Introduction

La situation des classes laborieuses en Angleterre

Friedrich Engels

Introduction

   L’histoire de la classe ouvrière en Angleterre commence dans la seconde moitié du siècle passé, avec l’invention de la machine à vapeur et des machines destinées au travail du coton. On sait que ces inventions déclenchèrent une révolution industrielle qui, simultanément, transforma la société bourgeoise dans son ensemble et dont on commence seulement mainte­nant à saisir l’importance dans l’histoire du monde.

   L’Angleterre est la terre classique de cette révolution qui fut d’autant plus puissante qu’elle s’est faite plus silencieusement. C’est pourquoi l’Angleterre est aussi la terre d’élection où se développe son résultat essentiel, le prolétariat. C’est seulement en Angleterre que le prolétariat peut être étudié dans tous ses tenants et ses aboutissants.

   Pour le moment, nous n’avons pas à nous préoccuper ici de l’histoire de cette révolution, de son immense importance pour le présent et l’avenir. Cette étude, il faut la réserver à un travail ultérieur plus vaste. Provisoirement, nous devons nous limiter aux quelques rensei­gne­ments nécessaires à l’intelligence des faits qui vont suivre, à l’intelligence de la situation actuelle des prolétaires anglais.

   Avant l’introduction du machinisme, le filage et le tissage des matières premières s’effec­tuaient dans la maison même de l’ouvrier. Femmes et filles filaient le fil, que l’homme tissait ou qu’elles vendaient, lorsque le père de famille ne le travaillait pas lui-même. Ces familles de tisserands vivaient pour la plupart à la campagne, à proximité des villes et ce qu’elles gagnaient assurait parfaitement leur existence, puisque le marché intérieur constituait encore le facteur décisif de la demande d’étoffes – c’était même le seul marché – et que la puissance écrasante de la concurrence qui devait apparaître plus tard avec la conquête de marchés étrangers et avec l’extension du commerce ne pesait pas encore sensiblement sur le salaire. A cela s’ajoutait un accroissement permanent de la demande sur le marché intérieur, parallèlement au lent accroissement de la population, qui permettait d’occuper la totalité des ouvriers; il faut mentionner en outre l’impossibilité d’une concurren­ce brutale entre les ouvriers, en raison de la dispersion de l’habitat rural. C’est ainsi que le tisserand était le plus souvent à même de faire des économies et d’affermer un bout de terrain qu’il cultivait à ses heures de loisir. Il les déterminait à son gré puisqu’il pouvait tisser à son heure et aussi longtemps qu’il le désirait. Certes, c’était un piètre paysan et c’est avec une certaine négligence qu’il s’adonnait à l’agriculture, sans en tirer de rapport réel; mais du moins n’était-il pas un prolétaire, il avait – comme disent les Anglais – planté un pieu dans le sol de sa patrie, il avait une résidence et dans l’échelle sociale il se situait à l’échelon au-dessus de l’ouvrier anglais d’aujourd’hui .

   Ainsi les ouvriers vivaient une existence tout à fait supportable et ils menaient une vie honnête et tranquille en toute piété et honorabilité; leur situation matérielle était bien meilleure que celle de leurs successeurs; ils n’avaient nullement besoin de se tuer au travail, ils n’en faisaient pas plus qu’ils n’avaient envie, et ils gagnaient cependant ce dont ils avaient besoin, ils avaient des loisirs pour un travail sain dans leur jardin ou leur champ, travail qui était pour eux un délassement, et pouvaient en outre participer aux distractions et jeux de leurs voisins; et tous ces jeux : quilles, ballon, etc. contribuaient au maintien de leur santé et à leur développement physique.

   C’étaient pour la plupart des gens vigoureux et bien bâtis dont la constitution physique était bien peu ou pas du tout différente de celle des paysans, leurs voisins. Les enfants grandissaient au bon air de la campagne, et s’il leur arrivait d’aider leurs parents dans leur travail, cela ne se produisait que de temps à autre, et il n’était pas question d’une journée de travail de 8 ou 12 heures.

   Le caractère moral et intellectuel de cette classe se devine aisément. A l’écart des villes, où ils ne se rendaient jamais, puisqu’ils livraient le fil et le tissu à des commis itinérants contre paiement du salaire, tellement isolés dans leur campagne que des gens âgés qui habitaient à proximité des villes ne s’y étaient cependant jamais rendus, jusqu’au moment où le machinisme les dépouilla de leur gagne-pain et où ils furent contraints de chercher du travail en ville. Leur niveau intellectuel et moral était celui des gens de la campagne, avec lesquels d’ailleurs ils étaient en outre le plus souvent directement liés par leur petit fermage. Ils considéraient leur squire – le propriétaire terrien le plus important de la région – comme leur supérieur naturel, ils lui demandaient conseil, lui soumettaient leurs petites querelles et lui rendaient tous les honneurs que comportaient ces rapports patriarcaux. C’étaient des gens « respectables » et de bons pères de famille; ils vivaient selon la morale, parce qu’ils n’avaient aucune occasion de vivre dans l’immoralité, aucun cabaret ni maison malfamée ne se trouvant à proximité, et que l’aubergiste chez qui ils calmaient de temps à autre leur soif, était également un homme respectable et, le plus souvent, un grand métayer faisant grand cas de la bonne bière, du bon ordre et n’aimant pas veiller tard. Ils gardaient leurs enfants toute la journée à la maison et leur inculquaient l’obéissance et la crainte de Dieu; ces rapports familiaux patriarcaux subsistaient tant que les enfants n’étaient pas mariés; les jeunes gens grandissaient avec leurs camarades de jeux dans une intimité et une simplicité idylliques jusqu’à leur mariage, et même si des rapports sexuels avant le mariage étaient chose presque courante, ils ne s’établissaient que là où l’obligation morale du mariage était reconnue des deux côtés, et les noces qui survenaient bientôt remettaient tout en ordre. Bref les ouvriers industriels anglais de cette époque vivaient et pensaient tout comme on le fait encore en certains endroits d’Allemagne, repliés sur eux-mêmes, à l’écart, sans activité intellectuelle et menant une existence sans à-coups brutaux. Ils savaient rarement lire et encore moins écrire, allaient régulièrement à l’église, ne faisaient pas de politique, ne conspiraient pas, ne pen­saient pas, prenaient plaisir aux exercices physiques, écoutaient la lecture de la Bible avec un recueillement traditionnel, et s’accordaient fort bien, humbles et sans besoins, avec les classes sociales plus en vue. Mais en revanche, ils étaient intellectuellement morts; ils ne vivaient que pour leurs intérêts privés, mesquins, pour leur métier à tisser et leur jardin et ignoraient tout du mouvement puissant qui, à l’extérieur, secouait l’humanité. Ils se sentaient à l’aise dans leur paisible existence végétative et, sans la révolution industrielle, n’auraient jamais quitté cette existence d’un romantisme patriarcal, mais malgré tout indigne d’un être humain.

