Interview d’Arundathi Roy

Interview d’Arundathi Roy

New Internationalist Magazine

1 septembre 2011

   Arundhati Roy est probablement l’intellectuelle en vue la plus ‘active’ de notre temps. Dans son interview au New Internationalist, elle présente son point de vue sur la démocratie favorable au marché, sur l’action citoyenne et sur la richesse qui est alimentée par les vies des gens.

   NI : Vos écrits se débattent avec l’impitoyable violence de l’état qui est souvent mise en oeuvre sur ordre des intérêts des entreprises. Une bonne partie des médias en Inde répugne à faire la couverture des conditions de quasi-guerre civile dans de nombreuses régions du pays. L’establishment a tendance à cataloguer tous ceux qui tentent de présenter les points de vue de l’autre camp comme ayant une intention séditieuse. Où est l’espace démocratique?

   AR : Vous avez en partie répondu à votre propre question – les journaux et les chaînes de télévision ne tirent pas leur argent des abonnements ou de l’indice d’écoute; en fait, ce sont plutôt les publicités des entreprises qui subventionnent l’audience télévisée et le lectorat des journaux et des magazines, par conséquent, en réalité, les mass médias sont gérés par l’argent des entreprises. Certaines entreprises médiatiques sont directement possédées par des sociétés, d’autres indirectement par des actionnariats majoritaires. Certaines entreprises médiatiques dans, disons, le centre de l’Inde, ont des intérêts directs dans les projets miniers et d’équipement, donc elles sont directement intéressées par la campagne pour déplacer les gens dans l’énorme accaparement de terres en cours et dans laquelle la terre et les ressources sont prises de force aux pauvres et données aux riches – un processus connu sous le nom de ‘développement’. Il serait stupide d’espérer des reportages: non que les journalistes soient de mauvaises gens, mais à cause de la structure économique des organismes pour lesquels ils travaillent. En fait, ce qui est étonnant, c’est qu’en dépit de tout ceci, il y ait de temps en temps de très bons reportages. Mais en général, nous avons soit le silence, soit une représentation totalement déformée, dans laquelle ceux qui s’opposent à leur appauvrissement sont catalogués comme ‘terroristes’ – et cela ne concerne pas juste les insurgés maoïstes qui ont pris les armes, mais d’autres qui sont impliqués dans des luttes sans armes, mais militantes, contre le gouvernement. Le climat qui a été créé criminalise les différences d’opinions en tous genres.

   Il y a des centaines, peut-être même des milliers de personnes les plus pauvres dans les prison du pays, accusés de sédition et de faire la guerre contre l’état. Beaucoup d’autres sont simplement accusés en vertu du code pénal ordinaire. Il y a aussi d’autres ‘séditionistes’ bien sûr – ceux qui ont lutté pour l’autodétermination après avoir été incorporé dans l’Union indienne sans leur consentement, quand les Britanniques sont partis en 1947. Je fais référence au Cachemire, au Manipur, au Nagaland,… dans ces endroits, des dizaines de milliers de personnes ont été tuées, des centaines de milliers torturées dans les cauchemardesques centres d’interrogatoires et camps militaires dans tout le pays. Et maintenant, l’armée indienne migre vers le centre du pays – pour combattre le peuple adivasi dont les entreprises convoitent les terres. Ils disent que le Pakistan est une dictature militaire, mais je ne pense pas que l’armée pakistanaise ait été activement déployée contre son ‘propre’ peuple comme l’a été l’armée indienne: le Cachemire, le Manipur, le Nagaland, Hyderabad, Goa, le Telengana, le Punjab et maintenant le Chhattisgarh, le Jharkhand, l’Orissa,…

   NI : La campagne anti-corruption a été au centre des informations rapportées par les médias en Inde. Pendant ce temps, le mutisme relatif sur les conditions de guerre civile se poursuit. Comment explique-t-on ce fossé dans ce qui fait les informations?

   AR : Je suis partagée au sujet de la campagne anti-corruption. Elle a pris de la vitesse après qu’une série d’énormes escroqueries ait défrayé la chronique. La plus scandaleuse d’entres elles fut ce qui a fini par être connu comme le ‘scandale 2G’ dans lequel le gouvernement a vendu les spectres de télécommunication pour les téléphones portables (un bien public) à des sociétés à un prix ridiculement bas. Puis, les sociétés les ont venu à d’autres sociétés en faisant d’énormes profits, dépouillant les fonds publics de billions de roupies. Les fuites des écoutes téléphoniques ont révélé comment tout le monde, depuis la magistrature jusqu’aux politiciens, aux journalistes très en vue et aux tueurs à gage discrets, était au courant de la magouille. Les transcriptions ressemblaient à un scanner IRM confirmant le diagnostic posé il y a des années par beaucoup d’entre nous.

