III. Révoltes paysannes

La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise

James Connolly

III. Révoltes paysannes

   « C’est une injustice intolérable d’admettre qu’une petite classe d’hommes, étrangers ou non au pays, s’arroge un monopole sur les terres ; lorsque ce monopole se poursuit, cela devient un vol pur et simple de ce que les pauvres ont péniblement gagné par leur labeur. »
Irish People (Organe de la Fenian Brotherhood), 30 juillet 1864

   Nous avons montré dans le chapitre précédent que la guerre williamite menée en Irlande, de Derry à Limerick, fut à l’origine une guerre pour soumettre le peuple irlandais et que les dirigeants des deux camps n’eurent que mépris pour tout ce qui concernait l’indépendance nationale ou économique, considérant que ce genre de questions demeurait, comme le formuleraient leurs modernes représentants, « hors du champ de la politique concrète ».

   Quand la nation retrouva à nouveau la paix et quand toute crainte d’un soulèvement catholique ou jacobite eut quitté l’esprit du hobereau le plus timoré qui soit, les malheureux petits fermiers irlandais, catholiques aussi bien que protestants, purent se rendre compte que la guerre n’avait pas changé grand-chose à leur situation de classe dominée. Il était naturel que les Catholiques qui eurent l’inconscience de se rallier à l’armée de Jacques II, ne puissent s’attendre à beaucoup d’égards de la part de leurs conquérants, et, de fait, ils n’en reçurent point. Mais ils pouvaient se consoler en voyant que la masse de leurs ennemis protestants étaient à peine mieux traités qu’eux et, pour tout dire, aussi mal.

   Lorsque les aventuriers, cette meute affamée qui avait mis des troupes au service de Guillaume, se furent gorgés des pillages qui les avaient attirés de ce côté-ci de la Mer d’Irlande, ils ne se montrèrent plus du tout disposés à se souvenir des revendications des simples soldats, dont les glaives leur avaient permis d’accéder au pouvoir. Pas plus que nos dirigeants actuels lorsqu’ils livrent à l’hospice [« Workhouse » : asile des pauvres. Hospice ou atelier organisé par les Lois sur les Pauvres] les carcasses décharnées des pauvres dupes qui, par le meurtre et le pillage, ont conquis pour leurs maîtres des empires en Inde ou en Afrique.

   Les petits fermiers protestants et catholiques ne tardèrent pas à subir la même oppression. Une fois réglée la question du pouvoir politique, le joug de l’asservissement économique pesa désormais impitoyablement sur le dos des travailleurs. Toutes les confessions religieuses en souffrirent également. Les Lois Pénales [Lois anti-catholiques décidées par le Parlement de Dublin après 1688. Désormais seuls les Protestants étaient représentés au sein du Parlement. La Bill du Test de 1673 interdisait aux Catholiques toute forme de représentation] décidées à cette époque contre les Catholiques rendirent incontestablement l’existence des possédants catholiques encore plus difficile que ce n’eût été le cas autrement. Mais pour l’immense masse de la population, les misères et les difficultés nées du jeu des lois économiques étaient porteuses d’infiniment plus de souffrances que les Lois Pénales n’eurent jamais le pouvoir d’en infliger.

   A vrai dire, on a beaucoup exagéré l’influence de ce code sur l’appauvrissement des riches Catholiques. Les intérêts de classe qui unissent toujours le groupe des possédants dans une communauté, ont considérablement joué pour empêcher la persécution légale de s’exercer jusqu’au bout. Les riches Catholiques n’étaient pas inquiétés et les riches Protestants leur accordaient en général plus de respect et de tolérance qu’à leurs tenanciers ou à leurs ouvriers protestants.

   C’était si vrai, qu’à l’instar des Juifs, certains Catholiques devinrent des prêteurs d’argent réputés et que, en l’an 1763, il y eut à la Chambre des Communes irlandaise une proposition de loi visant à donner plus de facilités aux Protestants désireux d’emprunter de l’argent à des Catholiques. Cette proposition autorisait les Catholiques à prendre des hypothèques sur les biens fonciers, les Protestants qui cherchaient à emprunter de l’argent pouvant ainsi gager leurs terres auprès de leurs prêteurs catholiques. La loi ne passa pas, mais le seul fait qu’elle ait été proposée nous démontre que les Lois Pénales ont bien peu empêché les classes possédantes catholiques d’accumuler des richesses.

   Le système social enraciné désormais solidement en terre d’Irlande et tenu pour légitime par l’ensemble des classes dirigeantes, par delà leurs différences religieuses, représentait un obstacle à la prospérité et au bonheur du peuple bien plus que toutes les combines juridiques du fanatisme religieux. Les hommes politiques irlandais contemporains, dans leur béate méconnaissance des événements ou dans leur merveilleuse indifférence aux leçons de l’histoire, font d’ordinaire remonter l’origine des maux de leur pays à l’Union Législative [L’« Union » de 1800]. Le moindre contact avec des  documents antérieurs à l’Union suffira à faire découvrir l’existence d’une suite de famines, de répressions, d’injustices d’origine économique, comme aucune autre période de l’histoire irlandaise moderne n’en a connues.