   Le fait est que ce n’étaient pas des hommes mais de simples machines, travaillant au ser­vice des quelques aristocrates qui avaient jusqu’alors dirigé l’histoire; la révolution indus­trielle n’a rien fait d’autre que de tirer la conséquence de cette situation en réduisant tout à fait les ouvriers au rôle de simples machines et en leur ravissant les derniers vestiges d’activité indépendante, mais en les incitant, précisément pour cette raison, à penser et à exiger de jouer leur rôle d’hommes. Si, en France, cela avait été le fait de la politique, ce fut en Angle­terre l’industrie – et d’une manière générale l’évolution de la société bourgeoise – qui entraî­na dans le tourbillon de l’histoire les dernières classes plongées dans l’apathie à l’égard des problèmes humains d’intérêt général.

   La première invention qui transforma profondément la situation des ouvriers anglais d’alors, fut la Jenny((Nom de la première machine à filer le coton.)) du tisserand James Hargreaves de Standhill près de Blackburn dans le Lancashire du Nord (1764). Cette machine était l’ancêtre rudimentaire de la Mule qui devait lui succéder plus tard, elle fonctionnait à la main, mais au lieu d’une broche – comme dans le rouet ordinaire à main – elle en possédait seize ou dix-huit, mues par un seul ouvrier. C’est ainsi qu’il fut possible de fournir bien davantage de fil qu’auparavant; alors que jadis un tisserand, qui occupait constamment trois fileuses, n’avait jamais assez de fil et devait sou­vent attendre, il y avait maintenant plus de fil que n’en pouvaient tisser les ouvriers exis­tants. La demande en produits tissés qui, par ailleurs, était en augmentation, s’accrût encore en raison du meilleur marché de ces produits, conséquence de la réduction des frais de produc­tion grâce à la nouvelle machine; on eut besoin de plus de tisserands et le salaire du tisserand s’éleva. Et, puisque dès lors le tisserand pouvait gagner davantage en restant à son métier, il abandonna lente­ment ses occupations agricoles et se consacra entièrement au tissage. A cette époque une famille comprenant quatre adultes et deux enfants, qui étaient astreints au travail de bobi­nage, arrivait à gagner, pour 10 heures de travail quotidien, 4 livres sterling par semaine, – 28 talers au cours prussien actuel – et souvent davantage quand les affaires marchaient bien et que le travail pressait; il arrivait fréquemment qu’un seul tisserand gagnât à son métier 2 livres par semaine. C’est ainsi que la classe des tisserands agricoles disparut peu à peu complètement en se fondant dans la nouvelle classe de ceux qui étaient exclusivement tisse­rands, qui vivaient uniquement de leur salaire, ne possédaient pas de propriété, n’ayant même pas l’illusion de la propriété que confère le fermage. Ceux-ci devinrent donc des Prolétaires (working men). A cela s’ajoute encore la suppression des rapports entre fileurs et tisserands. jusqu’alors, dans la mesure du possible, le fil était filé et tissé sous un même toit. Maintenant puisque la Jenny, tout comme le métier à tisser, exigeait une main vigoureuse, les hommes se mirent aussi à filer et des familles entières en vécurent tandis que d’autres, forcées de mettre au rebut le rouet archaïque et périmé, quand elles n’avaient pas les moyens d’acheter une Jenny, devaient vivre uniquement du métier à tisser du père de famille. C’est ainsi que commença la division du travail entre tissage et filage, qui devait par la suite être poussée si loin dans l’industrie.

