840 à Lord Athlone ; 49.512 à Lord Rochford ; 16.000 au Dr. Leslie ; 12.000 à M. F. Keighley ; 12.000 à Lord Mountjoy ; 7.083 à Sir T. Prendergast ; 5.886 acres au Colonel Hamilton.

   Ce sont là quelques-uns des hommes dont les descendants, s’il fallait en croire certains Irlandais apparemment sains d’esprit, pourraient se convertir au « nationalisme » si l’on prêchait l’« union des classes ».

   N’oublions pas non plus, pour nous en tenir à cette preuve de sa sincérité religieuse, que Guillaume fit don de 95.000 acres, volées au peuple irlandais, à sa maîtresse Elizabeth Villiers, Comtesse d’Orkney. Cependant le Parlement irlandais s’interposa vertueusement, récupéra les terres, et les distribua à ses amis les plus proches, d’autres aventuriers, les Loyalistes irlandais.

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