Introduction

Les Cahiers de Contre-Enseignement Prolétarien

#16 – Le chauvinisme linguistique

Introduction

   Un des éléments essentiels du chauvinisme intellectuel, si tenace et si insinuant que des intellectuels ralliés au prolétariat n’en ont pas lavé leur esprit, est la théorie de la supériorité de la langue française.

   Pour combattre ce chauvinisme, il est bon, je crois, de ne pas suivre la méthode qui consiste à étudier ses manifestations dans les manuels en usage, en se bornant à citer simplement les passages types. D’abord, parce que ce chauvinisme a chez les jeunes intellectuels plusieurs portes d’entrée : leurs manuels d’étude certainement, mais aussi leurs lectures (bibliothèques d’E.N.. de lycées, etc…), y compris une certaine presse, littéraire ou non, dont leur soif de connaissances est avide : N. R. F., Nouvelles littéraires, etc., ou Sciences et Voyages. Ensuite, parce qu’il ne suffit pas, en général, de citer pour ridiculiser, ces textes étant assez souvent présentés sur un ton habilement camouflé d’impartialité scientifique. Enfin, les esprits à qui ils s’adressent, déjà plus formés, ont besoin d’arguments pour débourrer un esprit bourré, non plus d’affirmations dogmatiques comme à l’école primaire, mais de soi-disant raisonnements.

   Les livres de français, de grammaire, de littérature, dès l’E.P.S., marquent cette tendance, et, en général, tous ceux qui traitent de l’histoire de la langue française, brièvement ou longuement. Voici, par exemple, le Cours de langue française, cours supérieur et cours complémentaire (préparation au B. E.), de C. Maquel, L. Flot. L. Roy, p. 47, texte intitulé « L’Anglomanie » :

   « On n’entend que des mots à déchirer le fer.

Le railway, le tunnel, le ballast, le tender.

Express, trucks, wagons ; une bouche française

Semble broyer du verre ou mâcher de la braise.

Certes, de nos voisins l’alliance m’enchante,

Mais leur langue, à vrai dire, est trop envahissante.

Faut-il, pour cimenter un merveilleux accord

Changer l’arène en turf et l’exercice en sport.

Demander à des clubs l’aimable causerie.

Flétrir du nom de grooms nos valets d’écurie,

Traiter nos cavaliers de gentlemen-riders ?…

Je maudis ces auteurs dont le vocabulaire

Nous encombre de mots dont nous n’avons que faire. »
(Viennet, Épitre à Boileau.)

   Quand le jeune travailleur intellectuel a lu ça, distraitement peut-être, il tombe sur un article de Science et Voyages, n°479 du 4 janvier 1934 : « Nous sommes en France… Parlons français, s’il vous plaît ! »

   Il apprend (je résume l’article) qu’une Commission de terminologie moderne existe, qui semble avoir pour mission de naturaliser les mots représentant une production née (horreur !) ailleurs qu’en France : cette commission, si elle peut sans ridicule prétendre qu’essence de craquage serait aussi bien qu’essence de cracking, que bouilleur de chaudière remplace à égalité boiler, tombe en plein chauvinisme linguistique lorsqu’elle rejette test, suffisamment traduit, dit-elle, par essai, épreuve, et prétend qu’une pipe-line est la même chose qu’une conduite ou une canalisation ; elle substitue moteur rapide à injection à Diesel (pourquoi, avec le même souci d’exactitude technique ne préconise-t-elle pas : boîte à ordures au lieu de poubelle, également le nom de l’inventeur comme Diesel ?)

   Ces raisonnements pourraient encore se soutenir si on acceptait de les appliquer aux autres langues. Mais où leur valeur chauvine éclate, c’est lorsqu’on veut faire grief aux autres de leurs propres « Commissions de terminologie » et s’indigner, par exemple, que l’Allemagne « se soit émue jusqu’à rejeter par exemple, téléphone, entaché de romantisme, et remplacé par la composition indigène Fernsprecher. En général, de semblables termes, qui facilitent les relations internationales, sont admis partout », etc… (Dauzat, Philosophie du langage, Flammarion, 1917). Tout s’explique : quand l’étranger admet des racines latines ou étrangères généralisées dans sa langue, il « facilite les relations internationales » ; lorsque la France remplace moteur Diesel par moteur rapide à injection, elle n’est guidée que par le pur amour de la science.

   Entré dans cette voie, il est impossible de s’arrêter. De nombreux journaux sportifs ont reproduit l’article suivant de l’inénarrable Animateur des temps nouveaux ; le malheur est que personne n’en a senti le ridicule, pas même Lu (n°52 (134) du 29 décembre 1933), auquel j’emprunte la coupure :

   UN CRI SPORTIF FRANCAIS : Co ! Co I Co ! Rrrico !