   Tandis que le prolétariat industriel se développait ainsi avec cette première machine, pourtant bien imparfaite, celle-ci donna également naissance à un prolétariat rural. Jusque-là, il y avait un grand nombre de petits propriétaires fonciers, qu’on appelait les yeomen et qui avaient végété, dans la même tranquillité et le même néant intellectuel que leurs voisins, les tisserands cultivateurs. Ils cultivaient leur petit lopin de terre avec exactement la même négligence que l’avaient fait leurs pères, et s’opposaient à toute innovation avec l’opiniâtreté particulière à ces êtres, esclaves de l’habitude, qui ne changent absolument pas au cours des générations. Parmi eux, il y avait aussi beaucoup de petits métayers, non pas au sens actuel du terme, mais des gens qui avaient reçu de leurs père et grand-père leur petit lopin de terre, soit au titre d’un fermage héréditaire, soit en vertu d’un ancien usage et qui s’y étaient aussi solidement établis que s’il leur appartenait en propre. Or, comme les travailleurs industriels abandonnaient l’agriculture, un grand nombre de terrains se trouvèrent vacants, et c’est la nouvelle classe des grands fermiers qui s’y installa, affermant d’un seul coup 50, 100, 200 arpents et même davantage. C’étaient des tenants-at-will, c’est-à-dire des fermiers dont le contrat pouvait être résilié chaque année, et ils surent augmenter le rapport des terres par de meilleures méthodes d’agri­culture et une exploitation à plus grande échelle. Ils pouvaient ven­dre leurs produits meilleur marché que ne le faisait le petit yeoman, et celui-ci n’avait plus d’autre solution – puisque son terrain ne le nourrissait plus – que de le vendre et de se procu­rer une Jenny ou un métier à tisser, ou de se louer comme journalier, prolétaire agri­cole, chez un grand métayer. Son indolence héréditaire et la façon négligente dont il mettait en valeur le terrain, défauts qu’il avait hérités de ses ancêtres et qu’il n’avait pu surmonter, ne lui laissaient pas d’autre solution, lorsqu’il fut contraint d’entrer en concurrence avec des gens qui cultivaient leur ferme selon des principes plus rationnels et avec tous les avantages que confèrent la grande culture et l’investissement de capitaux en vue de l’amélioration du sol.

   Cependant l’évolution de l’industrie n’en resta pas là. Quelques capitalistes se mirent à installer des Jennys dans de grands bâtiments et à les actionner au moyen de la force hydrau­lique, ce qui leur permit de réduire le nombre des ouvriers et de vendre leur fil meilleur marché que celui des fileurs isolés qui actionnaient leur machine simplement à la main. La Jenny fut sans cesse améliorée, si bien qu’à chaque instant une machine se trouvait dépassée et devait être transformée, voire jetée au rebut; et si le capitaliste pouvait subsister, grâce à l’utilisation de la force hydraulique, même avec des machines assez vieilles, à la longue le fileur isolé ne le pouvait pas.

   Ces faits marquaient déjà l’avènement du système des manufactures; il connut une nouvelle extension grâce à la Spinning Throstle, inventée par Richard Arkwright  , un barbier de Preston dans le Lancashire septentrional, en 1767. Cette machine qu’on appelle commu­nément en allemand Kettenstuhl  est, avec la machine à vapeur, l’invention mécani­que la plus importante du XVIII° siècle. Elle est conçue a priori pour être actionnée mécani­que­ment et fondée sur des principes tout à fait nouveaux. En associant les particularités de la Jenny et du métier à chaîne, Samuel Crompton de Firwood (Lancashire) créa la mule, et comme Arkwright inventa à la même époque les machines à carder et à transfiler, la manu­facture devint le seul système existant pour le filage du coton. Peu à peu, on se mit à rendre ces machines utilisables pour le filage de la laine et plus tard du lin (dans la première décennie de ce siècle), grâce à quelques modifications peu importantes, et de ce fait on put réduire, dans ces secteurs aussi, le travail manuel. Mais on ne s’en tint pas là; dans les der­nières années du siècle passé, le Dr Cartwright, un pasteur de campagne, avait inventé le métier à tisser mécanique, et l’avait en 1804 perfectionné à tel point, qu’il pouvait concur­rencer avec succès les tisserands manuels; et l’importance de toutes ces machines doubla grâce à la machine à vapeur de James Watt, inventée en 1764 et employée pour actionner des machines à filer à partir de 1785.

   Ces inventions, qui depuis ont été améliorées encore tous les ans, décidèrent de la victoire du travail mécanique sur le travail manuel dans les principaux secteurs de l’industrie anglaise, et toute l’histoire récente de celle-ci nous montre comment les travailleurs manuels ont été délogés successivement par les machines de toutes leurs positions. Les conséquences en furent d’un côté une chute rapide des prix de tous les produits manufacturés, l’essor du commerce et de l’industrie, la conquête de presque tous les marchés étrangers non-protégés, l’accroissement rapide des capitaux et de la richesse nationale; de l’autre côté, accroissement encore plus rapide du prolétariat, destruction de toute propriété, de toute sécurité du gagne-pain pour la classe ouvrière, démoralisation, agitation politique, et tous ces faits qui répu­gnent tant aux Anglais possédants et que nous allons examiner dans les pages qui suivent. Nous avons vu plus haut quel bouleversement provoqua dans les rapports sociaux des classes inférieures une seule machine aussi maladroite que la Jenny : on ne s’étonnera plus dès lors de ce qu’a pu faire un système d’outillage automatique complexe et perfectionné qui reçoit de nous la matière brute et nous rend les étoffes toutes tissées.

   Cependant, suivons de plus près le développement de l’industrie anglaise, et commen­çons par sa branche principale : l’industrie du coton. De 1771 à 1775, on importait en moyenne moins de 5 millions de livres de coton brut par an; en 1841, 528 millions, et l’importation de 1844 atteindra au moins 600 millions. En 1834, l’Angleterre a exporté 556 millions de yards de tissus de coton, 76,5 millions de livres de fil de coton, et pour 1,200,000 livres sterling d’articles de bonneterie de coton.