   C’est ce dont Swift témoigna en 1729 dans ce chef-d’œuvre d’ironie intitulé : Modeste Proposition concernant les Enfants des Classes Pauvres. Comment soulager leurs Parents et la Nation de la Charge qu’ils Représentent – Comment les utiliser pour le Bien Public. Il fut fortement ému par le spectacle d’une pauvreté si intense, lui qui n’aimait pas ce peuple, qu’il n’appelait d’ailleurs jamais autrement que « ces vieilles brutes d’Irlandais ». Il produisit là l’acte d’accusation le plus dur et le plus véhément contre la société de son temps, et aussi le tableau le plus saisissant de l’extrême désespoir, que la littérature ait donné jusqu’à ce jour. Voici en effet ce que contient sa « Proposition » :

   « Rien n’est plus affligeant pour quiconque traverse la capitale ou voyage en province, que le spectacle de ces mendiantes encombrant les rues, les routes et le seuil des masures, suivies de trois, quatre ou six enfants, en groupes, déguenillés, qui harcèlent le passant de leurs mains tendues (…). L’humble plan que je propose au public est donc le suivant : sur ce chiffre de 120.000 enfants que j’ai avancé, on en réserverait 20.000 pour la reproduction (…). On vendrait les 100.000 autres à l’âge de un an. On les proposerait à la clientèle la plus riche et distinguée du Royaume, non sans prévenir les mères de leur donner le sein à satiété pendant le dernier mois, de manière à les rendre gras à souhait pour une bonne table. Si l’on reçoit, on pourra faire deux plats d’un enfant. Si l’on dîne en famille, on pourra se contenter d’un quartier (avant ou arrière), lequel, légèrement salé et poivré, fournira un excellent pot-au-feu, le quatrième jour, spécialement en hiver. (…). Comme je l’ai noté plus haut, il doit en coûter à une mendiante deux shillings (haillons compris) pour faire vivre un enfant pendant une année (on peut assimiler à des mendiants tous les métayers et domestiques agricoles, ainsi que les trois-quarts des fermiers) – et je crois d’autre part tout gentilhomme prêt à débourser dix bons shillings pour un nourrisson de boucherie engraissé à point. Je répète qu’il s’agit là d’une viande excellente et nutritive, dont chaque pièce fournit quatre plats » [Cf. J. Swift, Œuvres, éd. de la Pléiade, Gallimard, p. 1383-1384.]

   Ironie, à coup sûr, mais quelle terrible misère a dû inspirer pareille ironie ! Pourtant, il y eut pire encore douze ans plus tard, pendant la famine de 1740; on estime qu’alors pas moins de 400.000 personnes sont mortes de faim ou des suites des maladies qui escortent les famines. Ces chiffres peuvent paraître exagérés, mais ils sont largement corroborés par des témoignages contemporains. Ainsi Mgr. Berkeley, évêque anglican, dans une lettre à un certain M. Thomas Prior, de Dublin, écrit en 1741 : « l’autre jour, quelqu’un venant du comté de Limerick m’a rapporté que des villages entiers étaient dépeuplés. Il y a deux mois environ, j’ai entendu Sir Richard Cox affirmer que cinq cents personnes étaient mortes dans sa paroisse, dans un comté qui n’était pourtant pas très populeux, à ma connaissance ». Et un pamphlet intitulé The Groans of Ireland [Les Plaintes de l’Irlande], publié en 1741, déclare que « l’universelle disette fut suivie de dysenteries et de fièvres malignes, qui emportèrent des masses de gens, à tel point que des villages entiers furent dévastés ».

   Cette famine, il faut le remarquer, fut, comme toutes les famines modernes d’origine purement économique ; les pauvres souffrirent pareillement et les riches furent pareillement épargnés, quelles qu’aient été leurs opinions religieuses ou politiques. On notera, là encore, la manière révélatrice dont les scribes aux gages des classes possédantes ont écrit l’histoire : tandis qu’est apparue une littérature volumineuse sur les Lois Pénales, sujet d’un intérêt purement rétrospectif, la question, fondamentale d’un point de vue historique comme d’un point de vue pratique, des causes déterminantes des famines en Irlande, n’a jamais été abordée jusqu’à ce jour, sinon par quelques rares et inévitables allusions dans l’histoire nationale.

