La production marchande et la loi de la valeur sous le socialisme

Repenser le socialisme

Pao-Yu Ching & Deng-Yuan Hsu

II. L’EXPÉRIENCE CONCRÈTE DE LA CHINE PENDANT LA TRANSITION SOCIALISTE

4. LA PRODUCTION MARCHANDE ET LA LOI DE LA VALEUR PENDANT LA TRANSITION SOCIALISTE

   La transition socialiste est une période où la production marchande est progressivement éliminée avec la suppression graduelle du travail salarié et du capital. Cela signifie que pendant la transition socialiste, la production marchande existe toujours et que la loi de la valeur est toujours à l’œuvre. Dans un pays comme la Chine, le faible niveau de développement, en particulier dans les campagnes, a posé des problèmes particuliers pendant la transition de la production marchande à la production non marchande. Avec l’extension des forces productives dans les années 1960 et 1970, de nouvelles contradictions se sont développées. Nous allons expliquer ces contradictions ci-dessous.

   Au sein du secteur public, il était beaucoup plus facile d’imposer des restrictions à la production marchande et de mettre en œuvre des politiques allant à l’encontre de la loi de la valeur. Plus tôt, nous avons expliqué que la mise en œuvre de projets socialistes dans le secteur public permettait à chaque unité de production (entreprise) de changer la finalité de la production de la valorisation de la valeur à la production de produits utiles pour répondre aux besoins de la population. Dans le cadre du projet socialiste, l’Etat (et non l’unité de production) possédait les moyens de production, ce qui signifiait que l’échange entre les différentes unités de production ne devait plus être basé sur un échange de valeurs égales. Par exemple, lorsque l’État a décidé d’industrialiser les provinces de l’Ouest, il a transféré des ingénieurs et des travailleurs ainsi que de la machinerie et de l’équipement des usines technologiquement avancées de Shanghai aux usines nouvellement construites dans l’Ouest. L’Etat n’a pas eu à dédommager les usines de Shanghai pour leur perte de ressources. Lorsque l’État a transféré la technologie et d’autres ressources productives d’une entreprise d’État à une autre, il a été en mesure de disperser la technologie d’une région comme Shanghai vers les régions technologiquement arriérées de toute la Chine. Cela a été décrit par les gens de la manière suivante : « Faire pondre des œufs partout à la vieille poule. »

   Le transfert de ressources des régions les plus développées aux régions qui l’étaient moins a profité à l’ensemble du pays, et cela allait contre la loi de la valeur. Ces transferts de ressources n’auraient pas pu se faire dans le cadre du développement capitaliste, car selon la loi de la valeur, les ressources ne sont acheminées que vers les zones où les profits sont les plus élevés. Cependant, lorsque des travailleurs et des ingénieurs ont été transférés d’une région ayant un niveau de vie plus élevé comme Shanghai à une zone avec un niveau de vie inférieur comme Xian, cela impliquait des sacrifices personnels. À l’époque de la grande vague révolutionnaire, les gens ont apporté un soutien enthousiaste dans l’esprit de la construction d’une nouvelle Chine socialiste. Ceci illustre ce que nous avons déclaré plus tôt – que des éléments communistes existent pendant la transition socialiste. Cependant, lorsque la tempête s’est tassée, la résistance aux transferts a également augmenté. Ainsi, les différences dans les niveaux de développement ont présenté des défis pour le développement socialiste. D’autre part, le développement capitaliste ne fait qu’intensifier ces différences, comme l’ont montrées ces seize dernières années.

   Pendant la transition socialiste, il y avait d’autres contradictions dans le secteur public. Nous avons expliqué plus haut qu’il y avait la contradiction entre la direction et les dirigés et celle entre les experts techniques, tels que les ingénieurs, et les travailleurs manuels ordinaires.

   La Charte d’Anshan était un moyen concret de résoudre ces contradictions résultant de la division du travail au sein des entreprises d’Etat. Cependant, la division du travail au sein de ces entreprises reflétait la division qui existait dans la société en général. Plus tard, nous expliquerons comment la réforme de l’éducation pendant la Révolution Culturelle a cherché à résoudre ces contradictions.