   Cette même année l’industrie cotonnière disposait de plus de 8 millions de broches, 110,000 métiers à tisser mécaniques et 250,000 métiers à tisser manuels, sans compter les broches des métiers à chaînes, et selon les calculs de Mac Culloch, ce secteur industriel faisait vivre directement ou indirectement, près d’un million et demi d’êtres humains dans les trois royaumes((McCULLOCH : A Dictionary of Commerce (édition de 1840, vol. I, p. 444) donne 1,2 à 1,4 millions. Cf. également PORTER : op. cit ., vol. I, 1836, p. 229. Dans son édition de 1847, McCulloch donne 1-1,2 million (vol. I, p. 438.) Engels conserve le chiffre primitif.)), dont 220,000 seulement travaillaient dans les usines; la force utilisée par ces usines se chiffrait à 33,000 CV de force motrice, actionnés par la vapeur et 11,000 CV de force hydraulique. Actuellement, ces chiffres sont bien dépassés, et l’on peut admettre tran­quil­lement qu’en 1845, la puissance et le nombre des machines, ainsi que le nombre des ouvriers dépassent de moitié ceux de 1834. Le centre principal de cette industrie est le Lancashire, d’où, d’ailleurs, elle est issue; elle a révolutionné complètement ce comté, trans­for­mant ce marécage sombre et mal cultivé en une contrée animée et laborieuse, elle a décuplé sa population en quatre-vingts ans et elle a fait jaillir du sol comme par enchante­ment des villes gigantesques comme Liverpool et Manchester qui comptent ensemble 700,000 habitants et leurs voisines Bolton (60,000 h.), Rochdale (75,000 h.), Oldham (50,000 h.), Preston (60,000 h.), Ashton et Stalybridge (40,000 h.), ainsi que toute une foule d’autres villes industrielles.

   L’histoire du Lancashire méridional connaît les plus grands miracles des temps modernes, mais personne n’en dit mot, et tous ces miracles, c’est l’industrie cotonnière qui les a accom­plis. Par ailleurs, Glasgow constitue un second centre pour le district cotonnier d’Écosse, le Lanarkshire et le Refrewshire, et là encore la population de la ville centrale est passée depuis l’installation de cette industrie de 30,000 à 300,000 habitants((Engels emprunte ces chiffres à A. ALISON : Principles of population (1840, vol. II, p. 87) en les arrondissant. Alison dit 31,000 habitants en 1770, 290,000 en 1839.)). La fabrication de bonneterie à Nottingham et Derby reçut également une nouvelle impulsion due à la baisse du prix du fil et une seconde du fait de l’amélioration de la machine à tricoter, qui permet de fabriquer en même temps deux bas avec un seul métier. La fabrication de la dentelle est devenue également depuis 1777, date à laquelle fut inventée la machine à faire le point lacé, une branche industrielle importante; peu après, Lindley inventa la machine à « point-net » et en 1809 Heathcote, la machine « bobbin-net  », qui simplifièrent infiniment la fabrication de la dentelle et augmentèrent parallèlement la consommation d’autant, par suite des prix peu élevés; si bien qu’actuellement, 200.000 personnes au moins vivent de cette fabrication. Elle a son centre à Nottingham, Leicester et dans l’ouest de l’Angleterre (Wiltshire, Devonshire, etc.).

   Les branches dépendant de l’industrie cotonnière ont connu une extension analogue : le blanchiment, la teinture et l’impression. Le blanchiment grâce à l’utilisation du chlore au lieu d’oxygène dans le blanchiment chimique, la teinture et l’impression, l’une grâce au rapide développement de la chimie, l’autre grâce à une série d’inventions mécaniques extrêmement brillantes, connurent par ailleurs un essor, qui – outre l’extension de ces branches due à l’accrois­sement de la fabrication du coton, – leur assura une prospérité inconnue jusqu’alors.

   La même activité se manifesta dans le travail de la laine. C’était déjà la branche princi­pale de l’industrie anglaise, mais les quantités produites au cours de ces années ne sont rien en regard de ce qui est fabriqué actuellement. En 1782, toute la récolte lainière des trois années précédentes restait à l’état brut, faute d’ouvriers et y serait restée nécessairement si les nouvelles inventions méca­niques n’étaient venues à la rescousse et ne l’avaient filée. L’adaptation de ces machines au filage de la laine s’accomplit avec le plus grand succès. Le développement rapide que nous avons constaté dans les districts cotonniers affecta désormais les districts lainiers. En 1738, dans le West-Riding du Yorkshire, on fabriquait 75,000 pièces de drap, en 1817 : 490,000 , et l’extension de l’industrie lainière fut telle qu’en 1834, on exportait 450,000 pièces de drap de plus qu’en 1825. En 1801, on traitait 101 millions de livres de laine (dont 7 millions importées), en 1835, 180 millions de livres (dont 42 millions importées). Le district principal de cette industrie est le West-Riding du Yorkshire, où, en particulier, la laine anglaise à longues fibres est transformée en laine à tricoter à Bradford et où, dans les autres villes, Leeds, Halifax, Huddersfield, etc., la laine à fibres courtes est transformée en fils retordus et utilisée pour le tissage; puis, la partie voisine du Lancashire, la région de Rochdale, où l’on fait en plus du travail du coton, beaucoup de flanelle, et l’Ouest de l’Angleterre qui fabrique les tissus les plus fins. Là aussi l’accroissement de la population est remarquable :

en 1801 en 1831
Bradford avait 29,000 hab. 77,000 hab.
Halifax avait 63,000″ 110,000″
Huddersfield avait 15,000″ 34,000″
Leeds avait 53,000 «  123,000″
Et l’ensemble du West-Riding avait 564-000″ 980,000″

population qui, depuis 1831, a dû encore s’accroître d’au moins 20 à 25 %. Le filage de la laine occupait en 1835 dans les trois royaumes, 1.313 fabriques avec 71.300 ouvriers, ceux-ci ne représentant, du reste, qu’une petite partie de la masse qui vit directement ou indirecte­ment du travail de la laine, à l’exclusion de la quasi-totalité des tisserands.

