2. Que nous donne la résolution du IIIe congrès du P.O.S.D.R. sur le gouvernement provisoire ?

Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique

Lénine

2. Que nous donne la résolution du IIIe congrès du P.O.S.D.R. sur le gouvernement provisoire ?

   La résolution du III° congrès du P.O.S.D.R., comme son titre l’indique, est entièrement et exclusivement consacrée à la question du gouvernement révolutionnaire provisoire. C’est dire que la participation des social démocrates au gouvernement révolutionnaire provisoire apparaît ici comme une partie de ce problème. D’un autre côté, on n’y parle que du gouvernement révolutionnaire provisoire, et de nulle autre chose; c’est à dire qu’il n’y est pas du tout question, par exemple, de la « conquête du pouvoir » en général, etc. Le congrès a-t-il eu raison d’écarter cette dernière question, et les autres analogues ? On n’en peut douter, car la situation politique de la Russie ne met nullement ces questions à l’ordre du jour. Au contraire, le peuple entier a inscrit à l’ordre du jour le renversement de l’autocratie et la convocation de l’Assemblée constituante. Les congrès du Parti doivent résoudre non les problèmes soulevés à tort ou à raison par tel ou tel publiciste, mais ceux qui ont une sérieuse importance politique, étant donné les conditions de l’heure et la marche objective du développement social.

   Quelle importance le gouvernement révolutionnaire provisoire a t il pour la révolution actuelle et pour la lutte du prolétariat en général ? La résolution du congrès l’explique en indiquant dès le début la nécessité d’une « liberté politique aussi complète que possible », tant du point de vue des intérêts immédiats du prolétariat que de celui du « but final du socialisme ». Or, pour que la liberté politique soit complète, il faut que l’autocratie tsariste soit remplacée par une République démocratique, ce que le programme de notre parti a déjà reconnu. Il fallait, pour satisfaire à nos principes et à la logique, souligner dans la résolution du congrès le mot d’ordre de République démocratique, car le prolétariat, combattant d’avant garde de la démocratie, revendique justement la liberté complète; en outre, il était d’autant opportun de le souligner que, précisément à l’heure actuelle, nous voyons des monarchistes se couvrir du drapeau du « démocratisme » : ainsi fait le parti dit constitutionnel « démocrate », l’Osvobojdénié. Pour fonder une République il faut absolument une assemblée de représentants du peuple, élue nécessairement par le peuple entier (sur la base du suffrage universel, direct et au scrutin secret), une Assemblée constituante. C’est ce que reconnaît plus loin la résolution du congrès. Mais elle se borne pas à cela. Pour instituer un nouveau régime « exprimant réellement la volonté du peuple », il ne suffit pas de qualifier de constituante l’Assemblée de représentants. Il faut encore que cette assemblée ait le pouvoir et la force de « constituer ». Conscient de ce fait, le congrès ne s’est pas borné à formuler purement et simplement dans sa résolution le mot d’ordre d’« Assemblée constituante »; il a précisé les conditions matérielles qui seules permettront à cette assemblée d’accomplir véritablement sa tâche. Il était urgent et indispensable d’indiquer les conditions dans lesquelles une assemblée constituante de nom peut devenir constituante de fait, puisque la bourgeoisie libérale, représentée par le Parti constitutionnel monarchiste, déforme sciemment, nous l’avons maintes fois indiqué, le mot d’ordre d’Assemblée constituante populaire et le réduit à une phrase creuse.