   « Dans les compétitions sportives, la foule encourage les joueurs et marque sa prédilection, par l’exclamation anglaise hip ! hip ! hip ! »

   « Ce cri, qui ne devrait exprimer que le salut d’une équipe à sa rivale… a dégénéré en cri d’enthousiasme. De plus, le h aspiré s’accommode mal avec nos gosiers [français] latins [V. haricots, homard, etc., N.D.L.R.]. Les Allemands ont leur « hoch » [sic, les Italiens, sous l’inspiration de leur poète national G. d’Annunzio, se sont affranchis du « hip ! hip ! hip ! » et ils ont adopté un cri spécifiquement italien « eia ! eia ! eia ! allala ! » pour encourager leurs équipiers.]

   UN CRI BIEN FRANÇAIS

   « M. E. Valade demande que, prenant modèle sur les Italiens, nous lancions le cri bien français de « co ! co I co ! rri- co ! », puisque les joueurs français portent dans les rencontres internationales un coq tricolore sur leurs maillots. Co ! co ! co ! rrico ! cri d’encouragement de la foule, sonne clair… Nous soumettons l’idée à nos confrères sportifs et aux grandes sociétés sportives. Qui, à défaut de co ! co ! co ! rrico ! trouvera un cri sportif bien français ? »

   Et il ne faut pas dire que l’influence d’un journal est passagère. Un article, c’est un argument dont on se souvient quand un lit par exemple :

   « L’allemand moderne… est une langue synthétique qui possède une aptitude spéciale à former les mots composés, [ce n’est que l’air de reconnaître une qualité : voir plaisanteries d’almanach sur la longueur des noms composés allemands], et une construction laborieuse où le verbe et les particules sont rejetés à la fin. De là, un certain manque de rapidité et de précision dans l’expression de la pensée (Larousse universel, en deux volumes, article « Allemagne », 111, p. 59). »

   À noter que l’Allemagne est le seul pays à qui le dictionnaire fasse l’honneur d’analyser sa langue du point de vue purement linguistique. Le ton est sérieux et l’article confirme pleinement M. Henon (Lectures historiques, livre de maître, t. 11, p. 23 : « Influence française en Europe ») :

   « Les gouvernements étrangers commencèrent d’eux-mêmes dans la rédaction de leurs notes et de leurs documents à employer le français. On appréciait aussi partout les rares avantages de cet idiome pour ce qui est de la précision et de la clarté, deux qualités particulièrement précieuses pour les actes diplomatiques… En même temps le français était considéré comme la langue la plus élégante et la plus aristocratique de toute l’Europe… Sa beauté exerce une telle séduction qu’un grammairien allemand écrit qu’on doit parler français spécialement avec les dames, et n’employer l’allemand que quand on est en colère et qu’on veut injurier » (cité de Nyrop : la France, Larousse). « La plus haute distinction nationale de l’Allemagne, Ordre pour le mérite, porte un nom français » (idem).

   La plupart des ouvrages ordinaires se hument à signaler comme une chose acquise, démontrée : Le traité a été rédigé en français dont la clarté est si précieuse (exemple grammatical, Roger, Leçons de français, E. P. S., n°339, p. 16).

   Ce mythe chauvin tenace de la supériorité du français est si bien établi que des esprits révolutionnaires, comme Ilya Ehrenbourg, (Monde, n°285, 18 février 1933) l’adoptent, malgré de justes réserves :

   « La langue française est adoptée comme langue diplomatique dans les relations internationales. De là cette notion qui incite à l’erreur : c’est une langue diplomatique… Pendant son temps de croissance, la langue française ne s’est pas enrichie, elle s’est appauvrie, on dirait qu’elle s’est desséchée… Elle est devenue non seulement une langue excellente pour les travaux d’érudition, mais une langue littéraire idéale.

Au risque de me faire dire par I. Ehrenbourg que je prouve moi-même les qualités de la langue française par la correction que je propose, je pense qu’il serait plus juste de dire : la langue littéraire d’une certaine littérature. »

   Quand on a tous ces petits bouts de phrases, qui ne mènent pas à grand-chose isolément, dans la tête, on est bien préparé : Vienne A. France, version 1916, habile à tirer la conclusion : « Soldats de la France… ce que vous défendez… c’est le parler maternel qui durant huit siècles, avec une ineffable douceur, coula sans tarir des lèvres de nos poètes, de nos orateurs, de nos historiens, de nos philosophes ». (« Sur la voie glorieuse », cité par Desgranges et Charrier : Littérature expliquée au B. E., p. 396. 1927) et voilà un volontaire de plus pour la croisade de la « Civilisation » contre la Barbarie ». Car tout ce chauvinisme linguistique tend à cela : donner aux jeunes — ou vieux — intellectuels avec qui ne prend plus le bourrage de crâne primaire élémentaire, un bourrage de crâne de qualité supérieure, donner une raison de ne pas se mutiner trop vite à ceux chez qui Lavisse Cours moyen, ne prend plus.