   Les progrès de l’industrie linière furent plus tardifs : parce que la nature de la matière brute rendait très difficile l’utilisation de la machine à filer; il est vrai que déjà, au cours des dernières années du siècle précédent, des essais dans ce sens avaient été effectués en Écosse, mais ce n’est qu’en 1810 que le Français Girard parvint à mettre au point une méthode pratique de filage du lin et on n’attribua à ces machines l’importance qui leur revenait, que grâce aux améliorations qui leur furent apportées en Angleterre et à leur emploi à grande échelle, sur le sol anglais, à Leeds, Dundee et Belfast. Mais alors l’industrie linière anglaise connut un rapide développement. En 1814, on importa à Dundee, 3,000 tons(( Le ton, ou tonne anglaise correspond à 2.240 livres anglaises (1892). C’est-à-dire presque 1,000 kilos. )) de lin, en 1835 environ 19,000 tons de lin et 3,400 tons de chanvre. L’exportation de toile irlandaise vers la Grande-Bretagne passa de 32 millions de yards (en 1800) à 53 millions (en 1825) dont une grande partie fut réexportée; l’exportation de toile anglaise et écossaise passa de 24 millions de yards (en 1820) à 51 millions (en 1833). Le nombre de filatures de lin était en 1835 de 347, occupant 33,000 ouvriers, dont la moitié se trouvaient en Écosse méridionale, plus de 60 dans le West-Riding du Yorkshire (Leeds et les environs), 25 à Belfast en Irlande, et le reste dans le Dorsetshire et le Lancashire. Le tissage est pratiqué en Écosse méridionale, et en divers points d’Angleterre, surtout en Irlande.

   Les Anglais entreprirent avec le même succès le travail de la soie. Ils recevaient d’Europe méridionale et d’Asie des matières premières déjà toutes filées, et le travail essentiel consis­tait à tordre ensemble, à mouliner les fils fins (tramage).

   Jusqu’en 1824, les taxes douanières qui frappaient lourdement la soie brute (4 shillings par livre) gênèrent sérieusement l’industrie anglaise de la soie et elle disposait seulement, grâce à des droits protecteurs, du marché anglais et de celui de ses colonies. C’est à ce mo­ment que les droits d’importation furent réduits à un penny et immédiatement le nombre des usines s’accrût notablement; en un an, le nombre des doubloirs passa de 780,000 à 1,180,000 et bien que la crise commerciale de 1825 paralysât un moment cette branche industrielle, en 1827 déjà, on fabriquait plus que jamais, car les talents mécaniques et l’expérience des Anglais assuraient à leurs machines à tramer l’avantage sur les installations maladroites de leurs concurrents. En 1835, l’Empire britannique possédait 263 usines à tramer avec 30,000 ouvriers, installés pour la plupart dans le Cheshire (Macclesfield, Congleton et les environs), à Manchester et dans le Somersetshire((PORTER : op. cit., dit qu’en 1835, 238 usines étaient en activité et 25 avaient fermé leurs portes (vol. I, pp. 260-261).)). Par ailleurs, il existe encore beaucoup d’usines pour le traitement des déchets de soie des cocons, qui sert à faire un article particulier (spunsilk)(( Filés de soie.)) et dont les Anglais approvisionnent les tissages de Paris et de Lyon. Le tissage de la soie ainsi tramée et filée s’effectue surtout en Écosse (Paisley, etc.) et à Londres (Spitalfields), mais également à Manchester et ailleurs.