   La résolution du congrès dit que seul un gouvernement révolutionnaire provisoire, qui serait l’organe de l’insurrection populaire victorieuse, est capable d’assurer la liberté complète de l’agitation électorale et de convoquer une assemblée exprimant réellement la volonté du peuple. Cette thèse est elle juste ? Celui qui s’aviserait de la contester devrait soutenir que le gouvernement du tsar peut ne pas tendre la main à la réaction, qu’il est capable de rester neutre dans les élections, qu’il peut se soucier de l’expression véritable de la volonté du peuple. Ces affirmations sont tellement absurdes que personne ne s’aviserait de les soutenir ouvertement; mais nos gens de l’Osvobojdénié les colportent subrepticement sous le pavillon libéral. Quelqu’un doit convoquer l’Assemblée constituante; quelqu’un doit assurer la liberté et la procédure régulière des élections; quelqu’un doit investir pleinement cette assemblée de la force et du pouvoir : seul un gouvernement révolutionnaire, organe de l’insurrection, peut sincèrement vouloir cela et avoir la force de tout faire pour le réaliser. Le gouvernement du tsar s’y opposera inévitablement. Un gouvernement libéral qui aurait conclu un marché avec le tsar et ne s’appuierait pas entièrement sur l’insurrection populaire, ne pourrait ni vouloir sincèrement ces choses ni les accomplir, en eût il le désir le plus sincère. La résolution du congrès donne ainsi le seul mot d’ordre démocratique juste et parfaitement conséquent.

   Mais l’appréciation de l’importance du gouvernement révolutionnaire provisoire serait incomplète et fausse, si l’on perdait de vue le caractère de classe de la révolution démocratique. Aussi la résolution ajoute t elle que la révolution affermira la domination de la bourgeoisie. Cela est inévitable dans le régime économique et social actuel, c’est à dire le régime capitaliste. Et l’affermissement de la domination bourgeoise sur un prolétariat, jouissant de quelque liberté politique aura nécessairement pour résultat une lutte acharnée entre la bourgeoisie et le prolétariat pour le pouvoir, la première faisant des tentatives désespérées pour « ravir au prolétariat ses conquêtes de la période révolutionnaire ». Aussi le prolétariat qui combat pour la démocratie en avant de tous les autres et à leur tête, ne doit pas oublier un instant les nouvelles contradictions que porte dans son flanc la démocratie bourgeoise, non plus que la lutte nouvelle.

   L’importance du gouvernement révolutionnaire provisoire a donc été pleinement appréciée à sa valeur dans la partie de la résolution que nous venons d’examiner : et quant à son attitude envers la lutte pour la liberté et pour la République, et quant à son attitude envers l’Assemblée constituante, et quant à son attitude envers la révolution démocratique, qui déblaie le terrain pour une nouvelle lutte de classes.

   On se demande ensuite : Quelle position le prolétariat doit il adopter en général à l’égard du gouvernement révolutionnaire ? A cela la résolution du congrès répond tout d’abord en recommandant expressément au Parti de travailler à convaincre la classe ouvrière de la nécessité d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. La classe ouvrière doit prendre conscience de cette nécessité. Tandis que la bourgeoisie « démocratique » laisse dans l’ombre la question relative au renversement du gouvernement tsariste, nous devons mettre cette question au premier plan et insister sur la nécessité d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. Bien plus, nous devons exposer le programme d’action de ce gouvernement, programme conforme à la situation historique objective et aux tâches de la démocratie prolétarienne. C’est là tout le programme minimum de notre parti, le programme des transformations politiques et économiques immédiates, d’un côté parfaitement réalisables sur le terrain des rapports économiques et sociaux actuels, et d’un autre côté nécessaires pour faire un nouveau pas en avant, pour réaliser le socialisme.

   De cette façon la résolution fait pleine lumière sur le caractère d’objet du gouvernement révolutionnaire provisoire. Par ses origines et son caractère essentiel, ce gouvernement doit être l’organe de l’insurrection populaire. Par sa destination formelle, il doit être l’instrument de la convocation d’une Assemblée constituante populaire. Par le contenu de son activité, il doit réaliser le programme minimum de démocratie prolétarienne, seule capable d’assurer les intérêts du peuple soulevé contre l’autocratie.