   Dans une certaine mesure, pendant la transition socialiste, l’État a également pu influencer le développement du secteur collectif par des politiques de prix, d’investissement et de taxation. L’expérience de la Chine a montré que l’échange entre le secteur public et le secteur collectif n’avait pas à suivre strictement la loi de la valeur. En réalité, les politiques de prix, d’investissement et de taxation ont été délibérément utilisées pour favoriser le développement des forces productives dans l’agriculture, consolidant ainsi l’alliance entre ouvriers et paysans. Lorsque Mao a écrit « Sur les dix relations majeures » en avril 1956, il a placé « la relation entre l’industrie lourde d’une part et l’industrie légère et l’agriculture de l’autre » comme la première des dix. Au cours de cette discussion, Mao a souligné l’importance de l’agriculture et de l’industrie légère. Il a évoqué les graves problèmes de l’Union Soviétique et des pays de l’Europe de l’Est dus à leur déséquilibre sur l’industrie lourde. Dans ses écrits sur les « Dix relations majeures », Mao a clairement indiqué que pour augmenter le développement de l’industrie légère et de l’agriculture, les investissements dans l’agriculture et l’industrie légère en pourcentage de l’investissement total devraient être ajustés à la hausse.((Œuvres choisies de Mao Zedong, Pékin: Editions en Langues Etrangères, 1977, Vol. V, pages 268-269.)) (à partir de 1957) jusqu’en 1978, l’investissement a été ajusté de sorte que l’investissement agricole a augmenté en pourcentage de l’investissement total de l’État. L’État a également élargi la production d’intrants agricoles en allouant plus d’investissements dans les industries produisant des engrais, des pesticides et des machines agricoles. En outre, l’État a réduit sa dépendance budgétaire vis-à-vis de l’agriculture en réduisant les taxes agricoles en pourcentage des recettes publiques totales. Au cours de cette même période, l’État a également augmenté progressivement ses dépenses agricoles, tant en montant absolu que par rapport à ses dépenses totales. En outre, l’État a procédé à des ajustements pour améliorer les termes de l’échange des produits agricoles en réduisant les prix des produits industriels vendus aux communes populaires, tout en augmentant les prix des produits agricoles achetés auprès des communes populaires. Les prix des intrants agricoles, ainsi que les prix des biens de consommation payés par les paysans (en termes de blé) ; a diminué régulièrement au cours des deux décennies entre 1958 et 1978. Grâce à ces politiques, le secteur agricole a pu mécaniser sa production et se développer rapidement. (Voir les statistiques du tableau 1 et du tableau 2 en annexe.)

   Cependant, comme la production marchande existait encore et que la loi de la valeur était encore en vigueur, l’État ne pouvait pas exercer des influences illimitées. Dans l’échange entre les deux secteurs, l’État devait reconnaître l’existence de la loi de la valeur et faire usage de la loi de la valeur par le biais des politiques mentionnées au-dessus. Mais l’Etat ne pouvait pas ignorer la loi de la valeur. Mao a dit qu’au lieu de suivre aveuglément la loi de la valeur comme dans un système capitaliste, l’État pouvait utiliser la loi de la valeur à son avantage.((Mao Zedong Si Shang Wen Sui (Vive la pensée de Mao Zedong) publié au Japon en 1967, p. 117)) Mao a utilisé l’exemple de la production porcine pour illustrer son propos. Il a déclaré que la production de porc en Chine n’était pas régulée par l’augmentation et la baisse des prix du marché (ou l’offre et de la demande), mais qu’elle était plutôt décidée selon un plan économique. En d’autres termes, le plan économique, au lieu de la loi de la valeur, réglementait la production porcine. Cependant, pour que les habitants des villes puissent manger du porc, les paysans devaient élever un certain nombre de porcs chaque année. Quand l’État a fixé le prix payé aux paysans pour le cochon et le prix de la nourriture pour les animaux, il a dû ajuster le prix de l’un des deux pour que les paysans puissent élever des cochons. Si le prix des porcs était trop bas et/ou si le prix des aliments était trop élevé, les paysans refuseraient tout simplement d’élever les porcs.