   Cependant, l’essor gigantesque qu’a pris l’industrie anglaise depuis 1760 ne se borne pas à la fabrication des étoffes d’habillement. L’impulsion, une fois donnée, se communiqua à toutes les branches de l’activité industrielle et une foule d’inventions, qui n’avaient aucun rap­port avec celles que nous avons mentionnées, doublèrent d’importance du fait qu’elles appa­rurent au milieu du mouvement général. Mais en même temps, après que fut démontrée l’importance incalculable de l’emploi de la force mécanique dans l’industrie, tout fut mis en œuvre, pour étendre l’utilisation de cette force à tous les domaines et pour l’exploiter à l’avantage des divers inventeurs et industriels; et en outre, la demande en machines, combus­tibles, matériel de transformation redoubla l’activité d’une foule d’ouvriers et de métiers. C’est seulement avec l’emploi de la machine à vapeur que l’on commença à accorder de l’impor­tance aux vastes gisements houillers d’Angleterre. La fabrication des machines date seule­ment de ce moment, ainsi que l’intérêt nouveau que l’on porta aux mines de fer, qui fournis­saient la matière brute pour les machines; l’accroissement de la consommation de la laine développa l’élevage du mouton en Angleterre, et l’augmentation de l’importation de laine, de lin et de soie, eut pour effet un accroissement de la flotte commerciale anglaise. Ce fut sur­tout la production du fer qui s’accrût. Les montagnes anglaises, riches en fer, avaient été jusqu’alors peu exploitées; on avait toujours fondu le minerai de fer avec du charbon de bois, qui – en raison de l’amélioration des cultures et du défrichement des forêts – devenait de plus en plus cher et de plus en plus rare; c’est seulement au siècle précédent que l’on se mit à utiliser à cet effet de la houille sulfurée (coke) et, à partir de I780, on découvrit une nouvelle méthode pour transformer le fer fondu avec du coke, jusque-là utilisable seulement sous forme de fonte, en fer utilisable également pour la forge. A cette méthode qui consiste à extraire le carbone mêlé au fer au cours de la fusion, les Anglais donnent le nom de puddling, et grâce à elle, un nouveau champ fut ouvert à la production sidérurgique anglaise. On construisit des hauts fourneaux cinquante fois plus grands qu’avant, on simplifia la fusion du minerai à l’aide de souffleries d’air brûlant et l’on put ainsi produire du fer à un prix si avantageux qu’une foule d’objets, fabriqués autrefois en bois ou en pierre, le furent désormais en fer. En 1788, Thomas Paine le célèbre démocrate, construisit dans le Yorkshire le premier pont en fer qui fut suivi d’un grand nombre d’autres, si bien qu’actuellement presque tous les ponts, en particulier sur les voies ferrées, sont construits en fonte et qu’à Londres, il existe même un pont au-dessus de la Tamise, le pont Southwark, fabriqué avec ce matériau; des colonnes de fer et des châssis pour machines, également en fer, sont d’un usage courant; et, depuis la mise en service de l’éclairage au gaz et des chemins de fer, de nouveaux débouchés sont offerts à la production sidérurgique en Angleterre. Les clous et les vis furent peu à peu également fabriqués par des machines; Huntsman, de Sheffield, découvrit, en 1760, pour fondre l’acier une méthode qui rendait superflue toute une somme de travail; et facilita la fabrication d’articles nouveaux à bon marché; et c’est alors seulement que grâce à la plus grande pureté des matériaux disponibles, grâce aussi au perfectionnement de l’outillage, à de nouvelles machines, et à une division plus minutieuse du travail la fabrication de produits métallurgiques devint importante en Angleterre. La population de Birmingham passa de 73,000 (en 1801) à 200,000 (en 1844), celle de Sheffield de 46,000 (en 1801) à 110,000 (en 1844) et la consommation de charbon de cette dernière ville, à elle seule, atteignit en 1836, 515,000 tonnes. En 1805, on exporta 4,300 tonnes de produits sidérurgiques et 4,600 tonnes de fer brut; en 1834, 16,200 tonnes de produits métallurgiques et 107,000 tonnes de fer brut; et l’extraction de fer qui n’était en 1740, au total que de 17,000 tonnes atteignit en 1834 près de 700,000 tonnes . La fusion du fer brut consomme à elle seule plus de 3 millions de tonnes de charbon par an , et on ne saurait imaginer l’importance qu’ont acquise d’une façon générale, les mines de charbon au cours des soixante dernières années. Tous les gisements carbonifères d’Angleterre et d’Écosse sont actuellement exploités, et les mines du Northumberland et de Durham produisent à elles seules plus de 5 millions de tonnes pour l’exportation; elles occupent 40,000 ou 50,000 ouvriers. D’après le Durham Chronicle(( Hebdomadaire paraissant à Durham depuis 1820. Dans les années 40, il était de tendance bourgeoise libérale. (No 1826, juin 1844, p. 2. « Le Monopole du charbon ».))), il y avait dans ces deux comtés :

mines de charbon
en 1753 14
en 1800 40
en 1836 76
en 1843 130

en activité. Du reste, toutes les mines sont actuellement exploitées bien plus activement qu’autrefois. De même, on se mit à exploiter plus activement les mines d’étain, de cuivre et de plomb, et parallèlement à l’extension de la fabrication du verre une nouvelle branche indus­trielle vit le jour avec la fabrication des poteries qui, vers 1763, grâce à Josiah Wedgwood, acquit de l’importance. Celui-ci réduisit toute la fabrication de la faïence à des principes scien­tifiques, améliora le goût du public et fonda les poteries du Staffordshire du nord, région de huit lieues anglaises carrées, jadis désert stérile, maintenant parsemée d’usines et d’habi­tations, qui fait vivre plus de 60,000 personnes.

   Tout fut emporté par ce mouvement, ce tourbillon universel. L’agriculture fut également bouleversée. Et, non seulement, la propriété foncière ainsi que nous l’avons vu plus haut, passa aux mains d’autres possédants et cultivateurs, mais elle fut en outre touchée d’une autre manière. Les grands fermiers employèrent leur capital à l’amélioration du sol, abattirent des murettes de séparation inutiles, drainèrent, fumèrent la terre, utilisèrent de meilleurs instru­ments; ils introduisirent une alternance systématique dans les cultures (cropping by rotation ). Eux aussi bénéficièrent du progrès des sciences. Sir Humphrey Davy appliqua avec succès la chimie à l’agriculture, et le développement de la mécanique leur procura une foule d’avanta­ges. Par ailleurs, l’accroissement de la population provoqua une telle hausse de la demande en produits agricoles que, de 1760 à 1834, 6,840,540 arpents anglais de terres stériles furent défrichés et, que malgré tout, l’Angleterre, de pays exportateur de blé, devint importateur.