   Le scandale 2G a rendu furieuses les classes moyennes indiennes qui l’ont perçu comme une trahison, comme un problème moral et non pas comme un problème du système ou de la structure. Pour une raison ou pour une autre, le fait que le gouvernement ait signé des centaines de protocoles d’accord secrets (MOU – Memorandum of Understanding) privatisant l’eau, les minéraux et l’infrastructure, et cédant par écrit les forêts, les montagnes et les rivières à des entreprises privées ne semble pas susciter la même indignation. Contrairement au scandale 2G, ces MOU secrets n’ont pas juste un coût financier, mais des coûts humains et environnementaux qui sont désastreux. Ils déplacent des millions de personnes et détraquent des écosystèmes entiers. Les entreprises minières payent simplement une minuscule redevance au gouvernement et amassent d’énormes bénéfices. Et pourtant, les personnes qui livrent ces batailles sont traitées de terroristes et de sympathisants terroristes. Même s’il n’y avait pas de corruption et que tout était régulier dans ces marchés, ce serait une arnaque à une échelle inimaginable.

   Dans l’ensemble, quand un mouvement politique est mobilisé en utilisant le langage de ‘l’anticorruption’, il a un attrait ‘fourre-tout’ apolitique qui pourrait conduire à un système extrêmement inéquitable, renforcé par une espèce de police morale ayant des instincts autoritaires. Donc, on a la ‘Team Anna’: une sorte d’oligarchie de ‘citoyens concernés’ – certains d’entre eux étant des personnes très bien – dirigée par le vieux gandhien Anna Hazare, qui parle d’amputer les membres des voleurs et de pendre les gens et qui a fait l’éloge du chef du gouvernement du Gujarat Narendra Modi, qui a présidé le massacre public de milliers de Musulmans au grand jour. D’autre part, fuir le mouvement anti-corruption et fixer nos yeux sur un objectif politique à long terme laisse s’en tirer les pillards d’entreprise et leurs hommes de main dans les médias, au parlement et dans la magistrature. Par conséquent, c’est un peu un dilemme.

   NI : La récente législation du gouvernement indien permet que du contenu web soit fermé définitivement pour diverses raisons. La censure cinématographique est toujours largement utilisée. Pourquoi l’état prend-il un rôle paternaliste pareil envers ce que ses citoyens doivent dire?

   AR : Je pense que la censure manifeste est appelée à devenir un gros problème dans un proche avenir. La censure d’internet, la surveillance, le projet de la UID (Unique Identity Card) électronique… sont de mauvaise augure. Imaginez qu’un gouvernement qui ne peut pas procurer de nourriture ni d’eau à sa population, qu’un gouvernement dont les politiques ont créé une population de 800 millions de personnes vivant avec moins de vingt roupies [environ 45 centimes de dollar] par jour, qu’un pays qui a le plus grand nombre d’enfants qui souffrent de malnutrition au monde, ait comme priorité majeure le désir de distribuer des cartes UID à tous ses citoyens.

   La UID est une escroquerie d’entreprise qui fait passer des billions de dollars dans le secteur de l’informatique. Pour moi, c’est une des transgressions les plus importantes qui soit. Ce n’est rien qu’un outil administratif entre les mains d’un état policier. Mais revenons-en à la censure: depuis que le gouvernement des Etats-Unis a pissé sur sa Vache Sacrée (la Liberté de Parole – ou le peu qu’il en restait) avec sa réaction virulente à Wikileaks, maintenant, tout le monde va suivre le mouvement. (Tout comme chaque pays avait sa propre version de la ‘guerre contre le terrorisme’ pour régler ses comptes). Ceci étant dit, l’Inde n’est certainement pas le pire endroit au monde en ce qui concerne la Liberté de Parole: l’anarchie des différents types de médias, le fait que ce soit un pays tellement ingérable et qu’il y ait un esprit militant de la démocratie parmi la population, bien que les institutions démocratiques aient été érodées… il sera difficile de nous faire tous taire. Impossible, je dirais.

   NI : Vous avez fait remarquer qu’il est difficile de se raccrocher à des positions non-violentes lorsqu’il n’y a aucun spectateur pour les remarquer, et que la force adverse ne sourcille pas au problème moral et répond par le meurtre. Pourquoi pensez-vous qu’attirer l’attention sur cela ait déclenché un tumulte pareil?

   AR : J’ai assez longuement écrit à ce sujet. Je ne dis pas que la satyagraha non-violente est un outil de résistance obsolète, pas du tout. Elle peut être extrêmement efficace; mais doit être exécutée sous les feux de l’actualité, devant les caméras de télévision, et pour des demandes – comme ‘l’anticorruption’ – qui en appellent aux sympathies de la classe moyenne. Cependant, je crois que prôner la ‘non-violence à tout prix’ à distance de sécurité par rapport au peuple adivasi qui vit dans les lointains villages forestiers et a vu arriver des centaines d’hommes des forces de sécurité arriver, encercler leurs villages, mettre le feu à leurs maisons, tuer et violer les habitants, peut aussi être assez immoral. Si la classe moyenne devait se jeter dans la bataille, alors bien entendu, la satyagraha non-violente serait une option. Mais bien sûr, elle ne le fera pas. Elle ne le peut pas. Ce serait un oxymore politique.