   Le pays ne s’était pas encore remis des conséquences désastreuses de cette famine, lorsqu’une autre répercussion économique plongea de nouveau les habitants dans le plus atroce désespoir. Une épizootie ayant atteint et détruit de grandes quantités de bétail en Angleterre, les dirigeants aristocratiques de ce pays craignirent que la hausse du prix de la viande provoquée par cette épizootie ne pousse la classe ouvrière anglaise à réclamer des augmentations de salaires. Ils décidèrent donc de lever l’embargo sur le bétail, le beurre et le fromage irlandais à l’entrée des ports anglais, établissant ainsi partiellement entre les deux pays le libre-échange sur ces denrées.

   Le résultat immédiat de ces mesures fut une si forte hausse des prix en Angleterre qu’en Irlande les cultures cessèrent d’être d’un rapport suffisant, et qu’on s’efforça donc d’y transformer les terres arables en pâturages et en prairies. La classe de propriétaires fonciers se mit à expulser les tenanciers, à abattre les petites fermes et même à s’emparer des terres et des pacages communaux dans les villages de tout le pays, ce qui fut un désastre pour l’ensemble des journaliers et des cottiers [ « cottier » ou « cottager » : journalier possédant un petit lopin de terre et une maison; l’équivalent français serait « bordier »].

   Là où une centaine de familles avait pu faire pousser leur subsistance, sur de petites exploitations, ou en louant leur travail aux propriétaires de grosses exploitations, une douzaine de bergers les avaient désormais remplacés. Immédiatement, apparurent dans tout le pays de très nombreuses sociétés secrètes où entraient ceux qui, ayant perdu leurs terres, s’engageaient dans la lutte illégale et violente pour freiner la rapacité de leurs maîtres et pour imposer leur propre droit à l’existence. Ils tenaient de vastes assemblées, à minuit en général, et partaient arracher les clôtures, couper les jarrets des bestiaux, retourner les pâturages pour les rendre inutilisables, incendier les demeures des bergers.

   En bref, ils semaient la terreur chez les maîtres, pour les pousser à abandonner leur politique d’élevage en faveur du labour, et à fournir plus de travail aux journaliers et plus de garanties aux cottiers. Ces associations secrètes prirent des noms divers et adoptèrent souvent des méthodes diverses; aussi est-il aujourd’hui impossible de dire si elles possédaient ou non une organisation cohérente.

   Dans le Sud on les appelait les « Whiteboys », parce que leurs membres avaient l’habitude de mettre des blouses blanches par-dessus leurs vêtements au cours de leurs expéditions nocturnes. Vers 1762, ils placardaient leurs affiches bien en vue dans divers comtés, entre autres ceux de Cork, Waterford, Limerick et Tipperary, menaçant de leur vengeance tous ceux qui avaient encouru leur mécontentement, comme les éleveurs, les propriétaires responsables d’expulsions, etc.

   Ces proclamations portaient la signature d’une femme imaginaire appelée parfois « Sive Oultagh », parfois « La Reine Sive », parfois encore « La Reine Sive et ses sujets ». Le gouvernement fit une guerre vengeresse à ces pauvres diables : il pendit, fusilla, déporta impitoyablement; il organisa des descentes dans les villages à la tombée de la nuit pour rechercher des Whiteboys; il draina de pauvres diables devant des juges qui ne condescendaient jamais à entendre le moindre témoignage en faveur des prisonniers, mais qui les condamnaient à toutes les peines que pouvaient leur suggérer un instinct de classe assoiffé de vengeance ou une digestion difficile.

   On peut juger de l’état d’esprit de la classe dirigeante à l’égard de ces malheureux esclaves révoltés d’après deux incidents montrant comment les propriétaires catholiques et protestants savaient s’unir pour faire régner l’injustice et préserver leurs privilèges, même à une époque où on a voulu nous faire croire que les Lois Pénales représentaient un obstacle insurmontable à leur alliance. En 1762, le gouvernement offrit une prime de 100 livres pour la capture des cinq chefs principaux des Whiteboys. Les habitants protestants de la ville de Cork y ajoutèrent 300 livres pour le chef et 50 livres pour l’arrestation de chacun de ses cinq principaux adjoints. Un gouverneur anglais, Lord Chesterfield, déclarait à l’époque que si les soldats avaient tué moitié autant de propriétaires fonciers qu’ils avaient tué de Whiteboys, ils auraient plus efficacement contribué à restaurer la paix publique; cette remarque donne un petit aperçu du carnage qui a frappé la paysannerie.

   Pourtant Flood, le grand « patriote » protestant, que Davis a chanté en ces termes :

   « Béni soit Harry Flood qui nous soutint
Si noblement en ces années amères »

   accusait férocement en 1763 à la Chambre des Communes irlandaise le gouvernement de ne pas avoir tué assez de Whiteboys. C’est ce qu’il appelait de la « clémence ».

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