   Pendant les premières années des communes populaires, après avoir payé des impôts à l’État, les membres de la commune consommaient une grande partie de la production et seuls les excédents étaient vendus à l’État. Avec les recettes provenant de leurs ventes, les équipes/brigades/communes ont acheté aux entreprises publiques les produits industriels dont elles avaient besoin pour la production et la consommation. Étant donné que peu de ce qu’ils produisaient était à vendre, la production marchande dans le secteur collectif était très limitée. Au fur et à mesure que les forces productives se sont développées, la production marchande dans le secteur collectif s’est accrue à la fois en termes absolus et par rapport à la production agricole totale. L’expansion de la production marchande dans le secteur collectif a présenté de nouveaux problèmes et de nouveaux défis. Comme notre analyse précédente l’a montré, les brigades et les communes qui étaient en mesure de construire des industries étaient très désireuses d’étendre leur production industrielle et de vendre leurs produits à des fins lucratives. Ces brigades et communes populaires produisaient en effet des marchandises qui fonctionnaient selon la loi de la valeur. Cela signifiait que les brigades et les communes voulaient accélérer l’accumulation de capital en augmentant leurs investissements dans les entreprises les plus rentables. Elles n’ont pas apprécié les restrictions imposées à leur investissement par l’État.

   De l’analyse ci-dessus, on peut voir qu’il y avait beaucoup de contradictions dans la société chinoise pendant la transition socialiste. Les contradictions existaient à l’intérieur des secteurs collectif et public, et elles existaient aussi entre les secteurs collectif et public. Cependant, selon Mao, il ne faut pas seulement regarder les aspects négatifs de ces contradictions, car les contradictions sont aussi les forces qui font avancer la société.((Ibid., p. 198.)) Nous pouvons pleinement comprendre ce que Mao voulait dire quand nous étudions le développement de la société chinoise. Des contradictions existaient à chaque étape du développement de la société, et lorsque les contradictions ont été résolues avec succès, le développement est passé à une nouvelle étape. Cependant, vers le milieu des années 1970, le développement rapide des forces productives dans les campagnes et l’expansion de la production marchande dans le secteur collectif ont créé de nouvelles contradictions. Ces contradictions n’étaient pas antagonistes par nature et auraient pu être résolues avec succès, s’il n’y avait pas eu une lutte politique féroce entre les forces de classe pro-socialistes et pro-capitalistes. Cependant, lorsque la santé de Mao s’est détériorée au milieu des années 1970, les forces de la classe pro-socialistes ont manqué de direction dans leur lutte contre les forces pro-capitalistes pour mettre en œuvre des politiques appropriées pour résoudre les contradictions mentionnées précédemment. Ces contradictions sont plus tard passées de non-antagonistes à antagonistes. Cette transformation a aidé Deng dans la mise en œuvre de ses projets capitalistes.

   Quand nous examinons les contradictions au sein des secteurs public et collectif et entre eux, nous pouvons voir que ces contradictions reflètent les différences dans les niveaux de développement au sein et entre les secteurs. Pendant la transition socialiste, plusieurs politiques importantes ont été conçues pour résoudre ces contradictions. Nous n’entrerons pas dans une discussion détaillée de toutes ces politiques, mais nous voulons en mentionner brièvement quelques-unes ici. Par exemple, les politiques de tarification, d’investissement et de taxation mentionnées plus haut étaient des politiques destinées à résoudre les contradictions entre le secteur public et le secteur collectif. Si la transition socialiste s’était poursuivie, ces politiques auraient contribué à faire avancer la mécanisation de l’agriculture. Dans ce cas, il aurait été possible de faire passer l’unité comptable de l’équipe à la brigade, puis au niveau de la commune populaire toute entière. Comme la brigade possédait de plus en plus de grosses machines agricoles à utiliser pour toutes les équipes, chaque équipe de la brigade aurait été plus encline à abandonner sa plus petite unité de comptabilité. Lorsque la productivité du travail collectif devenait suffisamment élevée (valeur plus élevée de chaque point de travail) grâce à la mécanisation, les projets capitalistes, tels que les « Trois libertés et un contrat », devenaient une alternative moins attrayante pour les ménages paysans.