   Même activité dans l’établissement des voies de communication. De 1818 à 1829, on construisit en Angleterre et au pays de Galles mille lieues anglaises de routes, d’une largeur légale de 60 pieds, et presque toutes les anciennes furent rénovées selon le principe de Mac Adam. En Écosse, les services des travaux publics construisirent, à partir de 1803 environ, neuf cents lieues de routes et plus de mille ponts, ce qui permit aux populations des monta­gnes d’être mises soudain au contact de la civilisation. Les montagnards avaient été jusqu’alors, pour la plupart, des braconniers et contrebandiers; ils devinrent désormais des agriculteurs et des artisans laborieux et, bien qu’on ait créé des écoles galloises afin de conserver la langue, les mœurs et la langue gallo-celtiques sont en voie de disparition rapide devant les progrès de la civilisation anglaise. Il en va de même en Irlande. Entre les comtés de Cork, Limerick et Kerry, s’étendait jadis une région désertique, sans chemins praticables, qui en raison de son inaccessibilité, était le refuge de tous les criminels et la principale citadelle de la nationalité celto-irlandaise dans le sud de l’île. On la sillonna de routes et on permit ainsi à la civilisation de pénétrer même dans cette contrée sauvage.

   L’ensemble de l’Empire britannique, mais surtout l’Angleterre, qui, il y a soixante ans, possédait d’aussi mauvais chemins que ceux de la France et de l’Allemagne à cette époque, est couverte aujourd’hui d’un réseau de très belles routes; et celles-ci aussi sont, comme pres­que tout en Angleterre, l’œuvre de l’industrie privée, puisque l’État n’a que peu ou rien fait dans ce domaine.

   Avant 1755, l’Angleterre ne possédait presque pas de canaux. En 1755, dans le Lancashire, on construisit le canal de Sankey Brook à St Helens ; et en 1759 James Brindley construisit le premier canal important, celui du Duc de Bridgewater qui va de Manchester et des mines de cette région à l’embouchure de la Mersey et qui, à Barton, passe au moyen d’un aqueduc au-dessus du fleuve Irwell. C’est d’alors que date le réseau des canaux anglais auquel Brindley le premier a donné de l’importance. Dès lors, on se mit à aménager des canaux dans toutes les directions et à rendre les fleuves navigables. En Angleterre seule­ment, on compte deux mille deux cents lieues de canaux et mille huit cents lieues de fleuves navigables; en Écosse, on a construit le canal calédonien qui traverse le pays de part en part, et en Irlande aussi différents canaux. Ces installations elles-aussi sont comme les chemins de fer et les routes, presque toutes l’œuvre de particuliers et de compagnies privées.

   La construction des chemins de fer est de date récente. La première voie importante fut celle de Liverpool à Manchester (inaugurée en 1830); depuis lors, toutes les grandes villes ont été reliées par des voies ferrées. Londres à Southampton, Brighton, Douvres, Colchester, Cambridge, Exeter (via Bristol) et Birmingham; Birmingham à Gloucester, Liverpool, Lan­cas­ter (via Newton et Wigan et via Manchester et Bolton), en outre à Leeds (via Manchester et Halifax et via Leicester, Derby et Sheffield); Leeds à Hull et Newcastle (via York … ). Ajoutons à cela les nombreuses voies moins importantes, en construction ou en projet, qui permettront bientôt d’aller d’Edimbourg à Londres en un seul jour.

   Tout comme la vapeur avait révolutionné les communications sur terre, elle donna aussi à la navigation un nouveau prestige. Le premier bateau à vapeur navigua en 1807 sur l’Hudson en Amérique du Nord; dans l’Empire britannique, le premier fut lancé en 1811 sur la Clyde. Depuis cette date, plus de 600 ont été construits en Angleterre et plus de 500 étaient, en 1836, en activité dans les ports britanniques.

  Telle est, en bref, l’histoire de l’industrie anglaise dans les soixante dernières années, une histoire qui n’a pas d’équivalent dans les annales de l’humanité. Il y a soixante ou quatre-vingts ans, l’Angleterre était un pays comme tous les autres, avec de petites villes, une indus­trie peu importante et élémentaire, une population rurale clairsemée, mais relativement impor­tante; et c’est maintenant un pays sans pareil, avec une capitale de 2 millions et demi d’habitants, des villes industrielles colossales, une industrie qui alimente le monde entier, et qui fabrique presque tout à l’aide des machines les plus complexes, une population dense, laborieuse et intelligente, dont les deux tiers sont employés par l’industrie, et qui se compose de classes toutes différentes de celles d’autrefois, qui même constitue une tout autre nation, avec d’autres mœurs et d’autres besoins qu’autrefois. La révolution industrielle a, pour l’Angle­terre, la signification qu’a pour la France la révo­lu­tion politique et la révolution philo­so­phique pour l’Allemagne, et l’écart existant entre l’Angleterre de 1760 et celle de 1844 est au moins aussi grand que celui qui sépare la France de l’ancien régime   de celle de la révo­lution de juillet. Cependant, le fruit le plus important de cette révolution industrielle, c’est le prolétariat anglais.

   Nous avons vu, plus haut, que le prolétariat est né de l’introduction du machinisme; la rapide expansion de l’industrie exigeait des bras; le salaire monta en conséquence, des trou­pes compactes de travailleurs venus des régions agricoles émigrèrent vers les villes. La population s’accrût à une cadence folle, et presque toute l’augmentation porta sur la classe des prolétaires.