   Vous me demandez pourquoi le fait d’indiquer ceci a provoqué un tumulte? En raison de la peur, je pense. La crainte que ces millions de personnes, qui ont été si cruellement dépossédées de tout ce qu’elles avaient afin d’enflammer la ‘croissance’ de l’Inde, ne libèrent soudain leur imagination et se rendent compte qu’après tout, elles ne sont pas si incapables de se défendre. Et les Belles Personnes savent qu’une fois que cela se produira, aucun pouvoir au monde ne sera à même de les protéger. Bien sûr, les masses ne renverseront peut-être pas les classes dirigeantes dans une révolution parfaite et synchronisée. Au contraire, il y a aura une insurrection désordonnée, au cours de laquelle toutes sortes de brutalités se produiront. Il se peut que les pauvres ne gagnent pas, mais les riches perdront certainement. Le festin cessera. Ce qui explique le tumulte.

   NI : Parlons-nous des récits que nous aimons inventer pour ensuite y croire, quelle que soit la réalité de la situation? Quel est votre point de vue sur les récits, en particulier ceux des médias occidentaux, autour des révoltes arabes?

   AR : Et bien, lorsque les médias dominants commencent à informer avec enthousiasme au sujet d’une série de révoltes – quand ils ont présenté les révoltes arabes comme le ‘printemps arabe’ – et lorsqu’on sait de quelle façon sont chargés les reportages autour de l’occupation israélienne en Palestine, alors si on a un peu de présence d’esprit, il faut se méfier et un peu hésiter à gober tous les reportages. Si on suit ce qui s’est passé ces trois derniers étés au Cachemire, par exemple, où des dizaines de milliers de personnes non armées ont défié les forces indiennes du regard avec autant de courage que la population d’Egypte, de Tunisie, de Syrie et du Yemen, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi les médias occidentaux allument les lumières pour assurer la couverture de certaines révoltes et en censure d’autres. Je trouve un peu troublant la façon enthousiaste avec laquelle les 19 jours de ‘révolution’ sur la place Tahrir ont été rapportés, combien Thomas Friedman [chroniqueur du New York Times pour les affaires étrangères] était excité à leurs sujet – pourtant il y a quelques mois seulement, les reportages semblaient suggérer qu’Hosni Mubarak était malade et mourant… Ensuite, on a eu des gros titres tels que ‘Egypte libre, l’armée prend le commandement’ et on sait que l’armée est intimement enlacée avec les Etats-Unis. Cela m’inquiète que la fureur et la vigueur de personnes qui ont été réprimées pendant des années par des dictateurs fantoches soient détournées, soigneusement désamorcées, alors que l’Occident manoeuvre pour maintenir le statu quo d’un manière ou d’une autre et remplacer les anciens despotes par une forme de despotisme plus rationalisé et moins évident. Aux dernières nouvelles, les gens recommençaient à se rassembler sur la place Tahrir…

   NI : Les vagues de pouvoir populaire, comme en Tunisie et en Egypte, et plus tôt aux Philippines, sont susceptibles d’imposer des moments décisifs et un revirement subit. Mais à contrecoup, on voit souvent un retour aux anciens systèmes et aux vieilles corruptions. Pourquoi l’organisation sociale humaine est-elle si hostile au changement auquel nous aspirons?

   AR : Pendant que les habitants de ces pays vivaient sous des régimes répressifs et aspiraient à la démocratie, peut-être ne savaient-ils pas que la vraie démocratie avait été emmenée dans l’atelier et remplacée par une version favorable au marché, qui est une forme de despotisme autrement élaborée, pas simple à décoder pour les novices. Les gens pourraient mettre un peu de temps à se rendre compte qu’on leur a vendu le mauvais modèle. Mais en attendant, ils ont livré d’héroïques batailles de rue, défié des tanks du regard, célébré la victoire. Ils ont été applaudis jusqu’au bout, pendant qu’ils se défoulaient. Pour eux, refaire monter cette énergie ne sera pas facile. Cela prendra des années. La société humaine n’est pas hostile au changement, elle le veut, mais parfois elle n’est pas assez maline pour obtenir ce qu’elle veut.

   NI : Un autre monde est possible. De quelles manières pouvons-nous le rendre vraisemblable?

   AR : En déchiffrant les méthodes complexes par lesquelles nous sommes encerclés et amenés à être ‘bien’ en nous faisant duper. En comprenant que nous sommes tout seuls. Les secours n’arriveront pas. Nous devons économiser l’énergie, savoir comment, où et quand en faire usage. Il faut livrer nos propres batailles. Demandez aux Tamouls sri-lankais quel effet cela fait quand la ‘communauté internationale’ s’en va sournoisement dans les moments cruciaux, pendant que le peuple se fait massacrer, et puis revient pour glousser et compatir de manière hypocrite.

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