   Cela ne veut pas dire que seuls ces éléments capitalistes ont eu des influences importantes en Chine pendant la transition socialiste. Au contraire, des éléments communistes, comme ce qui s’est passé à Dazhai et dans bien d’autres endroits, ont eu une influence considérable sur le développement de la Chine. Sous la direction de Chen Yongkuei, les habitants de Dazhai ont négligé leur propre intérêt à court terme et ont travaillé ensemble en tant que brigade pour surmonter l’adversité naturelle la plus sévère pour atteindre une production élevée avec seulement des outils très primitifs (au début). Dans les années 1970, au cours de la campagne « Apprendre de Dazhai », de nombreuses autres brigades et communes populaires, dans un esprit de coopération et de travail acharné, ont accompli des travaux sur le terrain à grande échelle et ont construit des infrastructures. Leur travail acharné a changé très concrètement le paysage de la Chine rurale et ouvert la voie à une mécanisation accrue. Comme nous l’avons déjà dit, pendant la transition socialiste, les éléments communistes (comme Dazhai, Daqing et des dizaines de milliers d’autres exemples) et les éléments capitalistes (la production de la marchandise et la loi de la valeur) existaient en même temps.

   La réforme de l’éducation pendant la Révolution Culturelle était un autre exemple de politiques conçues pour résoudre les contradictions de la société chinoise. Le système éducatif en Chine avait une longue tradition d’éducation d’un groupe réduit d’élites intellectuelles qui méprisait le travail physique. Après la révolution, bien que plus de jeunes issus de familles d’ouvriers et de paysans aient pu recevoir plus d’éducation et que beaucoup aient même eu la possibilité d’aller à l’université, la structure éducative de base était restée à peu près la même. Avant la Révolution culturelle, les universités continuaient à sélectionner les étudiants en fonction des résultats des examens d’entrée, et les diplômés des universités continuaient d’être un petit groupe d’élites (par rapport à la population totale) censés penser pour les ouvriers et les paysans. La division du travail au sein des usines reflétait ce vieux système d’éducation. Au cours de la Révolution culturelle, la réforme de l’enseignement supérieur a modifié les conditions d’admission à l’université afin que seuls les jeunes ayant travaillé dans les usines et/ou dans les fermes puissent être admis. En même temps, la collectivisation de l’agriculture élevait le niveau d’éducation dans les campagnes lorsque des collèges étaient établis par les communes et que les départements construisaient des lycées. En outre, les jeunes des villes ont été envoyés à la campagne pour travailler avec les paysans, afin qu’ils puissent vivre la dure vie de 80% de la population chinoise. La réforme de l’éducation a aidé à combler le fossé éducatif entre les jeunes chinois. Il y a tellement d’autres aspects de la réforme de l’éducation dont nous ne pouvons pas voir dans les détails à ce stade.

   Parmi les autres grandes politiques mises en œuvre pendant la transition socialiste de la Chine figurait la politique qui mettait l’accent sur l’autosuffisance et les objectifs de développement à long terme. Ces objectifs ne pouvaient être poursuivis qu’avec la mise en œuvre de projets socialistes. Contrairement à ces objectifs, les programmes de réforme de Deng reposaient sur des capitaux étrangers. En conséquence, le développement de la Chine a perdu son autonomie et est de plus en plus sous le contrôle du capital monopoliste international. Les programmes de réforme de Deng se sont concentrés uniquement sur la maximisation des profits à court terme et ont totalement ignoré les conséquences négatives du développement capitaliste et la domination des capitaux étrangers à long terme.

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