   On objectera peut être que le gouvernement provisoire, étant provisoire, ne saurait appliquer un programme positif que le peuple entier n’aurait pas encore approuvé. Cette objection ne serait qu’un sophisme de réactionnaire et d’ « autocratophile ». N’appliquer aucun programme positif, c’est tolérer l’existence du régime féodal d’une autocratie pourrie. Seul un gouvernement de traîtres à la cause de la révolution, et non un gouvernement, organe de l’insurrection populaire, pourrait tolérer un semblable régime. Ce serait se moquer du monde que de proposer de renoncer à l’application effective de la liberté de réunion tant que cette liberté n’aurait pas été reconnue par l’Assemblée constituante, sous le prétexte que celle ci pourrait bien ne pas la reconnaître ! Ce serait pas moins se moquer du monde que de s’élever contre l’application immédiate du programme minimum par le gouvernement révolutionnaire provisoire.

   Notons enfin que la résolution, assignant au gouvernement révolutionnaire provisoire la tâche d’appliquer ce programme minimum, écarte par là même l’idée absurde, semi anarchistie, de l’application immédiate du programme maximum et de la conquête du pouvoir pour la révolution socialiste. Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d’organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l’émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours; seuls les optimistes les plus naïfs peuvent oublier que la masse des ouvriers ne sait encore que bien peu de chose des objectifs du socialisme et des moyens de le réaliser. Et nous sommes tous convaincus que l’émancipation des ouvriers ne peut être que l’œuvre des ouvriers eux mêmes; sans la conscience et l’organisation des masses, sans la préparation et l’éducation de celles ci par la lutte de classe déclarée contre la bourgeoisie tout entière, il ne saurait être question de révolution socialiste. Et pour répondre aux objections anarchistes prétendant que nous ajournons la révolution socialiste, nous dirons : nous ne l’ajournons pas, nous faisons le premier pas vers elle par le seul moyen possible et par le seul chemin sûr, à savoir : par le chemin de la République démocratique ! Qui veut marcher au socialisme par une autre voie, en dehors du démocratisme politique, en arrive infailliblement à des conclusions absurdes et réactionnaires tant dans le sens économique que dans le sens politique. Si tels ou tels ouvriers viennent nous demander, le moment venu : Pourquoi n’appliquerions nous pas le programme maximum ? nous Ieur rappellerons combien les masses populaires d’esprit démocratique sont encore étrangères au socialisme, combien les antagonismes de classes sont encore peu développés, combien les prolétaires sont encore inorganisés. Organisez donc des centaines de mille ouvriers dans toute la Russie, ralliez les sympathies de millions de travailleurs autour de votre programme ! Essayez, de le faire sans vous contenter de phrases anarchistes, sonores mais creuses, et vous verrez aussitôt que la réussite de cette oeuvre d’organisation, que la diffusion de cette éducation socialiste dépendent de la réalisation aussi complète que possible des transformations démocratiques.

   Poursuivons. Une fois élucidées l’importance du gouvernement révolutionnaire provisoire et l’attitude du prolétariat envers lui, les questions suivantes se posent : Notre participation à ce gouvernement (action, par en haut) est elle admissible et dans quelles conditions ? Quelle doit être notre action par en bas ? La résolution fournit des réponses précises à ces deux questions. Elle déclare tout net qu’en principe la participation de la social démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire (en période de révolution démocratique, en période de lutte pour la République) est admissible. Par cette déclaration, nous nous séparons définitivement et des anarchistes, qui en principe répondent à cette question par la négative, et des suiveurs de la social démocratie (comme Martynov et les gens de la nouvelle Iskra), qui pensaient nous effrayer par la nécessité où nous pourrions nous trouver de participer au pouvoir. Par cette déclaration le III° congrès du P.O.S.D.R. a définitivement repoussé la thèse de la nouvelle Iskra prétendant que la participation des social démocrates au gouvernement révolutionnaire provisoire serait une variété de milerandisme; que la chose est inadmissible en principe, car ce serait consacrer le régime bourgeois, etc.