   Par ailleurs, ce ne fut qu’au début du XVIII° siècle qu’un certain ordre régna en Irlande; là aussi la population, plus que décimée par la barbarie anglaise lors des troubles antérieurs, s’accrût rapidement, surtout depuis que l’essor industriel commença à attirer en Angleterre une foule d’Irlandais. C’est ainsi que naquirent les grandes villes industrielles et commer­ciales de l’Empire britannique, où au moins les trois quarts de la population font partie de la classe ouvrière, et où la petite bourgeoisie se compose de commerçants et de très, très peu d’artisans. Car, tout comme la nouvelle industrie n’a pris de l’importance que du jour où elle a transformé les outils en machines, les ateliers en usines, et par là, la classe labo­rieuse moyen­ne en prolétariat ouvrier, les négociants d’autrefois en industriels; tout comme, de ce fait, la petite classe moyenne fut refoulée et la population ramenée à la seule opposition entre capi­ta­listes et ouvriers, c’est la même chose qui s’est produite en dehors du secteur industriel au sens étroit du terme chez les artisans et même dans le commerce; aux maîtres et compa­gnons d’autrefois ont succédé les grands capitalistes et les ouvriers qui n’avaient jamais la perspective de s’élever au-dessus de leur classe; l’artisanat s’industrialisa, la division du travail fut opérée avec rigueur, et les petits artisans qui ne pouvaient concur­ren­cer les grands établissements furent rejetés dans les rangs de la classe prolétarienne. Mais en même temps, la suppression de cet artisanat, l’anéantissement de la petite bourgeoisie, ôtèrent à l’ouvrier toute possibilité de devenir lui-même un bourgeois. jusqu’alors il avait toujours eu la pers­pec­tive de pouvoir s’installer à demeure comme maître quelque part, et peut-être d’enga­ger plus tard des compagnons; mais maintenant que les maîtres eux-mêmes sont évin­cés par les industriels, que la mise en marche d’une exploitation autonome nécessite de gros capi­taux, c’est à présent seulement que le prolétariat est devenu réellement une classe stable de la population, alors que jadis il n’était souvent qu’une transition pour l’accès à la bourgeoisie. Désormais, quiconque naissait ouvrier n’avait pas d’autre perspective que celle de rester toute sa vie un prolétaire. Désormais donc, – pour la première fois – le prolétariat était capable d’entreprendre des actions autonomes.

   C’est donc de cette façon que fut rassemblée l’immense masse d’ouvriers qui emplit actu­el­­le­ment l’Empire britannique tout entier, et dont la situation sociale s’impose chaque jour davantage à l’attention du monde civilisé.

   La situation de la classe laborieuse, c’est-à-dire la situation de l’immense majorité du peu­ple, ou encore la question suivante : que doit-il advenir de ces millions d’êtres ne possédant rien, qui consomment aujourd’hui ce qu’ils ont gagné hier, dont les découvertes et le travail ont fait la grandeur de l’Angleterre, qui deviennent chaque jour plus conscients de leur force, et exigent chaque jour plus impérieusement leur part des avantages que procurent les institutions sociales ? – cette question est devenue depuis le « bill de réforme »  la question nationale. Elle est le commun dénominateur de tous les débats parlementaires de quelque importance, et bien que la classe moyenne anglaise ne veuille point encore se l’avouer, bien qu’elle cherche à éluder cette importante question et à faire passer ses intérêts particuliers pour les intérêts véritables de la nation, ces expédients ne lui servent de rien. Chaque session parlementaire voit la classe ouvrière gagner du terrain et les intérêts de la classe moyenne per­dre de l’importance, et bien que la classe moyenne soit la principale et même la seule puis­­sance au Parlement, la dernière session de 1844 n’a été qu’un long débat sur les conditions de vie des ouvriers (bill des pauvres, bill des fabriques, bill sur les rapports entre maîtres et serviteurs) , et Thomas Duncombe, représentant de la classe ouvrière à la Chambre basse a été le grand homme de cette session, tandis que la classe moyenne libérale avec sa motion sur la suppres­sion des lois sur les grains, et la classe moyenne radicale avec sa proposition de refuser les impôts ont joué un rôle lamentable. Même les discussions sur l’Irlande ne furent au fond que des débats sur la situation du prolétariat irlandais et sur les moyens de l’améliorer. Mais il est grand temps que la classe moyenne anglaise fasse des concessions aux ouvriers, qui ont cessé de supplier mais menacent et exigent, car il pourrait bien être trop tard avant peu.

   Mais la classe moyenne anglaise et, en particulier, la classe industrielle qui s’enrichit directement de la misère des travailleurs, ne veut rien savoir de cette misère. Elle qui se sent forte, représentative de la nation, a honte de mettre à nu, aux yeux du monde, cette plaie au flanc de l’Angleterre; elle ne veut pas avouer que les ouvriers sont misérables, parce que c’est elle, la classe industrielle possédante, qui devrait endosser la responsabilité morale de cette misère. D’où le visage moqueur qu’affectent de prendre les Anglais cultivés – et ce sont eux seuls, c’est-à-dire la classe moyenne, que l’on connaît sur le continent – lorsqu’on se met à parler de la situation des ouvriers; d’où l’ignorance totale de tout ce qui touche les ouvriers dans toute la classe moyenne; d’où les gaffes ridicules que cette classe commet au Parlement et en dehors du Parlement, lorsqu’on en vient à discuter les conditions de vie du prolétariat; d’où l’insouciance souriante, à laquelle elle s’abandonne, sur un sol qui est miné sous ses pieds et peut s’effondrer d’un jour à l’autre, et dont l’effondrement proche a l’inéluctabilité d’une loi mathématique ou mécanique; d’où ce miracle : les Anglais ne possèdent pas encore d’ouvrage complet sur la situation de leurs ouvriers, alors qu’ils font des enquêtes et bricolent autour de ce problème depuis je ne sais combien d’années. Mais c’est aussi ce qui explique la profonde colère de toute la classe ouvrière, de Glasgow à Londres, contre les riches qui les exploitent systématiquement et les abandonnent ensuite sans pitié à leur sort – colère qui dans bien peu de temps – on peut presque le calculer – éclatera dans une révolution, au regard de laquelle la première révolution française et l’année 1794  seront un jeu d’enfant.

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