   Mais la question de l’admissibilité en principe ne résout pas encore, cela va de soi, la question de l’utilité pratique. Dans quelles conditions ce nouvel aspect de la lutte, la lutte « par en haut », reconnu par le congrès du Parti, est il utile ? Il n’est pas possible, on le conçoit, de parler dès maintenant de conditions concrètes, telles que le rapport des forces, etc.; et la résolution se refuse comme de juste à déterminer par avance ces conditions. Nul homme raisonnable ne prendra sur lui de prédire quoi que ce soit au sujet de la question qui nous intéresse en ce moment. On peut et on doit définir l’objet et le caractère de notre participation. C’est ce que fait la résolution; elle indique deux objets de participation :
1. une lutte sans merci contre les tentatives contre-révolutionnaires et
2. la défense des intérêts propres de la classe ouvrière.

   Au moment où les bourgeois libéraux se mettent à parler avec zèle de la psychologie de la réaction (voir la très édifiante Lettre ouverte de M. Strouvé dans le n°72 de l’Osvobojdénié), s’efforçant d’intimider le peuple révolutionnaire et de l’inciter à se montrer conciliant à l’égard de l’autocratie, il est particulièrement opportun que le parti du prolétariat vienne rappeler l’objet de la guerre que nous livrons aujourd’hui à la contre revolution. Les grands problèmes de la liberté politique et de la lutte de classe ne sont tranchés en définitive que par la force, et nous devons prendre soin de préparer et d’organiser cette force et de l’employer activement, non seulement pour la défensive, mais aussi pour l’offensive. La longue période de réaction politique presque interrompue qui règne en Europe depuis la Commune de Paris a rendu trop chère à notre cœur l’idée d’une action venant uniquement « d’en bas »; elle nous a trop habitués au spectacle d’une lutte uniquement défensive. Incontestablement, nous sommes entrés aujourd’hui dans une nouvelle époque; une ère de cataclysmes politiques et de révolutions a commencé, Dans une période comme celle que traverse la Russie, il n’est pas permis de se contenter de vieux clichés. il faut propager l’idée de l’action par en haut; il faut se préparer à l’action offensive la plus énergique; il faut étudier les conditions et les formes de cette action. La résolution du congrès fait ressortir deux de ces conditions : l’une concerne le côté formel de la participation de la social démocratie au gouvernement révolutionnaire provisoire (contrôle rigoureux du Parti sur ses mandataires); l’autre   le caractère même de cette participation (ne pas perdre de vue même un instant le but de la révolution socialiste intégrale).

   Ainsi, après avoir élucidé à tous égards la politique de notre Parti dans l’action « par en haut »,   cette forme de lutte nouvelle, presque inconnue jusqu’ici,   la résolution prévoit également le cas où il ne nous serait pas possible d’agir par en haut. Dans tous les cas nous avons le devoir d’agir par en bas sur le gouvernement révolutionnaire provisoire. Pour exercer cette pression par en bas, le prolétariat doit être armé, car dans les moments révolutionnaires les choses en arrivent très vite à la guerre civile ouverte,   et dirigé par la social-démocratie. L’objet de la pression armée du prolétariat, est de « protéger, d’affermir et d’élargir les conquêtes de la révolution », c’est à dire des conquêtes qui, du point de vue des intérêts du prolétariat, impliquent la réalisation de tout notre programme minimum.

   Nous en avons fini avec notre rapide examen de la résolution du III° congrès sur le gouvernement révolutionnaire provisoire. Comme le lecteur le voit, cette résolution fait apparaître l’importance de cette question nouvelle, l’attitude à son égard du parti du prolétariat et la politique du parti au dedans comme au dehors du gouvernement révolutionnaire provisoire.

   Voyons maintenant la résolution correspondante de la « Conférence ».

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